Deux Ans de vacances/Chapitre 27

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Hetzel (p. 422-437).

XXVII

Le détroit de Magellan. – Les terres et les îles qui le bordent. – Les stations qui y sont établies. – Projets d’avenir. – La force ou la ruse ? – Rock et Forbes. – Les faux naufragés. – Accueil hospitalier. – Entre onze heures et minuit. – Un coup de feu d’Evans. – Intervention de Kate.


Un canal, long de trois cent quatre-vingts milles environ, dont la courbure se dessine de l’ouest à l’est, depuis le cap des Vierges sur l’Atlantique jusqu’au cap de Los Pilares sur le Pacifique, — encadré de côtes très accidentées, — dominé par des montagnes de trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer, — creusé de baies au fond desquelles se multiplient les ports de refuge, — riches en aiguades où les navires peuvent sans peine renouveler leur provision d’eau, — bordé de forêts épaisses où le gibier abonde, — retentissant du fracas des chutes qui se précipitent par milliers dans ses innombrables criques, — offrant aux navires venus de l’est ou de l’ouest un passage plus court que celui de Lemaire entre la Terre des États et la Terre de Feu, et moins battu des tempêtes que celui du cap Horn, — tel est ce détroit de Magellan que l’illustre navigateur portugais découvrit en l’année 1520.

Les Espagnols, qui furent seuls à visiter les terres magellaniques pendant un demi-siècle, fondèrent sur la presqu’île de Brunswick l’établissement de Port-Famine. Aux Espagnols succédèrent les Anglais avec Drake, Cavendish, Chidley, Hawkins ; puis les Hollandais avec de Weert, de Cord, de Noort, avec Lemaire et Schouten qui découvrirent en 1610 le détroit de ce nom. Enfin, de 1696 à 1712, les Français y apparaissent avec Degennes, Beauchesne-Gouin, Frezier, et, depuis cette époque, ces parages s’ouvrirent aux navigateurs les plus célèbres de la fin du siècle, Anson, Cook, Byron, Bougainville et autres.

Dès lors, le détroit de Magellan devint une voie fréquentée pour le passage d’un Océan à l’autre — surtout depuis que la navigation à vapeur, qui ne connaît ni les vents défavorables ni les courants contraires, eût permis de le traverser dans des conditions de navigation exceptionnelles.

Tel est donc le détroit que, — le lendemain 28 novembre, — Evans montrait sur la carte de l’Atlas de Stieler à Briant, à Gordon et à leurs camarades.

Si la Patagonie, — cette dernière province du Sud-Amérique, — la terre du Roi Guillaume et la presqu’île de Brunswick forment la limite septentrionale du détroit, il est bordé au sud par cet archipel magellanique qui comprend de vastes îles, la Terre de Feu, la Terre de Désolation, les îles Clarence, Hoste, Gordon, Navarin, Wollaston, Stewart, et nombre d’autres moins importantes, jusqu’au dernier groupe des Hermites, dont la plus avancée entre les deux océans n’est que le dernier sommet de la haute Cordillère des Andes, et s’appelle le cap Horn.

À l’est, le détroit de Magellan s’évase par un ou deux goulets, entre le cap des Vierges de la Patagonie et le cap Espiritu-Santo de la Terre de Feu. Mais il n’en est pas ainsi à l’ouest, — ainsi que le fit observer Evans. De ce côté, îlots, îles, archipels, détroits, canaux, bras de mer, s’y mélangent à l’infini. C’est par une passe, située entre le promontoire de Los Pilares et la pointe méridionale de la grande île de la Reine-Adélaïde, que le détroit débouche sur le Pacifique. Au-dessus se développe toute une série d’îles, capricieusement groupées, depuis le détroit de lord Nelson jusqu’au groupe des Chonos et des Chiloë, confinant à la côte chilienne.

« Et maintenant, ajouta Evans, voyez-vous, au-delà du détroit de Magellan, une île que de simples canaux séparent de l’île Cambridge au sud et des îles Madre de Dios et Chatam au nord ? Eh bien, cette île, sur le cinquante et unième degré de latitude, c’est l’île Hanovre, celle à laquelle vous avez donné le nom de Chairman, celle que vous habitez depuis plus de vingt mois ! »

Briant, Gordon, Doniphan, penchés sur l’atlas, regardaient curieusement cette île qu’ils avaient crue éloignée de toutes terres, et qui était si voisine de la côte américaine.

« Quoi, dit Gordon, nous n’étions séparés du Chili que par des bras de mer ?…

— Oui, mes garçons, répondit Evans. Mais, entre l’île Hanovre et le continent américain, il n’y a que des îles aussi désertes que celle-ci. Et, une fois arrivés sur ledit continent, il aurait fallu franchir des centaines de milles, avant d’atteindre les établissements du Chili ou de la République Argentine ! Et que de fatigues, sans compter les dangers, car les Indiens Puelches, qui errent à travers les pampas, sont peu hospitaliers ! Je pense donc que mieux a valu pour vous de n’avoir pu abandonner votre île, puisque l’existence matérielle y était assurée, et puisque, Dieu aidant, j’espère que nous pourrons la quitter ensemble ! »

Ainsi, ces divers canaux qui entourent l’île Hanovre ne mesuraient, en de certains endroits, que quinze à vingt milles de largeur, et Moko, par beau temps, eût pu les traverser sans peine, rien qu’avec sa yole. Si Briant, Gordon, Doniphan, lors de leurs excursions au nord et à l’est, n’avaient pu apercevoir ces terres, c’est qu’elles sont absolument basses. Quant à la tache blanchâtre, c’était un des glaciers de l’intérieur, et la montagne en éruption, un des volcans des régions magellaniques.

D’ailleurs, – autre observation que fit Briant en examinant attentivement la carte, – le hasard de leurs excursions les avait précisément conduits sur les points du littoral qui s’éloignaient le plus des îles voisines. Il est vrai, lorsque Doniphan atteignit les Severn-shores, peut-être aurait-il pu apercevoir la côte


Briant, Gordon, Doniphan, penchés sur l’atlas. (Page 424.)
méridionale de l’île Chatam, si ce jour-là, l’horizon, embrumé par les vapeurs de la bourrasque, n’eût été visible que dans un assez court rayon ? Quant à Deception-bay, qui creuse profondément l’île Hanovre, aussi bien de l’embouchure de l’East-river que des hauteurs de Bear-rock, on ne peut rien voir de l’îlot, situé dans l’est, ni de l’île de l’Espérance, qui se recule à une vingtaine de milles. Pour apercevoir les terres avoisinantes, il aurait fallu se transporter soit au North-Cape, d’où l’extrémité de l’île Chatam et de l’île Madre de Dios sont visibles au-delà du détroit de la Conception, — soit au South-Cape, duquel on peut entrevoir les pointes des îles Reine, Reine-Adélaïde ou Cambridge, — soit enfin au littoral extrême des Downs-lands, que dominent les sommets de l’île Owen ou les glaciers des terres du sud-est.

Or, les jeunes colons n’avaient jamais poussé leurs reconnaissances jusqu’à ces points éloignés. Quant à la carte de François Baudoin, Evans ne put s’expliquer pourquoi ces îles et ces terres n’y étaient point indiquées. Puisque le naufragé français avait pu déterminer assez exactement la configuration de l’île Hanovre, c’est qu’il en avait fait le tour. Fallait-il donc admettre que les brumes eussent restreint la portée de sa vue à moins de quelques milles ? C’était admissible, après tout.

Et maintenant, au cas où l’on parviendrait à s’emparer de la chaloupe du Severn et à la réparer, de quel côté Evans la dirigerait-il ?

Ce fut la demande que lui adressa Gordon.

« Mes garçons, répondit Evans, je ne chercherai à remonter ni au nord ni à l’est. Plus nous ferons de chemin par mer, mieux cela vaudra. Évidemment, avec une brise bien établie, la chaloupe pourrait nous conduire vers quelque port chilien, où l’on nous ferait bon accueil. Mais la mer est extrêmement dure sur ces côtes, tandis que les canaux de l’archipel nous offriront toujours une traversée assez facile.

— En effet, répondit Briant. Seulement, trouverons-nous des établissements sur ces parages, et, dans ces établissements, les moyens de nous rapatrier ?

— Je n’en doute pas, répondit Evans. Tenez ! Voyez la carte. Après avoir franchi les passes de l’archipel de la Reine-Adélaïde, où arrivons-nous par le canal de Smyth ? Dans le détroit de Magellan, n’est-ce pas ? Eh bien, presque à l’entrée du détroit, est situé le havre Tamar qui appartient à la Terre de Désolation, et là, nous serons déjà sur le chemin du retour.

— Et si nous n’y rencontrons aucun navire, demanda Briant, attendrons-nous donc qu’il en passe ?

— Non, monsieur Briant. Suivez-moi plus loin à travers le détroit de Magellan. Apercevez-vous cette grande presqu’île de Brunswick ?… C’est là, au fond de la baie Fortescue, au Port-Galant, que les bâtiments viennent souvent en relâche. Faudra-t-il aller au-delà, et doubler le cap Froward au sud de la presqu’île ? Voici la baie Saint-Nicolas ou baie de Bougainville, où s’arrêtent la plupart des navires qui franchissent le détroit. Enfin, au-delà encore, voici Port-Famine, et plus au nord, Punta-Arena. »

Le master avait raison. Une fois engagée dans le détroit, la chaloupe aurait de nombreux points de relâche. Dans ces conditions, le rapatriement était donc assuré, sans parler de la rencontre des navires qui se dirigent vers l’Australie ou la Nouvelle-Zélande. Si Port-Tamar, Port-Galant, Port-Famine, n’offrent que peu de ressources, Punta-Arena, au contraire, est pourvue de tout ce qui est nécessaire à l’existence. Ce grand établissement, fondé par le gouvernement chilien, forme une véritable bourgade, bâtie sur le littoral, avec une jolie église, dont la flèche se dresse entre les superbes arbres de la presqu’île de Brunswick. Il est en pleine prospérité, tandis que la station de Port-Famine, qui date de la fin du XVIe siècle, n’est plus aujourd’hui qu’un village en ruines.

Du reste, à l’époque actuelle, il existe, plus au sud, d’autres colonies que visitent les expéditions scientifiques, – telles la station de Liwya sur l’île Navarin, et principalement celle d’Ooshooia dans le canal du Beagle, au-dessous de la Terre de Feu. Cette dernière, grâce au dévouement des missionnaires anglais, aide beaucoup à la reconnaissance de ces régions, où les Français ont laissé de nombreuses traces de leur passage, dont témoignent les noms de Dumas, Cloué, Pasteur, Chanzy, Grévy, donnés à certaines îles de l’archipel magellanique.

Le salut des jeunes colons serait donc certain, s’ils parvenaient à gagner le détroit. Pour l’atteindre, il est vrai, il était nécessaire de radouber la chaloupe du Severn, et, pour la radouber, de s’en emparer, — ce qui ne serait possible qu’après avoir réduit à l’impuissance Walston et ses complices.

Si, encore, cette embarcation fût restée à l’endroit où Doniphan l’avait rencontrée sur la côte de Severn-shores, peut-être eût-on pu essayer d’en prendre possession. Walston, pour le moment installé à quinze milles de là, au fond de Deception-bay, n’aurait sans doute rien su de cette tentative. Ce qu’il avait fait, Evans l’eût pu faire aussi, c’est-à-dire conduire la chaloupe, non point à l’embouchure de l’East-river, mais à l’embouchure du rio Zealand, et, même, en remontant le rio, jusqu’à la hauteur de French-den. Là, les réparations auraient été entreprises dans des conditions meilleures, sous la direction du master. Puis, l’embarcation gréée, chargée de munitions, de provisions et des quelques objets qu’il eût été dommage d’abandonner, se serait éloignée de l’île, avant que les malfaiteurs eussent été en mesure de l’attaquer.

Par malheur, ce plan n’était plus exécutable. La question de départ ne pouvait être tranchée que par la force, soit en prenant l’offensive, soit en se tenant sur la défensive. Rien à faire, tant qu’on n’aurait pas eu raison de l’équipage du Severn !

Evans, d’ailleurs, inspirait une confiance absolue aux jeunes colons. Kate leur en avait tant parlé et en termes si chaleureux ! Depuis que le master avait pu tailler sa chevelure et sa barbe, c’était tout à fait rassurant que de voir sa figure hardie et franche. S’il était énergique et brave, on le sentait bon aussi, d’un caractère résolu, capable de tous les dévouements.

En vérité, comme l’avait dit Kate, c’était bien un envoyé du ciel, qui venait d’apparaître à French-den, un « homme », enfin, au milieu de ces enfants !

Et, d’abord, le master voulut connaître les ressources, dont il pourrait user au point de vue de la résistance.

Store-room et le hall lui parurent convenablement disposés pour la défensive. Par leurs faces, l’un commandait la berge et le cours du rio, et l’autre, Sport-terrace jusqu’à la rive du lac. Les embrasures permettraient de tirer dans ces directions, tout en restant à couvert. Avec leurs huit fusils, les assiégés pourraient tenir les assaillants à distance, et, avec les deux petits canons, les mitrailler, s’ils s’aventuraient jusqu’à French-den. Quant aux revolvers, aux haches, aux coutelas de bord, tous sauraient s’en servir, si l’on en venait à un combat corps à corps.

Evans approuva Briant d’avoir entassé, à l’intérieur, ce qu’il fallait de pierres pour empêcher que les deux portes pussent être enfoncées. Au-dedans, si les défenseurs étaient relativement forts, au-dehors, ils seraient faibles. Il ne faut pas l’oublier, ils n’étaient que six garçons de treize à quinze ans contre sept hommes vigoureux, habitués au maniement des armes, et d’une audace qui ne reculait pas devant le meurtre.

« Vous les considérez comme de redoutables malfaiteurs, master Evans ? demanda Gordon.

— Oui, monsieur Gordon, très redoutables !

— Sauf l’un d’eux, qui n’est pas tout à fait perdu peut-être ! dit Kate, ce Forbes qui m’a sauvé la vie…

— Forbes ? répondit Evans. Eh ! mille diables ! Qu’il ait été entraîné par les mauvais conseils ou par peur de ses compagnons, il n’en a pas moins trempé dans le massacre du Severn ! D’ailleurs, est-ce que ce gredin ne s’est pas mis à ma poursuite avec Rock ? Est-ce qu’il n’a pas tiré sur moi comme sur une bête fauve ? Est-ce qu’il ne s’est pas félicité, quand il m’a cru noyé dans le rio ? Non, bonne Kate, je crains bien qu’il ne vaille pas mieux que les autres ! S’il vous a épargnée, c’est qu’il savait bien que ces gueux avaient encore besoin de vos services, et il ne restera pas en arrière, lorsqu’il s’agira de marcher contre French-den ! »

Cependant quelques jours se passèrent. Rien de suspect n’avait été signalé par ceux des jeunes colons qui observaient les environs du haut d’Auckland-hill. Cela ne laissait pas de surprendre Evans.

Connaissant les projets de Walston, sachant l’intérêt qu’il avait à se hâter, il se demandait pourquoi, du 27 au 30 novembre, aucune démonstration n’avait été encore faite.

Alors l’idée lui vint que Walston chercherait sans doute à employer la ruse au lieu de la force, afin de pénétrer dans French-den. Et voici ce dont il informa Briant, Gordon, Doniphan et Baxter, avec lesquels il conférait le plus souvent.

« Tant que nous serons renfermés dans French-den, dit-il, Walston sera bien empêché de forcer l’une ou l’autre porte, s’il n’a personne pour les lui ouvrir ! Il peut donc vouloir essayer d’y pénétrer par ruse…

— Et comment ?… demanda Gordon.

— Peut-être de la façon qui m’est venue à l’idée, répondit Evans. Vous le savez, mes garçons, il n’y avait que Kate et moi qui fussions à même de dénoncer Walston comme le chef d’une bande de gredins, dont la petite colonie aurait à redouter l’attaque. Or, Walston ne met pas en doute que Kate ait péri pendant le naufrage. Quant à moi, je me suis bel et bien noyé dans le rio, après avoir reçu les coups de feu de Rock et de Forbes, — et vous n’ignorez pas que je les ai entendus s’applaudir de cet heureux dénouement. Walston doit donc croire que vous n’êtes prévenus de rien, — pas même de la présence des matelots du Severn sur votre île, et que, si l’un d’eux se présentait à French-den, vous lui feriez l’accueil que l’on fait à tout naufragé. Or, une fois ce coquin dans la place, il ne lui serait que trop aisé d’y introduire ses compagnons — ce qui rendrait toute résistance impossible !

— Eh bien, répondit Briant, si Walston ou tout autre de la bande vient nous demander l’hospitalité, nous le recevrons à coup de fusil…

— À moins qu’il ne soit plus adroit de le recevoir à coup de chapeau ! fit observer Gordon.

— Eh ! peut-être bien, monsieur Gordon ! répliqua le master. Cela vaudrait mieux ! Ruse contre ruse. Aussi, le cas échéant, verrons-nous ce qu’il faudra faire ! »

Oui ! il conviendrait d’agir avec la plus grande circonspection. En effet, si les choses tournaient bien, si Evans rentrait en possession de la chaloupe du Severn, il était permis de croire que l’heure de la délivrance ne serait pas éloignée. Mais que de périls encore ! et tout ce petit monde serait-il au complet, lorsqu’on ferait route pour la Nouvelle-Zélande ?

Le lendemain, la matinée s’écoula sans incidents. Le master, accompagné de Doniphan et de Baxter, remonta même pendant un demi-mille dans la direction de Traps-woods, en se dissimulant derrière les arbres groupés à la base d’Auckland-hill. Il ne vit rien d’anormal, et Phann, qui le suivait, n’eut point l’occasion de le mettre en défiance.

Mais, dans la soirée, un peu avant le coucher du soleil, il y eut une alerte. Webb et Cross, de faction sur la falaise, venaient d’en redescendre précipitamment, en signalant l’approche de deux hommes, qui s’avançaient par la berge méridionale du lac, de l’autre côté du rio Zealand.

Kate et Evans, tenant à ne point être reconnus, rentrèrent aussitôt dans Store-room. Puis, regardant à travers une des meurtrières, ils observèrent les hommes signalés. C’étaient deux des compagnons de Walston, Rock et Forbes.

« Évidemment, dit le master, c’est par ruse qu’ils veulent agir, et, ils vont se présenter ici comme des matelots qui viennent d’échapper au naufrage !

— Que faire ?… demanda Briant.

— Les bien accueillir, répondit Evans.

Moko vit Rock et Forbes ramper. (Page 436.)


— Bon accueil à ces misérables ! s’écria Briant. Jamais je ne pourrai…

— Je m’en charge, répondit Gordon.

— Bien, monsieur Gordon ! répliqua le master. Et surtout qu’ils n’aient aucun soupçon de notre présence ! Kate et moi, nous nous montrerons quand il en sera temps ! »

Evans et sa compagne vinrent se blottir au fond de l’un des réduits du couloir, dont la porte fut refermée sur eux. Quelques instants après, Gordon, Briant, Doniphan et Baxter accouraient sur le bord du rio Zealand. En les apercevant, les deux hommes feignirent une extrême surprise, à laquelle Gordon répondit par une surprise non moins grande.

Rock et Forbes semblaient accablés de fatigue, et, dès qu’ils eurent atteint le cours d’eau, voici les paroles qui s’échangèrent d’une rive à l’autre :

« Qui êtes-vous ?

— Des naufragés qui viennent de se perdre au sud de l’île, avec la chaloupe du trois-mâts Severn !

— Vous êtes Anglais ?…

— Non, Américains.

— Et vos compagnons ?…

— Ils ont péri ! Seuls, nous avons échappé au naufrage, et nous sommes à bout de forces !… À qui avons-nous affaire, s’il vous plaît ?…

— Aux colons de l’île Chairman.

— Que les colons prennent pitié de nous et nous accueillent, car nous voilà sans ressources…

— Des naufragés ont toujours droit à l’assistance de leurs semblables !… répondit Gordon. Vous serez les bienvenus ! »

Sur un signe de Gordon, Moko embarqua dans la yole, qui était amarrée près de la petite digue, et, en quelques coups d’aviron, il eut ramené les deux matelots sur la rive droite du rio Zealand.

Sans doute, Walston n’avait pas eu le choix, mais, il faut bien l’avouer, la figure de Rock n’était pas faite pour inspirer la confiance, — même à des enfants, si peu habitués qu’ils fussent à déchiffrer une physionomie humaine. Bien qu’il eût essayé de se faire une tête d’honnête homme, quel type de bandit que ce Rock, avec son front étroit, sa tête élargie par derrière, sa mâchoire inférieure très prononcée ! Forbes, — celui en qui tout sentiment d’humanité n’était peut-être pas éteint, au dire de Kate, — se présentait sous un meilleur aspect. C’était probablement la raison pour laquelle Walston l’avait adjoint à l’autre.

Tous deux jouèrent alors leur rôle de faux naufragés. Toutefois, par crainte d’exciter les soupçons, s’ils se laissaient adresser des questions trop précises, ils se dirent plus accablés de fatigue que de besoin, et demandèrent qu’on leur permît de prendre quelque repos et même de passer la nuit à French-den. Ils y furent aussitôt conduits. À leur entrée, il est vrai, – ce qui n’échappa point à Gordon, – ils n’avaient pu s’empêcher de jeter des regards un peu trop investigateurs sur la disposition du hall. Ils parurent même assez surpris en voyant le matériel défensif que possédait la petite colonie, – surtout la pièce de canon braquée à travers l’embrasure.

Il s’en suit que les jeunes colons, – à qui cela répugnait fort d’ailleurs, – n’eurent point à continuer leur rôle, puisque Rock et Forbes avaient hâte de se coucher, après avoir remis au lendemain le récit de leurs aventures.

« Une botte d’herbe nous suffira, dit Rock. Mais, comme nous ne voudrions pas vous gêner, si vous aviez une autre chambre que celle-ci…

— Oui, répondit Gordon, celle qui nous sert de cuisine, et vous n’avez qu’à vous y installer jusqu’à demain ! »

Rock et son compagnon passèrent dans Store-room, dont ils examinèrent l’intérieur d’un coup d’œil, après avoir reconnu que la porte donnait sur le rio.

En vérité, on ne pouvait être plus accueillant pour ces pauvres naufragés ! Les deux coquins devaient se dire que pour avoir raison de ces innocents, il ne valait pas la peine que l’on se mît en frais d’imagination !

Rock et Forbes s’étendirent donc dans un coin de Store-room. Ils n’allaient pas y être seuls, il est vrai, puisque c’était là que couchait Moko ; mais ils ne s’embarrassaient guère de ce garçon, bien décidés à l’étrangler en un tour de main, s’il s’avisait de ne dormir que d’un œil. À l’heure convenue, Rock et Forbes devaient ouvrir la porte de Store-room, et Walston, qui rôderait sur la berge avec ses quatre compagnons, deviendrait aussitôt maître de French-den.

Vers neuf heures, alors que Rock et Forbes étaient censés dormir, Moko rentra et ne tarda pas à se jeter sur sa couchette, prêt à donner l’alerte.

Briant et les autres étaient restés dans le hall. Puis, la porte du couloir ayant été fermée, ils furent rejoints par Evans et Kate. Les choses s’étaient passées comme l’avait prévu le master, et il ne doutait pas que Walston ne fût aux environs de French-den, attendant le moment d’y pénétrer.

« Soyons sur nos gardes ! » dit-il.

Cependant deux heures s’écoulèrent, et Moko se demandait si Rock et Forbes n’avaient pas remis leur machination à une autre nuit, lorsque son attention fut attirée par un léger bruit qui se produisait à l’intérieur de Store-room.

À la lueur du fanal suspendu à la voûte, il vit alors Rock et Forbes quitter le coin dans lequel ils s’étaient étendus, et ramper du côté de la porte.

Cette porte était consolidée par un amas de grosses pierres, — véritable barricade qu’il eut été difficile pour ne pas dire impossible de renverser.

Aussi, les deux matelots commencèrent-ils à enlever ces pierres qu’ils déposaient une à une contre la paroi de droite. En quelques minutes, la porte fut complètement dégagée. Il n’y avait plus qu’à retirer la barre qui l’assujettissait en dedans, pour que l’entrée de French-den devînt libre.

Mais, au moment où Rock, après avoir retiré ladite barre, ouvrait la porte, une main s’abattit sur son épaule. Il se retourna et reconnut le master que le fanal éclairait en pleine figure.

« Evans ! s’écria-t-il. Evans ici !…

— À nous, mes garçons ! » cria le master.

Briant et ses camarades se précipitèrent aussitôt dans Store-room. Là, tout d’abord, Forbes, saisi par les quatre plus vigoureux, Baxter, Wilcox, Doniphan et Briant, fut mis hors d’état de s’échapper.

Quant à Rock, d’un mouvement rapide, il avait repoussé Evans, en lui portant un coup de couteau, qui l’effleura légèrement au bras gauche. Puis, par la porte ouverte, il s’élança au dehors. Il n’avait pas fait dix pas qu’une détonation éclatait.

C’était le master qui venait de tirer sur Rock. Selon toute apparence, le fugitif n’avait pas été atteint, car aucun cri ne se fit entendre.

« Mille diables !… J’ai manqué ce gueux ! s’écria Evans. Quant à l’autre… ce sera toujours un de moins ! »

Et, son coutelas à la main, il leva le bras sur Forbes.

« Grâce !… Grâce !… fit le misérable que les jeunes garçons maintenaient à terre.

— Oui ! grâce, Evans ! répéta Kate, qui se jeta entre le master et Forbes. Faites-lui grâce, puisqu’il m’a sauvé la vie !…

— Soit ! répondit Evans. J’y consens, Kate ; du moins pour l’instant ! »

Et Forbes, solidement garrotté, fut déposé dans l’un des réduits du couloir.

Puis, la porte de Store-room ayant été refermée et barricadée, tous restèrent sur le qui-vive jusqu’au jour.