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Deux amies/1-03

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Victor-Havard (p. 14-16).
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III

Comme il ressemblait peu aux couvents austères de province, qui sont enfouis dans quelque rue déserte ombrée par des clochers d’église et des murs de vieux hôtels, ce pensionnat parisien, pimpant, empli d’une mondanité discrète, ainsi qu’une cornette de religieuse qui fleurerait un imperceptible arome de poudre à la maréchale !

Les sœurs avaient dans leurs manières, leurs conversations, une distinction affinée de femmes qui ne sortent pas du commun et qui ont goûté aux joies profanes du monde juste le temps de ne point trop en être désabusées et d’en garder une souvenance adoucie et tranquille.

Elles meublaient bien les parloirs propres, aux planchers luisants comme des miroirs, aux boiseries jalonnées de tableaux pieux, qui s’animaient le jeudi d’un froufroutement de toilettes élégantes, d’un remuement de chaises, d’un bruit de conversations féminines où les voix aiguës des petites mettaient une note dominante. Elles étaient à leur place dans le vaste jardin, pareil à un coin de parc dont les lilas s’étalaient comme une grille verte devant les fenêtres de l’étude. Le beau jardin planté d’arbres séculaires où s’amusaient les élèves, où elles avaient toutes leur carré, où des chansons de merles répondaient à leurs rires.

L’uniforme même avait une joliesse originale. Une robe unie d’une teinte grise bleutée, dont le corsage moulait la taille comme un « jersey », et sur les épaules une pèlerine courte de cachemire doublé de surah bleu, qui par son échancrure découvrait le ruban de la division auquel pendait la médaille de Notre-Dame. Enfin, encadrant les cheveux sagement coiffés, une mignonne capote coulissée à laquelle s’enroulait un liseré de la même nuance que la robe.

Que d’inutilités on apprenait là-dedans, de calembredaines historiques, de géographie et d’arithmétique, comme si une femme devait savoir que deux et deux font quatre et déchiffrer une autre carte que celle du Tendre ! Mais aussi quel apprentissage utile de la vie probable, que de choses qui se gravaient dans leur mémoire pour ne plus en sortir, qui les déniaisaient, qui les formaient. L’art difficile d’être Parisienne — Parisienne de Paris — qui ne commettra jamais une bévue, qui osera affirmer son opinion avec une crânerie drôlette au travers de toutes les discussions sans dire de trop grosses absurdités, qui saura s’habiller et se déshabiller de façon à être la plus jolie, la plus affriolante et la plus adulée.

Les élèves de Saint-Joachim avaient une sorte de marque de fabrique, — la marque des grands crus. On les reconnaissait dans le monde, et elles ne tardaient pas plus à trouver des maris qu’ensuite — bien vite — à avoir des amants.