Deux Contes de fées pour les grandes personnes/La Pauton/CHAPITRE TROISIÈME

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CHAPITRE TROISIÈME


DE L’ARBRE DE SCIENCE ET D’UNE RÉSOLUTION
PRISE DANS LE PARADIS.


C’EST alors que naquirent les péchés. Et ils mûrirent tandis que grandissait l’arbre de science.

Ce fut la gourmandise d’abord, péché haïssable, mais délicieux petit péché gité au cœur de toutes les bonnes choses. Et il s’y cache, secret, prévu pourtant, et il glisse sur les langues et contre les palais avec ses mille parfums répandus. Il guettait Marie au fond de toutes les douceurs. Il habitait de sa perfide vie les entremets, les sirops, les gâteaux, les sacs de bonbons et même se nichait, virginal et blanc, sous le couvercle des sucriers. Oh ! qu’il était bon à saisir, le péché trop rapide qui sans cesse meurt et renaît !

La naine ne mange plus ni viandes, ni soupes, ni légumes, ces fades nourritures de campagnards. Son appétit elle le réserve tout entier pour la fin des repas, lorsqu’on apporte les chefs d’œuvre exquis de Mlle Olympe : les crèmes à la vanille, les charlottes aux pommes, les glaces de toutes couleurs, les riz à l’impératrice, les compotes, les petits fours, les biscottes, les fruits confits. Ah ! puisse-t-elle mourir sans connaître ces joies, l’affreuse Céline à la trogne rouge ! Et, murmurant sa pensée intérieure :

— Ils n’ont pas même de nappe ! Et des serviettes encore bien moins ! Et pas seulement des couteaux, ces pauvres-là. Ah ! les saligauds !..

Mais le plus souvent elle ne parle pas pendant qu’on est à table. Car il faut s’appliquer avec soin et patience aux choses importantes. C’est ainsi qu’il en va des repas, du sommeil, de la prière, et parce que ce sont là, après tout, les devoirs pour lesquels nous sommes nés.

Et puis ce fut un autre péché, encore plus petit. Est-ce même un péché que d’être curieuse, d’écouter aux portes, de surprendre les secrets, de lire des lettres ? Si oui, c’est donc vraiment que tous les plaisirs sont défendus ? Or voilà qu’elle découvre, par les trous de serrures de troublants mystères. Lorsqu’une voiture s’arrête à la grille du jardin, Marie, qui l’a vue par la fenêtre, se cache dans l’escalier. Puis, le visiteur entré, elle descend doucement jusqu’au palier du premier étage. Là elle s’approche de la porte du boudoir. Est-ce mal faire et puisque le trou de serrure se trouve exactement à niveau de son œil… On sent d’abord un petit courant d’air froid, et quelquefois cela fait pleurer. Mais on s’habitue tout de suite. Alors on écoute. Et ce n’est pas toujours facile de comprendre, surtout quand on est dure d’oreille ! Souvent, d’après les mots qu’on peut saisir, ils semblent fâchés, ceux qui viennent ainsi. Pourquoi ? Que veulent-ils ? S’ils sont en colère, ils n’ont qu’à rester chez eux ! Et d’autres, au contraire, sont tout à fait silencieux. C’est à croire qu’elle s’est trompée, qu’il n’y a personne… Pourtant, une fois, elle a vu deux visages rapprochés, réunis, celui de Suzon et un autre, un visage d’homme, avec une barbe…

Et puis il y a les lettres. Suzon les lit et les oublie sur sa table de chevet. En nettoyant la chambre, Mlle Augustine les reprend une à une, les recommence, et Marie attend qu’elle soit partie à son tour. Alors elle met ses lunettes… Il en est d’une belle écriture facile : mais elles disent toujours la même chose : « je viendrai demain » ; ou bien : « je ne viendrai pas jeudi » ; ou bien : « puis-je venir cette semaine ? » Tandis que d’autres sont longues, longues, avec des lignes serrées, croisées, et bien mal écrites car la pauton ne peut déchiffrer qu’un mot ci et là. Il ne sait pas écrire celui-là ; il oublie toujours les points sur les i et les barres sur les t.

Et ceci enfin : aimer l’argent ! Sûr que ce n’est pas un péché. Monsieur le Curé l’aime bien, puisqu’il en demande pour ses messes. Suzon l’apprécie, puisqu’elle hésite à le donner pour payer des notes. Paul aussi, car ses poches en sont pleines : des francs, des sous, de gros écus bien épais. C’est une bonne chose. Il n’y a que les gueux et les voleurs qui n’aient pas d’argent. Ah ! par exemple, la Céline n’en a guère, ni le Charles ! Et c’est bien fait, c’est juste ; est-ce qu’ils en méritent, ces fainéants-là ? Marie, elle en possède. D’abord, des sous. Des tas de sous grapillés à droite et à gauche, des pièces de cinquante centimes, plusieurs, au moins sept ; trois pièces de un franc, une de deux et un petit louis de dix francs en or, donné un soir par le roi de Suisse, qui dînait à la maison. Toute cette fortune est gardée secrètement dans un bas, noué, caché sous son matelas. Qu’il est bon d’y penser ! Au village, elle ignorait ces ravissantes inquiétudes. Elle ne possédait rien — juste une paire de ciseaux, un dé et quelques images. Maintenant le trésor existe, et, de fois à autre, la pauton grimpe diligemment à sa chambre pour le retrouver, le revoir, le peser dans ses deux mains, son trésor difforme et lourd. La nuit, quelquefois, elle rallume sa bougie et se met à compter. Elle fait des tas avec les sous ; il y en a quatre-vingts ; cela fait seize paquets de cinq sous. À côté elle range les petites rondelles d’argent, puis les francs, mais la pièce d’or, toujours, l’embarrasse. C’est si peu, si léger ! NAPOLÉON III EMPEREUR et, sur l’autre face, EMPIRE FRANÇAIS 1856. Au fond, il vaudrait mieux des écus ; elle serait plus tranquille. Napoléon, Empereur. C’est vieux, çà. Au moins est-elle encore bonne ?

Alors Marie réfléchit à tout ce qu’elle pourrait acheter : des rubans qu’elle a vus chez la mercière, une broche, des nougats, du fil, un beau morceau de velours pour garnir sa robe, des médailles de sainteté, une montre… Elle compte : quatre-vingts sous, sept fois cinquante centimes…

Une nuit, ils sont entrés brusquement dans sa chambre, Suzon, Paul, le roi de Suisse et un autre, au moment qu’elle avait étalé par terre ses richesses. Et ils ont ri ! Et ils ont fouillé partout, ils ont ouvert ses boîtes, marché sur l’argent !

— Au voleur ! Assassins !

La naine a crié aussi fort qu’elle a pu. Les domestiques sont accourus, et M. Joseph a ramassé des pièces qui avaient roulé partout.

— Voleurs ! Assassins !

Très longtemps après, quand tout est redevenu silencieux, la pauton s’est remise à trier, car ils ont tout mélangé, ces sauvages ; sept fois cinquante centimes, trois pièces de un franc, soixante-deux sous, soixante-trois, soixante-quatre, soixante-cinq…

Et, le lendemain, Suzon a dit :

— Tu devrais envoyer quelque chose à ton frère et à la Céline. Quand on est riche comme toi, il faut être généreuse.

— Ah ! ben… Qu’ils en gagnent donc, de l’argent ! Est-ce que je les empêche, moi ? Qu’ils en gagnent !



Alors saint Gauzelin, dans le Paradis, parmi les anges qui chantaient, se sentit étrangement troublé. Comme il aimait Marie et qu’il voyait son cœur s’endurcir, il décida de l’ouvrir au divin mystère de l’amour. Et il choisit, pour ce miracle, Alphonse Nodier, conducteur d’automobile.