Deux Hussards/Chapitre7

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 317-323).
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VII

— Attelez ! — cria le comte en entrant dans le salon de l’hôtel, avec tous ses invités et les tziganes.

— Sachka ! Pas le tzigane Sachka, mais le mien, va dire au maître de poste que je le battrai si les chevaux sont mauvais. Donne-nous du thé ! Zavalchevskï, prépare le thé, moi j’irai chez Iline, je verrai ce qu’il fait, — ajouta Tourbine. — Et, sortant dans le couloir, il se dirigea chez le uhlan.

Iline venait de quitter le jeu, et après avoir perdu tout l’argent, jusqu’au dernier kopek, il était renversé sur le divan déchiré, dont on apercevait le crin, et tirant l’une après l’autre des brindilles de crin, les portait à sa bouche, les coupait et les crachait. Sur la table de jeu, jonchée de cartes, deux chandelles, dont l’une déjà brûlée jusqu’au papier, luttaient faiblement contre la lumière du jour qui entrait par la fenêtre. Le uhlan n’avait aucune pensée en tête, le brouillard épais de la passion du jeu enveloppait toutes ses facultés. Il n’avait pas même de repentir. Il avait essayé de réfléchir à ce qu’il devait faire maintenant : comment partir sans un kopek, comment payer les quinze mille roubles du trésor ; et que dira le commandant du régiment, sa mère, que diront ses camarades ? — et il était pris d’une telle peur et d’un tel dégoût de lui-même, que pour s’oublier d’une façon quelconque, il se leva, et se mit à marcher dans la chambre, en tâchant de ne marcher que sur les raies du parquet. Et de nouveau, il commença à se rappeler tous les menus détails du jeu. Avec vivacité, il s’imagina qu’il gagnait et prenait le neuf, posait le roi de pique sur deux mille roubles, qu’une dame tombait à droite, à gauche un as, à droite le roi de carreau, — et tout était perdu. Si un six était à droite et le roi de carreau à gauche, alors je gagnerais, je poserais tout sur le talon et je gagnerais quinze mille net. Je m’achèterais alors le bon cheval du commandant du régiment, encore une paire de chevaux, un phaéton. Eh bien, quoi encore ? Ce serait une bonne chose ! Il s’allongeait de nouveau sur le divan et mordillait le crin.

— Pourquoi chante-t-on au no 7 ? — pensa-t-il. — On fait sans doute la noce chez Tourbine. Peut-être aller là-bas et boire ferme…

À ce moment le comte entra.

— Eh bien ! Mon cher, tu as perdu, hein ? — cria-t-il.

« Je vais faire semblant de dormir » pensa Iline, « autrement, il faudra causer avec lui et j’ai déjà sommeil. »

Cependant Tourbine s’approcha de lui et lui caressa la tête.

— Eh bien ! Quoi, mon cher ami, tu as perdu ? Hein, perdu ? Parle donc !

Iline ne répondit pas.

Le comte le tira par le bras.

— J’ai perdu. Eh bien, que t’importe, — murmura Iline d’une voix endormie, indifférente, et sans changer de position.

— Tout ?

— Oui. Eh bien ! Quel malheur ? Tout. Qu’est-ce que cela peut te faire ?

— Écoute, dis la vérité, à un camarade, — prononça le comte rendu tendre par le vin, en continuant à lui caresser la tête. — Vraiment je t’aime. Dis la vérité, si tu as perdu l’argent du Trésor, je te sauverai ; autrement ce sera trop tard… Tu avais l’argent du Trésor ?

Iline bondit du divan.

— Si tu veux que je parle, alors ne cause pas ainsi avec moi, parce que… je t’en prie, ne me parle pas… Une balle dans le front, voilà ce qui me reste ! — prononça-t-il avec un vrai désespoir, en laissant tomber sa tête dans ses mains et fondant en larmes, bien qu’un instant avant, il pensât très tranquillement aux chevaux.

— Ah ! une vraie jeune fille ! À qui cela n’arrive-t-il pas ? Ce malheur peut encore se réparer. Attends-moi ici.

Le comte sortit de la chambre.

— Quelle chambre occupe le propriétaire Loukhnov ? — demanda-t-il au garçon de l’hôtel.

Le garçon offrit d’accompagner le comte. Le comte, malgré l’observation du garçon que « monsieur vient de rentrer et se déshabille, » pénétra dans la chambre. Loukhnov, en robe de chambre, était assis à sa table et comptait des liasses de billets de banque qui étaient devant lui. Sur la table, il y avait une bouteille de vin du Rhin, qu’il aimait beaucoup. Après le gain, il se permettait ce plaisir. Loukhnov, comme s’il ne reconnaissait pas le comte, le regardait froidement, sévèrement à travers ses lunettes.

— Il me semble que vous ne me reconnaissez pas, — dit le comte en s’approchant de la table, d’un pas décidé.

Loukhnov reconnut le comte, et demanda :

— Que désirez-vous ?

— Jouer avec vous, — dit Tourbine, en s’asseyant sur le divan.

— Maintenant ?

— Oui.

— Une autre fois avec plaisir, comte, mais maintenant je suis fatigué et me dispose à aller dormir. Ne voulez-vous pas du vin ? Du bon vin ?

— Moi, je veux jouer un peu, maintenant.

— Je ne suis plus disposé à jouer, peut-être un de ces messieurs jouera-t-il, mais moi je ne jouerai pas, comte ! Excusez-moi, s’il vous plaît ?

— Alors, vous ne jouerez pas ?

Loukhnov fit des épaules un geste qui devait exprimer son regret de ne pouvoir accéder au désir du comte.

— À aucun prix vous ne voulez jouer ?

De nouveau le même geste.

— Et moi, je vous en prie beaucoup… Eh bien ! Vous jouerez ? »

Le silence.

— Vous jouerez ? — demanda le comte pour la deuxième fois. — Prenez garde !

Le même silence et un regard rapide, à travers les lunettes, sur le visage du comte qui commençait à s’assombrir.

— Vous jouerez ? — cria le comte d’une voix haute, en frappant si fort sur la table, que la bouteille de vin du Rhin tomba et se vida. — Vous n’avez pas gagné honnêtement ! Vous jouerez ? Je vous le demande pour la troisième fois.

— Je dis que non. C’est vraiment étrange, comte, et tout à fait inconvenant de mettre à un homme le couteau sous la gorge, — remarqua Loukhnov, sans lever ses yeux.

Un court silence suivit pendant lequel le visage du comte devenait de plus en plus pâle. Soudain, un terrible coup à la tête étourdissait Loukhnov. Il tomba sur le divan en tâchant d’attraper l’argent, et cria d’une voix perçante et désespérée qu’on ne pouvait nullement attendre de sa physionomie toujours calme et solennelle. Tourbine ramassa le reste de l’argent qui se trouvait sur la table, repoussa le domestique accouru au secours de son maître et sortit rapidement de la chambre.

— Si vous désirez une réparation, je suis à vos ordres. Je reste encore une demi-heure dans ma chambre, — ajouta le comte, en se retournant vers la porte de Loukhnov.

— Coquin ! voleur ! — entendait-on de là. — Je te ferai un procès ! Je te traînerai au tribunal !

Iline, sans faire attention à la promesse du comte de le sauver, était couché de la même façon dans sa chambre et des larmes de désespoir l’oppressaient.

Le sentiment de la réalité qui, par les caresses et la sympathie, avait pris jour à travers le brouillard des impressions, des pensées, des souvenirs qui emplissaient son âme, ne le quittait pas. La jeunesse riche d’espérances, l’honneur, l’estime publique, les rêves d’amour et d’amitié, tout était perdu à jamais. La source de ses larmes commençait à tarir ; un sentiment trop calme de désespoir s’emparait de lui de plus en plus, et l’idée du suicide, sans exciter déjà le dégoût et l’horreur, le fascinait de plus en plus. À ce moment, les pas fermes du comte se firent entendre.

Les traces de la colère se voyaient encore sur le visage de Tourbine, ses mains tremblaient un peu, mais dans ses yeux se lisaient la joie et le contentement de soi-même.

— Prends ! J’ai regagné ! — dit-il en jetant sur la table quelques liasses de billets de banque. — Compte s’il y a tout. Et descends au plus tôt dans le salon. Je pars tout de suite, — ajouta-t-il comme s’il ne remarquait la profonde émotion de joie et de reconnaissance qu’exprimait le visage du uhlan.

Et en sifflant une chanson tzigane, il sortit de la chambre.