Deux Hussards/Chapitre6

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 310-316).
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VI

L’ispravnik nouvellement élu, et tous ses compagnons : le cavalier et les autres gentilshommes, écoutaient depuis longtemps les tziganes et buvaient au nouveau cabaret, quand le comte enveloppé d’une pelisse d’ours couverte de drap bleu, qui avait appartenu au feu mari d’Anna Fédorovna, rejoignit leur compagnie.

— Petit père, Votre Excellence ! nous vous attendions depuis longtemps, — dit en montrant des dents brillantes un tzigane noir, louche, qui le rencontra dans le vestibule et voulait lui ôter sa pelisse. — Nous ne vous avons pas vu depuis la foire à Lébédiane… Stiocha était malade de ne pas vous voir…

Stiocha, une très jeune et jolie tzigane, avec une rougeur briquée sur son visage brun, des yeux profonds, brillants et noirs, ombragés de longs cils, accourut aussi à sa rencontre.

— Ah petit comte ! Chéri ! En voilà une joie ! — disait-elle à travers ses dents avec un sourire joyeux.

Iluchka lui-même vint au-devant de lui et feignait d’être très heureux. Les femmes vieilles et jeunes, les jeunes filles quittèrent leur place et entourèrent l’hôte. Les uns revendiquaient le titre de compères, d’autres celui de filleuls.

Tourbine embrassait sur la bouche toutes les jeunes tziganes ; les vieilles et les hommes lui baisaient l’épaule et la main. Les gentilshommes se réjouissaient aussi de l’arrivée de l’hôte, d’autant plus que l’orgie ayant atteint son apogée, se refroidissait déjà. Chacun commençait à éprouver la satiété. Le vin, perdant l’effet excitant sur les nerfs, ne faisait plus qu’embarrasser l’estomac. Chacun avait déjà jeté tout son feu de bravoure et les uns et les autres s’étaient bien observés. Toutes les chansons étaient déjà chantées et se mêlaient dans la tête de chacun en y laissant une impression bruyante, vague. Quoi qu’on fit d’étrange et d’extravagant, tous pensaient qu’il n’y avait là rien de drôle ni d’amusant. L’ispravnik étendu sur le parquet d’une façon dégoûtante, aux pieds d’une vieille femme, remuait les jambes et s’écriait :

— Du champagne !… Le comte est arrivé !… Du champagne !… Il est arrivé !… Eh bien ! Du champagne !… Je ferai un bain de champagne et m’y plongerai !… Messieurs les gentilshommes, j’aime la société des nobles… Stiochka ! chante « La petite route ! »

Le cavalier aussi était gai, mais d’une autre façon. Il était assis sur le divan du coin, très près d’une grande et belle tzigane, Lubacha, et la fumée du vin lui brouillant la vue, il clignotait des yeux, agitait la tête et répétait les mêmes paroles. Tout bas, il l’excitait à fuir quelque part avec lui. Lubacha l’écoutait en souriant comme si ce qu’il lui disait était très gai et en même temps un peu triste. Elle jetait de temps en temps un regard sur son mari, le louche Sachka qui se tenait derrière une chaise en face d’elle, et en réponse à l’aveu d’amour du cavalier, elle s’inclinait vers son oreille et lui demandait de lui acheter en cachette, à l’insu des autres, des parfums et des rubans.

— Hourra ! — cria le cavalier quand le comte entra. Le joli jeune homme, d’un air soucieux, posément, à pas fermes, allait et venait dans la chambre en chantant les motifs de « La Révolte au Sérail. »

Un vieux père de famille entraîné chez les tziganes par les demandes pressantes des gentilshommes qui avaient déclaré que sans lui tout serait manqué et qu’alors il deviendrait inutile d’y aller, était allongé sur le divan où il était tombé aussitôt arrivé, et personne ne faisait la moindre attention à lui. Un fonctionnaire quelconque qui se trouvait ici, après avoir ôté son frac, s’était assis les pieds appuyés sur la table et redressait ses cheveux pour se convaincre par là qu’il faisait la grande noce. Dès que le comte entra, il déboutonna le col de sa chemise, glissa ses jambes encore plus haut sur la table. En général, à l’arrivée du comte, l’orgie s’anima.

Les tziganes qui s’étaient dispersées dans les chambres, de nouveau s’assirent en cercle. Le comte prit la soliste Stiochka sur ses genoux et ordonna d’apporter encore du champagne. Iluchka prenant sa guitare se plaça devant la soliste et commença la danse, c’est-à-dire les chansons tziganes. « Quand j’erre dans la rue », « Eh ! vous, les hussards !… », « Entends-tu, comprends-tu ?… » etc., en certain ordre. Stiochka chantait admirablement. Sa voix de contralto flexible, sonore, coulait de sa poitrine, ses sourires pendant qu’elle chantait, ses yeux souriants et passionnés et le petit pied qui remuait involontairement en cadence, son cri déchirant au commencement de la chanson, tout cela faisait vibrer une corde sonore rarement effleurée. On voyait qu’elle vivait toute dans les chansons qu’elle chantait. Iluchka, par son sourire, son dos, ses jambes, par tout son être, s’accordait avec la chanson, l’accompagnait sur la guitare, les regards fixés sur elle comme s’il entendait cette chanson pour la première fois, et attentivement, soigneusement en mesure de la chanson, inclinait et soulevait la tête. Ensuite, tout à coup, à la dernière note, il se dressait, et comme s’il se sentait supérieur à tout au monde, fièrement et résolument lançait la guitare avec son pied, la retournait, frappait du pied, secouait sa chevelure, et fronçant les sourcils, regardait tout le chœur. Tout son corps, du cou aux talons, commençait à tressaillir dans chaque fibre… et vingt voix énergiques, fortes, chacune de toutes leurs forces se répondaient de la façon la plus étrange et la plus extraordinaire et résonnaient dans l’air. Les vieilles tressaillaient sur leurs chaises, agitaient leurs mouchoirs et, montrant leurs dents, commençaient à crier en mesure, l’une plus haut que l’autre. Les basses, la tête penchée et le cou tendu, mugissaient debout derrière les chaises.

Quand Stiocha prenait les notes élevées, Iluchka approchait d’elle la guitare, comme s’il voulait l’aider, et le joli jeune homme s’écriait, enthousiasmé, que maintenant les bémols étaient en jeu.

Quand commencèrent les chants accompagnés de danse, que Dounachka, avec des mouvements des épaules et de la poitrine, passa en se développant devant le comte puis plongea plus loin, Tourbine quitta sa place, ôta son uniforme et resté en chemise rouge, se mit à danser avec elle en mesure, en faisant de tels pas que les tziganes se regardaient mutuellement avec un sourire approbatif.

L’ispravnik s’assit à la turque, du poing se frappa la poitrine, cria vivat ! et ensuite, attrapant le comte par les jambes, se mit à lui raconter que sur deux mille roubles il ne lui en restait que cinq cents et qu’il pouvait faire tout ce qu’il voulait pourvu seulement que le comte le lui permît. Le vieux père de famille s’éveilla et voulait partir, mais on ne le laissait pas. Le joli jeune homme suppliait la tzigane de danser une valse avec lui. Le cavalier, pour se flatter de son amitié avec le comte, se leva de son coin et enlaça Tourbine.

— Ah ! toi mon cher, — lui dit-il, — pourquoi donc nous as-tu quittés ? Hein ! — Le comte se tut songeant visiblement à autre chose, — Où es-tu allé ? Ah ! coquin, je sais où tu es allé !

Cette familiarité ne plut pas à Tourbine. Sans sourire, il regarda en silence le visage du cavalier et tout à coup lui lança une injure si violente, si grossière, que le cavalier attristé, de longtemps ne sut comment la prendre, en plaisanterie ou non. Enfin il décida que c’était une plaisanterie, sourit et retourna près de la tzigane et lui jura de l’épouser absolument après Pâques.

On chanta une autre chanson, une troisième. On dansa encore une fois et tout continuait à paraître très gai. Le champagne ne tarissait pas. Le comte buvait beaucoup. Ses yeux étaient humides, mais il ne titubait pas, dansait mieux que jamais, parlait d’une voix ferme et même dans le chœur accompagna très bien Stiochka quand elle chanta : « Le tendre émoi de l’amour ». Au milieu de la danse, le marchand, propriétaire du cabaret, vint demander aux hôtes de se retirer, car il était plus de deux heures.

Le comte saisit le cabaretier au collet et lui ordonna de danser en prissiadka[1]. Le marchand refusa. Le comte saisit une bouteille de champagne, et entourant le marchand en haut des jambes, ordonna de le maintenir ainsi. Puis au milieu du rire général, il vida lentement sur lui toute la bouteille.

Le jour se montrait ; tous, sauf le comte, étaient pâles et fatigués.

— Cependant, il est temps de partir à Moscou, — dit-il tout à coup en se levant. — Allons tous chez moi, mes enfants ; accompagnez-moi et nous boirons du thé.

Tous consentirent, sauf le propriétaire endormi, qui resta là-bas. Ils emplirent trois traîneaux qui se trouvaient près du perron et partirent à l’hôtel.

  1. Danser en pliant les genoux.