Deux Hussards/Chapitre13

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 357-365).
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XIII

Après le thé, la vieille invita les hôtes à passer dans l’autre chambre, et là reprit sa place.

— Mais ne voulez-vous pas vous reposer, comte ? — demanda-t-elle. — Alors comment vous distraire, mes chers hôtes ? — continua-t-elle après une réponse négative. — Jouez-vous aux cartes, comte ? Voilà, avec mon frère, vous pourriez faire une partie…

— Mais vous-même, jouez la préférence, — répondit le cavalier. — Alors jouons plutôt ensemble. — Vous jouerez, comte ? Et vous aussi ?

Les officiers consentirent à faire tout ce qui plaisait aux aimables maîtres du logis.

Lisa apporta de sa chambre de vieilles cartes dont elle se servait pour se dire la bonne aventure : si la fluxion d’Anna Fédorovna passera bientôt, si l’oncle reviendra de la ville aujourd’hui, quand il partait ; si leur voisine viendra aujourd’hui, etc. Bien que ces cartes eussent deux mois d’usage, elles étaient plus propres que celles dont se servait Anna Fédorovna.

— Seulement vous ne jouez peut-être pas de petites sommes ? — demanda l’oncle. — Avec Anna Fédorovna nous jouons un demi-kopek… avec cela elle nous gagne toujours.

— Ah ! comme il vous plaira, je suis très heureux, — répondit le comte.

— Eh bien ! allons, jouons à un kopek papier-monnaie ! que nos chers hôtes gagnent, chez moi, la vieille, — dit Anna Fédorovna en s’installant commodément dans son fauteuil et rajustant sa mantille.

« Peut-être leur gagnerai-je un rouble » — pensait Anna Fédorovna, qui, en vieillissant avait vu s’éveiller une petite passion pour les cartes.

— Voulez-vous que je vous apprenne à jouer aux tableaux, avec la misère ? C’est très amusant, — dit le comte.

Le nouveau jeu de Pétersbourg plut beaucoup à tous. L’oncle affirma même qu’il le connaissait, que c’était la même chose qu’au boston, mais qu’il l’avait oublié un peu. Anna Fédorovna ne comprit rien et pendant si longtemps, ne put saisir le jeu qu’elle se vit forcée, en souriant et en secouant bénévolement la tête, d’affirmer que maintenant elle comprenait et que tout lui paraissait clair. Il y eut un beau rire au milieu du jeu quand Anna Fédorovna avec un as et un roi seul déclara misère et resta avec six. Elle commença même à se troubler, sourit timidement, et s’empressa d’affirmer qu’elle n’était pas encore tout à fait habituée au nouveau jeu. En attendant, on inscrivait ses points perdus, et il y en avait beaucoup, d’autant plus que le comte avait l’habitude de jouer serré, de calculer juste et ne comprenait absolument rien ni aux poussées sous la table que lui infligeait le cornette, ni aux grosses fautes que celui-ci faisait en jouant.

Lisa apporta encore de la gelée de fruits, trois sortes de confitures, des pommes conservées d’une façon particulière, et debout derrière sa mère regardait le jeu et, de temps en temps les officiers, surtout les mains blanches du comte, aux ongles roses, fins, taillés, qui jetaient les cartes et levaient les plis avec tant d’assurance et d’élégance.

De nouveau Anna Fédorovna, en s’emportant et devançant les autres, achetait jusqu’au 7, perdait, et restait 103. Et son frère exigeant qu’elle assignât un chiffre, elle le fit très mal, se troubla et perdit tout à fait la tête.

— Ce n’est rien, maman, vous gagnerez encore ! — dit Lisa en souriant et pour tirer sa mère d’une situation ridicule. — Faites perdre une fois l’oncle, alors il rira.

— Aide-moi, au moins, Lisa, — dit Anna Fédorovna en regardant effarée sa fille. — Je ne sais comment cela…

— Je ne connais pas moi non plus ce jeu, — objecta Lisa en calculant mentalement les remises de sa mère. — Mais comme ça vous perdrez beaucoup, maman ! Il ne restera rien pour la robe de Pimochka, — ajouta-t-elle en plaisantant.

— Oui, comme ça on peut perdre facilement dix roubles argent, — dit le cornette en regardant Lisa, et désirant entrer en conversation avec elle.

— Ne jouons-nous pas en papier monnaie ? — demanda Anna Fédorovna en regardant tous.

— Je ne sais comment, mais je ne puis compter en papier monnaie, — dit le comte. — Comment cela ? C’est-à-dire : qu’est-ce que le papier monnaie ?

— Mais maintenant personne ne compte plus ainsi, — remarqua l’oncle, qui jouait avec son briquet et était en gain.

La vieille donna l’ordre d’apporter le vin mousseux, en but elle-même deux coupes, devint rouge et sembla tout remettre aux mains de la Providence. Même une mèche de cheveux gris sortit de son bonnet et elle ne l’arrangea pas. Elle s’imaginait sans doute avoir perdu des millions et être tout à fait à bout.

Le pied du cornette poussait le comte de plus en plus souvent. Le comte inscrivait les remises de la vieille. Enfin le jeu cessa.

Malgré tous les soins d’Anna Fédorovna, qui, en trichant, tâchait d’augmenter ses points et feignait de se tromper en comptant, quelle ne fut pas son horreur quand, à la fin, il se trouva qu’elle avait perdu 920 points. « En papier c’est neuf roubles ? » demanda plusieurs fois Anna Fédorovna ; et elle ne comprit pas toute l’étendue de sa perte avant que son frère ne lui eût expliqué, à sa stupéfaction, qu’elle avait perdu trente-deux roubles cinquante en papier monnaie et qu’il lui fallait les payer absolument.

Tourbine ne compta pas même son gain et dès la fin du jeu se leva, s’approcha de la fenêtre près de laquelle Lisa installait le souper et posait des champignons sur une assiette. Il fit tout tranquillement et sans aucune gêne ce que de toute la soirée avait tant désiré et n’avait pu faire le cornette : il engagea la conversation avec elle sur le temps.

Le cornette se trouvait alors dans une situation très désagréable.

Quand le comte se fut éloigné et surtout Lisa qui la maintenait dans une bonne disposition d’esprit, Anna Fédorovna se fâcha carrément :

— Comme c’est fâcheux que nous vous ayons tant gagné, — prononça Polozov pour dire quelque chose. — C’est vraiment mal.

— Oui, sans doute, vous avez inventé des tableaux quelconques, les misères ! Je ne connais pas du tout cela. Combien donc ai-je perdu en tout ? — demanda-t-elle.

— Trente-deux roubles cinquante kopeks, — répéta le cavalier qui, grâce au gain, était d’excellente humeur. — Payez, payez, petite sœur.

— Je donnerai tout, seulement vous ne m’y reprendrez plus. Non, je ne le regagnerai de toute ma vie.

Et Anna Fédorovna partit dans sa chambre en se dandinant. Elle revint bientôt et rapporta neuf roubles. Ce ne fut que sur l’insistance du petit vieux qu’elle paya tout.

Polozov craignait un peu qu’Anna Fédorovna ne l’injuriât s’il lui adressait la parole. En silence, doucement, il s’éloigna d’elle et se joignit au comte et à Usa, qui causaient près de la fenêtre ouverte.

Dans la chambre, sur la table dressée pour le souper, étaient posées deux chandelles. Leur lumière vacillait de temps en temps au souffle léger, chaud de la nuit de mai. Par la fenêtre ouverte, dans le jardin, il faisait aussi clair, mais tout autrement que dans la chambre. La lune dans son plein, perdant déjà sa teinte dorée, montait au-dessus des hauts tilleuls, et éclairait de plus en plus les légers nuages blancs qui la cachaient parfois. Sur l’étang dont on apercevait à travers l’allée une partie argentée par la lumière, les grenouilles coassaient ; de petits oiseaux sautillaient et se secouaient sous la fenêtre même, dans le buisson odorant de lilas où, de temps en temps, se balançaient lentement les fleurs humides.

— Quel beau temps, — disait le comte en s’approchant de Lisa, et s’asseyant sur la fenêtre basse. Vous devez vous promener beaucoup ?

— Oui, — répondait Lisa, ne se sentant déjà aucune confusion à parler avec le comte. — Le matin à sept heures je m’occupe du ménage, puis je me promène un peu avec Pimochka, la pupille de maman.

— C’est agréable de vivre à la campagne, — dit le comte en ajustant son monocle et regardant tantôt le jardin, tantôt Lisa. — Et le soir, au clair de lune, vous ne vous promenez pas ?

— Non, et voilà : il y a deux ans, avec l’oncle, nous nous promenions à chaque clair de lune. Il avait une maladie étrange, il n’avait pas de sommeil, aussitôt la pleine lune, il ne pouvait dormir, et sa chambre, la voici, donne droit sur le jardin : la fenêtre est basse, la lune tombait en plein chez lui.

— Tiens, — remarqua le comte, — je croyais que c’était votre chambre ?

— Non, j’y coucherai seulement pour aujourd’hui. C’est vous qui occupez ma chambre.

— Est-ce possible ! Ah ! mon Dieu, je ne me pardonnerai jamais ce dérangement, — dit le comte.

En signe de franchise, il rejeta son monocle. — Si j’avais su que je vous dérangeais…

— Quel dérangement ? au contraire, je suis très heureuse ; la chambre de l’oncle est si agréable, si gaie, la fenêtre est basse, j’y resterai jusqu’à ce que j’aie sommeil, ou je monterai dans le jardin et m’y promènerai un peu.

« Quelle gentille fille ! » pensa le comte en rajustant son monocle. Tout en la regardant, il feignait de s’installer sous la fenêtre, tâchant de frôler de son pied le pied de la jeune fille. « Avec quelle ruse elle m’a laissé entendre que je puis la voir dans le jardin près de la fenêtre, si je veux. » Lise perdait même à ses yeux la plus grande partie de son charme, si facile lui semblait sa conquête.

— Quel plaisir ce doit être de passer une telle nuit dans le jardin avec l’être qu’on aime, — dit-il en regardant pensif les allées sombres.

Lisa était un peu confuse de ces paroles et de l’attouchement du pied comme par hasard. Sans réfléchir elle prononça quelques mots, seulement pour masquer sa confusion : « Oui, c’est très beau de se promener pendant une nuit de lune. » — Elle se sentit gênée. Elle enveloppa le pot où elle prenait les champignons, et déjà s’éloignait de la fenêtre quand le cornette s’approcha d’eux ; elle voulut savoir ce qu’était cet homme.

— Quelle belle nuit ! — dit-il.

« Mais ils ne parlent que du temps », pensa Lisa.

— Quelle vue admirable ! — continua le cornette, — seulement je crois que vous devez en être fatiguée, — ajouta-t-il, fidèle à son étrange habitude de dire des choses désagréables aux gens qui lui plaisaient beaucoup.

— Pourquoi pensez-vous cela ? Le même plat, la même robe peuvent ennuyer, mais un beau jardin n’ennuie jamais quand on aime à se promener, surtout quand la lune monte très haut. De la chambre de l’oncle on voit tout l’étang. Voilà, aujourd’hui, je le regarderai.

— On dirait qu’il n’y a pas de rossignols chez vous ? — dit le comte très mécontent de la présence de Polozov qui l’empêchait de connaître plus positivement les conditions du rendez-vous.

— Non, il y en avait, seulement l’année dernière les chasseurs en ont attrapé un, et cette année, la semaine dernière, un autre a commencé à chanter très bien, mais l’agent de police est venu avec sa clochette et l’a effrayé. Il y a deux ans, il nous arrivait avec l’oncle de passer dans l’allée couverte et d’écouter pendant deux heures.

— Que vous raconte cette bavarde, — dit l’oncle en s’approchant des interlocuteurs. — Ne voulez-vous pas vous restaurer ?

Après le souper pendant lequel le comte, par sa louange des mets et son appétit, réussit à dissiper la mauvaise humeur de la maîtresse du logis, les officiers saluèrent et se retirèrent dans leur chambre. Le comte serra la main de l’oncle, à l’étonnement d’Anna Fédorovna il serra aussi la sienne sans la baiser, il pressa même la main de Lisa en la regardant droit dans les yeux et souriant un peu de son sourire agréable. Ce regard gêna de nouveau la jeune fille. « Il est très beau, pensa-t-elle, mais il s’occupe trop de lui. »