Deux Hussards/Chapitre14

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 366-373).
◄  XIII.
XV.  ►


XIV

— Eh bien ! Comment n’as-tu pas honte ? — dit Polozov quand les officiers entrèrent dans leur chambre. — Je faisais exprès de perdre, je te poussais sous la table ; comment n’as-tu pas honte ? La vieille est tout à fait fâchée.

Le comte éclata de rire.

— Une drôle de femme ! Comme elle se fâche !

De nouveau il se mit à rire si gaiement que même Johan, qui était devant lui, sourit un peu à la dérobée.

— En voilà, le fils de l’ami de la famille ! Ah ! Ah ! Ah ! — continuait à rire le comte.

— Non, vraiment, ce n’est pas bien, Elle me faisait même de la peine, — dit le cornette.

— Quelle blague ! Comme tu es jeune ! Tu voulais que je perdisse ! Pourquoi ! Je perdais aussi quand je ne savais pas jouer. Dix roubles sont toujours bons à prendre. Il faut être pratique dans la vie, autrement on sera toujours un imbécile.

Polozov se tut, en outre il voulait penser à Lisa qui lui paraissait une nature extraordinairement pure et belle. Il se déshabilla et se coucha dans le lit moelleux, propre, qui lui était préparé.

« Les honneurs, la gloire militaire, quelle bêtise ! — pensa-t-il en regardant la fenêtre couverte d’un châle à travers quoi glissaient les rayons pâles de la lune. — Vivre dans un coin paisible, avec une femme charmante, intelligente, simple, voilà le bonheur ? Voilà le bonheur vrai, solide ! »

Mais il ne communiqua rien de ses pensées à son ami et ne prononça pas même le nom de la demoiselle de campagne, malgré sa conviction que le comte y pensait aussi.

— Pourquoi ne te déshabilles-tu pas ? — demanda-t-il au comte qui se promenait dans la chambre.

— Je ne veux pas encore dormir. Éteins la chandelle si tu veux. Je me coucherai comme ca.

Et il continua à marcher de long en large.

— Il ne veut pas encore dormir, — répéta Polozov, se sentant, après la soirée d’aujourd’hui, encore plus mécontent de l’influence du comte, et disposé à se révolter contre lui : « J’imagine, — se disait-il, pensant à Tourbine, — j’imagine quelles idées errent maintenant dans ta tête pommadée. J’ai remarqué qu’elle te plaisait. Mais tu n’es pas capable de comprendre cette créature simple et honnête. Il te faut une Mina et les épaulettes de colonel. Vraiment, je vais lui demander comment il la trouve. »

Et Polozov se tourna vers lui, mais il se ravisa. Il sentait que non seulement il ne pourrait discuter avec lui si son opinion sur Lisa était celle qu’il supposait, mais qu’il lui serait même impossible de ne pas être de son avis, tellement il était habitué à subir son influence qui devenait chaque jour plus dure et plus injuste pour lui.

— Où vas-tu ? — demanda-t-il, quand le comte, mettant son chapeau, s’approcha de la porte.

— À l’écurie, regarder si tout est en ordre.

« C’est étrange, » — pensa le cornette ; mais il éteignit la chandelle et, tâchant de dissiper les idées insensées, jalouses et hostiles qui s’éveillaient en lui contre son ancien ami, il se tourna de l’autre côté.

Cependant, Anna Fédorovna, comme à l’ordinaire, après avoir fait le signe de la croix sur son frère, sa fille et sa pupille, et les avoir embrassés tendrement, se retirait aussi dans sa chambre.

Depuis déjà longtemps, la vieille n’avait pas éprouvé dans une même journée tant d’impressions si fortes, de sorte qu’elle ne pouvait même pas prier tranquillement. Le souvenir triste et vivace du feu comte ne sortait pas de sa tête, ainsi que l’image du jeune élégant qui, si honteusement, avait gagné contre elle. Cependant, après s’être déshabillée et avoir bu comme d’habitude un demi-verre de kvass[1] préparé sur la table de nuit, elle se coucha. Son chat favori se glissa doucement dans la chambre. Anna Fédorovna l’appela et se mit à le caresser en écoutant son ronron. Elle ne pouvait s’endormir.

« C’est le chat qui me dérange, » pensa-t-elle. Elle le chassa. Le chat tomba doucement sur le parquet, tourna lentement sa queue épaisse et sauta sur un banc. À ce moment, la bonne, qui dormait dans la chambre, sur le parquet, apporta son petit matelas pour se coucher, éteignit la chandelle et alluma la veilleuse. Enfin la bonne ronflait aussi et le sommeil ne gagnait pas encore Anna Fédorovna et ne calmait pas son imagination excitée. Quand elle fermait les yeux, elle voyait le visage du hussard, elle croyait le voir dans la chambre sous divers aspects étranges quand, les yeux ouverts à la lumière faible de la veilleuse, elle regardait la commode, la petite table et la robe blanche qui était suspendue. Il lui semblait : tantôt que son lit de plume était brûlant, tantôt que la pendule de la petite table faisait un bruit insupportable, tantôt que la bonne ronflait d’une façon agaçante. Elle l’éveilla et lui intima de ne plus ronfler. De nouveau des pensées sur sa fille, sur le vieux et le jeune comte, sur la préférence, se mêlaient étrangement dans sa tête. Tantôt elle se revoyait valsant avec le vieux comte, elle voyait ses épaules rondes et blanches, y sentait des baisers ; puis c’était sa fille au bras du jeune comte. Oustuchka recommençait à ronfler…

« Non, maintenant ce n’est plus ça, les hommes ne sont pas les mêmes. L’autre se serait jeté au feu pour moi. Et il y avait de quoi. Et celui-ci dort comme un imbécile, content d’avoir gagné, et il ne fait pas la cour. Il arrivait à l’autre de dire, à genoux ? « Que veux-tu que je fasse, que je me tue tout de suite, » ou quelque autre chose, et il se serait tué si j’avais voulu. »

Tout à coup un bruit de pieds nus retentissait dans le couloir, et Lisa, un simple châle jeté sur ses épaules, toute pâle et tremblante, accourait dans la chambre et tombait presque sur le lit de sa mère. Après avoir souhaité le bonsoir à sa mère, Lisa s’était rendue dans la chambre de son oncle. Elle mit une camisole blanche, cacha dans un fichu sa longue tresse, éteignit sa chandelle et s’assit sur la fenêtre, les jambes sur une chaise, en fixant ses regards pensifs sur l’étang déjà tout brillant d’une lumière argentée.

Toutes ses occupations coutumières, tous ses intérêts, soudain, se montraient à elle sous un jour tout nouveau : sa vieille mère capricieuse, à qui en affection elle donnait une partie de son âme, l’oncle gâteux mais aimable, les domestiques, les paysans qui adoraient la demoiselle, les vaches, les petits veaux, toute cette nature qui mourait et se renouvelait sans cesse, parmi laquelle, aimant et aimée, elle avait grandi, tout ce qui lui donnait une quiétude d’esprit si agréable, si douce, tout cela lui semblait d’un coup n’être pas ça, tout cela lui semblait ennuyeux et inutile. Quelqu’un semblait lui dire : « Petite sotte, petite sotte ! depuis vingt ans tu fais la sottise de servir à quelqu’un pour quelque chose et tu ne sais ce qu’est la vie et le bonheur ! » Elle pensait cela plus fortement que jamais en regardant la profondeur du jardin clair, immobile. D’où lui venaient ces idées ? Ce n’était pas du tout son amour spontané pour le comte, comme on pourrait le supposer ; au contraire, il lui déplaisait. Le cornette l’intéressait plutôt, mais il était laid, pâle, taciturne ; elle l’oubliait involontairement et avec colère et dépit excitait en son imagination l’image du comte. « Non, pas ça, » se disait-elle. Son idéal était si charmant. C’était son idéal qui, dans cette nuit, parmi cette nature, sans en violer la beauté, pourrait être aimé, l’idéal que ne ternissait pas une fois la réalité grossière.

D’abord l’isolement, l’absence d’hommes pouvant attirer son attention, faisait que toute la force de l’amour mis par Dieu dans l’âme de chacun de nous en même proportion, était encore intacte et pure en son cœur ; maintenant elle vivait depuis trop longtemps le bonheur triste de sentir en soi la présence de ce quelque chose, et ouvrant rarement la source mystérieuse du cœur, de jouir de la contemplation de ces richesses, pour verser à quelqu’un, sans réfléchir, tout ce qui y était contenu. Dieu fasse qu’elle jouisse jusqu’au tombeau de ce bonheur avare…, qui sait s’il n’est pas meilleur, plus fort et si ce bonheur n’est pas le seul vrai et possible ?

« Mon Dieu, Seigneur, — pensait-elle, — ai-je perdu en vain le bonheur et la jeunesse, et maintenant ne les retrouverai-je jamais ? Est-ce vrai ? » Et elle regardait fixement le ciel haut et clair autour de la lune et les nuages blancs, moutonnés, qui en masquant les étoiles, s’approchaient de la lune. « Si ce petit nuage blanc, le plus haut, atteint la lune, alors c’est vrai, » pensa-t-elle. Les nuages transparents, brumeux, masquaient la moitié inférieure du disque clair et peu à peu la lumière commença à faiblir sur la terre, sur le sommet des tilleuls, sur l’étang : les ombres noires des arbres devenaient moins visibles. Comme pour accompagner l’ombre qui voilait la nature, un vent léger passait dans les feuilles et apportait jusqu’à la fenêtre l’odeur de la rosée des feuilles, de la terre humide, des lilas fleuris.

« Non, ce n’est pas vrai, » se consolait-elle. « Voilà, si le rossignol chante cette nuit, ce sera signe que tout ce que je pense est sottise et qu’il ne faut pas désespérer, » pensa-t-elle. Longtemps encore elle restait assise en silence, dans l’attente de quelqu’un, malgré que de nouveau tout s’éclairât et revécût, que de nouveau de petits nuages enveloppassent la lune et que tout redevînt sombre. Elle s’endormait déjà, assise près de la fenêtre, quand le rossignol l’éveilla par ses trilles fréquents, qui éclataient en bas sur l’étang. La demoiselle de campagne ouvrit les yeux. Avec un nouveau plaisir toute son âme se revivifiait dans cette union mystérieuse avec la nature qui, si majestueuse et si claire, se développait devant elle. Elle s’appuya sur ses deux mains. Un sentiment de tristesse opprimait sa poitrine, des larmes d’amour pur, large, qui cherche la satisfaction, de bonnes larmes consolantes emplissaient ses yeux. Elle posa la main sur la fenêtre et appuya sa tête. Sa prière favorite revint d’elle-même en son âme, et elle s’endormit ainsi les yeux humides.

Le contact d’une main l’éveilla. Cet attouchement était léger, agréable. La main serrait plus fortement la sienne. Tout d’un coup elle se rappela la réalité ; elle poussa un cri, bondit, et se persuadant qu’elle n’avait pas reconnu le comte qui était devant la fenêtre, tout baigné de la lumière de la lune, elle s’enfuit de la chambre…

  1. Boisson fermentée, sorte de cidre.