Deux Contes de fées pour les grandes personnes/La Pauton/CHAPITRE SECOND

La bibliothèque libre.


CHAPITRE SECOND


DE SAINT GAUZELIN, TRENTE-DEUXIÈME
ÉVÊQUE DE TOUL, D’UN FAUX MÉNAGE
ET DE LA PAUTON.


LES mouchoirs ayant été agités une dernière fois, Paul ferme la fenêtre du compartiment. Il dépose les valises dans le filet, s’assied près de Suzon et maintenant ils regardent tous deux la naine assise en face d’eux et ils ne savent plus s’il faut rire ou se lamenter. Car ils l’emmènent. Tout à l’heure, après le déjeuner, Suzon a demandé :

— Veux-tu venir avec nous, à Paris ?

Et Marie s’était fait crier deux fois la chose dans l’oreille. Mais elle n’avait pas hésité. Elle était rentrée chez elle et revenait dix minutes plus tard avec un carton qui contenait son livre de prières, un dé, un bonnet tricoté et une paire de ciseaux.

Donc ils emmènent Marie… et ils ignorent toujours s’il faut rire ou se lamenter, et Paul commence à trouver que la farce fut poussée bien loin.

Mais peuvent-ils savoir, jeunes gens légers, qu’un tel évènement dépasse leur volonté et qu’ils n’y sont pour rien ? C’est qu’ils ne pensaient ni l’un ni l’autre à saint Gauzelin, trente-deuxième évêque de Toul, issu de l’illustre famille des Capet et fils naturel de Hugues. Or, Gauzelin, l’un des plus savants hommes de son temps, après avoir fait rebâtir à ses frais l’Abbaye de Fleury, détruite par un incendie, après avoir introduit dans le couvent de Saint-Epvre l’exacte observance de la règle de saint Benoît, avait fondé un monastère pour les femmes dans le village même où Marie était née. Et, bien que cette entreprise remontât jusqu’à l’an 950, le grand évêque et confesseur, double majeur, continuait de s’intéresser du haut du Paradis à l’humble paroisse lorraine et plus particulièrement aux femmes qui la peuplaient et qui ne trouvent plus aujourd’hui l’asile élevé par ses soins. (Car, en effet, il n’en reste que des pans de muraille délabrés, visibles encore derrière la maison du facteur, et c’est là qu’il met ses poules pendant la tournée de quatre heures.) Donc, saint Gauzelin veillait depuis longtemps sur Marie, faisant chaudes les nuits qu’elle passait dehors et apitoyant le cœur des voisines afin que la simple fille ne manquât jamais de pain. Mais cela n’était point assez et le saint évêque, en sa bonté, lui réservait une vieillesse toute douillette et largement réparatrice.

Voilà donc pourquoi, malgré qu’ils en eussent, Suzon et Paul riaient dans le coupé. Et la pauton, tourmentée par une dernière inquiétude, demande :

— Viendra-t-elle aussi ?

— Qui donc ?

— La Céline !

— Mais non, sois tranquille.

— Ah ! c’est que… elle m’appelait des noms, fainéante ! tortue ! taupe ! fumier !

Et, sa rancune étant tenace, elle montre le poing vers la fenêtre.

Le soir tombé, ils vont dîner dans le wagon-restaurant en recommandant à la naine de ne pas bouger ; puis ils lui rapportent une aile de poulet et un verre de vin. Elle mange avec appétit : « de la bonne viande de riches » dit-elle. À la nuit close, le train arrive à Paris et, chez Suzon, à Neuilly, les rires recommencent, gagnent les domestiques qui se tordent en battant des mains. On installe Marie là haut, dans une chambre vide.

Dès le lendemain, elle prend ses habitudes.

Rien ne l’étonne. Le grand salon est beau cependant. Elle y remarque un coussin, sur le sol, qui sera commode pour s’agenouiller et dire ses prières. La salle à manger aux boiseries sombres lui rappelle l’église, et la desserte, avec ses flambeaux d’argent, une manière d’autel ; elle s’incline en passant devant. La cuisine devient son royaume ; Mlle Augustine la fait rire aux larmes ; Mlle Olympe lui permet de goûter aux sauces et M. Joseph lui donne à boire, pour s’amuser. Le matin, elle prend du café au lait ; elle déjeune avec Suzon. L’après-midi se passe à prier, à tricoter, à recommencer son chapelet deux ou trois fois, lentement, tranquillement, avec un ronronnement de chat qu’on caresse. Suzon s’affaire, se divertit. Elle coupe des robes, achète du linge, des chaussures, des tabliers pour sa vieille amie. Et d’autres jeunes femmes, jalouses de ce nouveau jouet, apportent elles aussi leur part de charité : un chapeau, une pélerine, des rubans, et l’une offre un corset tout semé de petites roses. La pauton met ses lunettes, accepte les objets, les tourne, les retourne, évalue les tissus : « de la belle soie, bien épaisse, comme la chasuble de Monsieur le Curé ». Elle va cacher tout cela chez elle, sous son lit, à cause des voleurs.

— Mais il n’y a pas de voleurs à Paris !

— Ah ! des fois… si la Céline venait !

Le meilleur moment, c’est le soir, quand arrive Paul pour dîner. On mange sans hâte de bonnes choses qui fument dans des plats d’argent, on boit, on trinque, elle met cinq morceaux de sucre dans sa tasse de café. Puis ils jouent aux cartes pendant des heures, en fumant des cigarettes. Et la naine reprend son tricot ou son livre de prières en dégustant par toutes menues gorgées un verre d’anisette. Béatitude en son corps. Béatitude en son esprit. Paradis magnifique avec toutes ces étoiles lumineuses au plafond, ces tapis, ces meubles dorés, ces petits anges roses et bleus peints sur les portes, ces bonnes Vierges drapées de nuages, ces Saint-Pierre couronnés de pampres. Paradis ! Douceur ! Anisette ! Lumière ! Et ainsi, toujours, jusqu’à la mort…

Dans le silence, elle pense à ceux de là-bas, et son gros rire gronde tout à coup :

— Paysans ! Paysans !

De fois à autre des messieurs et des dames viennent dîner. Alors Joseph met des fleurs dans tous les vases et même sur la table à manger, qui ressemble à un jardin. Des inconnus apportent des bouteilles, des blocs de glace, des fruits. Marie passe sa plus belle robe, la blanche, avec des roses cousues à la jupe. Un invité la conduit par le bras, comme une mariée. Ces nuits-là, on boit du vin qui pique, Paul joue du piano, on danse et la pauton tourne comme les autres, son verre à la main.

Les lendemains sont obscurs. Vaguement, elle se souvient d’avoir ri, bu, pleuré.