Deux Hussards/Chapitre8

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 324-328).
◄  VII.
IX.  ►


VIII

Sachka, en serrant sa ceinture, annonça que les chevaux étaient prêts, mais qu’auparavant il voulait aller chez le chef de la noblesse pour chercher le manteau du comte qui, disait-il, avec le col valait trois cents roubles, et rendre la vilaine pelisse bleue au vaurien qui l’avait échangée contre le manteau du hussard. Mais Tourbine s’y opposa et alla dans sa chambre faire sa toilette pour le voyage.

Le cavalier qui ne cessait d’avoir le hoquet, était assis sans mot dire près de sa tzigane. L’ispravnik demandait de l’eau-de-vie, invitait toute la compagnie à venir de suite déjeuner chez lui, et promettait que sa femme elle-même danserait avec les tziganes. Le joli jeune homme expliquait gravement à Iluchka que le piano a plus d’âme et que sur la guitare on ne peut prendre les bémols. Le fonctionnaire buvait tristement son thé dans un coin, et semblait, à la lumière du jour, avoir honte de sa débauche. Les tziganes discutaient entre eux dans leur langue sur l’obligation de faire encore plaisir aux seigneurs, à quoi Stiochka résistait en disant que le baroraï (en langage des tziganes, le comte ou le prince, ou plutôt un grand seigneur), se fâcherait. En général, chez tous s’éteignait la dernière étincelle de l’orgie.

— Eh bien ! Pour l’adieu encore une chanson et puis séparons-nous, — dit le comte, frais, gai, plus joli que jamais, en entrant dans la salle en costume de voyage.

De nouveau les tziganes se groupaient en cercle et se préparaient à chanter, quand Iline entra dans la salle avec une liasse de billets de banque à la main et prit à part le comte.

— Je n’avais que quinze mille du trésor et tu m’as donné seize mille trois cents — dit-il — alors, le surplus est à toi.

— Bonne affaire ! Donne !

Iline remit l’argent en regardant timidement le comte. Il ouvrit la bouche pour parler mais rougit seulement, même des larmes parurent dans ses yeux, ensuite il saisit la main du comte et la serra chaleureusement.

— Va-t’en !… Iluchka !… écoute-moi, prends, voilà de l’argent pour toi, mais il faut me conduire avec des chansons jusqu’aux remparts.

Il lui jeta sur sa guitare les 1,300 roubles qu’apportait Iline, mais il oublia de rendre au cavalier les cent roubles qu’il lui avait empruntés la veille.

Il était déjà dix heures du matin. Le soleil montait au-dessus des toits, des gens circulaient dans les rues, depuis longtemps les marchands avaient ouvert leurs boutiques, les gentilshommes et les fonctionnaires passaient en voiture, les dames flânaient dans les magasins, quand une bande de tziganes, l’ispravnik, le cavalier, le joli jeune homme, Iline et le comte, en pelisse bleue doublée de peau d’ours, parurent sur le perron de l’hôtel. Le jour était ensoleillé et il dégelait. Trois troïkas de poste, aux queues nouées, très courtes, en piaffant dans la boue liquide s’approchèrent du perron et toute la joyeuse compagnie s’installa. Le comte, Iline, Stiochka, Iluchka et le brosseur Sachka montèrent dans le premier traîneau. Blücher, hors de soi, agitant la queue, aboyait après le cheval du milieu. Les autres messieurs prirent place dans les deux autres traîneaux avec les tziganes hommes et femmes. Les traîneaux se placèrent de front et les tziganes se mirent à chanter en chœur.

Les troïkas, au son des clochettes et des chansons, en poussant jusqu’au trottoir les voitures qu’elles rencontraient, traversèrent la ville jusqu’aux remparts.

Les marchands et les passants, les inconnus et surtout les connaissances, s’étonnaient beaucoup en voyant de nobles gentilshommes passer dans les rues, au beau milieu du jour, accompagnés de femmes tziganes et de tziganes ivres. Quand elles eurent franchi les remparts, les troïkas s’arrêtèrent et tous firent leurs adieux au comte.

Iline qui, pour l’adieu, avait bu pas mal et qui tout le temps avait conduit lui-même les chevaux, tout à coup devint triste et se mit à prier le comte de rester encore une journée. Mais quand il vit que c’était impossible, spontanément, sans qu’on put s’y attendre, en pleurant il se mit à embrasser son nouvel ami et promit de demander dès son retour, sa permutation dans le régiment où servait Tourbine. Le comte était particulièrement gai. Il poussa sur un tas de neige le cavalier qui depuis le matin le tutoyait, lança Blücher sur l’ipravnik, prit Stiochka dans ses bras et voulait l’emmener avec lui à Moscou, enfin, en bondissant dans le traîneau, il faisait asseoir près de lui Blücher qui voulait toujours se tenir au milieu. Sachka demandait encore une fois au cavalier de reprendre chez eux le manteau du comte et de le renvoyer et sauta aussitôt sur le siège. Le comte cria : « Va ! » et soulevant son chapeau il l’agita et stimula les chevaux en sifflant comme un postillon. Les troïkas se séparèrent.




Loin devant s’étendait, une plaine monotone couverte de neige où serpentait la ligne jaune et sale de la route. Le soleil clair brillait en se jouant sur la neige fondante couverte d’une mince écorce glacée, et chauffait agréablement le visage et le dos. Une vapeur montait des chevaux en sueur. La clochette sonnait. Un moujik qui conduisait une charrette sur un traîneau branlant, en tirant les guides en corde, s’écartait hâtivement en frappant de ses lapti[1] mouillés la route fondante. Une paysanne grosse, rouge, tenant un enfant était assise sur une autre charrette et du bout des guides frappait une petite rosse blanche, étique. Le comte se rappela tout à coup Anna Fédorovna.

— Retourne ! cria-t-il.

Le postillon ne comprit pas tout de suite.

— Retourne ! Va à la ville ! Plus vite que ça !

La troïka franchit de nouveau les remparts, et bravement roula vers le perron de bois de la maison de madame Zaïtzova. Le comte gravit rapidement le perron, traversa l’antichambre, le salon, et trouvant la jeune veuve encore endormie, la prit dans ses bras, la souleva du lit, baisa ses yeux clos et sortit en courant. Anna Fédorovna, en s’éveillant à demi, se pourlécha et demanda ce qui était arrivé. Le comte sauta dans le traîneau, cria au cocher de partir, et cette fois sans s’arrêter, sans même penser à Loukhnov, à la jeune veuve ou à Stiochka, ne songeant seulement qu’à ce qui l’attendait à Moscou, il quitta pour toujours la ville de K***.

  1. Chaussures d’écorce tressée.