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Deux amies/1-04

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Victor-Havard (p. 17-24).
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IV

Eva Moïnoff fut renvoyée du couvent, comme une brebis galeuse, pour avoir tenu des propos inconvenants sur la sœur Marie-des-Anges, et prétendu publiquement que la surveillante cachait dans son livre de messe la photographie d’un officier de dragons, auquel elle écrivait chaque soir en cachette.

La supérieure ne voulut point revenir sur sa décision première, d’autant que cette élève l’inquiétait avec ses allures indociles, ses hanches de femme et ses yeux fouilleurs.

Jeanne eut une crise nerveuse à l’idée qu’elle allait rester toute seule, qu’on la séparait, qu’on la désenlaçait de son amie aimée. Elles pleurèrent ensemble, abattues par le coup qui les frappait. Elles s’embrassèrent follement, comme si elles avaient voulu aspirer leur souffle et s’en griser pendant toute la durée pénible de l’absence. Et Eva torturait le cœur bouleversé de la petite, exigeait mille promesses, une fidélité de tous les jours, de tous les instants.

De loin comme de près, elles s’appartiendraient, elles vivraient de la même vie, elles s’enverraient de véritables journaux, où leurs moindres sensations, leurs joies, leurs souffrances seraient notées comme en ces examens de conscience qu’on écrit avant de se confesser.

Cette correspondance absorberait leurs pensées, les aiderait à tromper l’ennui des heures lentes et à attendre les jours de sortie, qu’elles passeraient heureusement ensemble chez les parents d’Eva car ceux de Mlle de Luxille voyageaient alors en Italie.

Ô les dimanches de liberté, elles les marquaient d’une croix blanche au calendrier, et ils n’arrivaient jamais assez vite !

Mme Moïnoff recevait justement ce jour-là et personne ne les dérangeait, ne les importunait dans la chambre tendue de perse fleurie où le lit d’Eva avait une blancheur chaste. Elles s’y enfermaient comme en un paradis, dédaignant les promenades au Bois, les distractions de toute espèce qu’on leur offrait.

Eva avait pour son amie des attentions galantes d’amant qui reçoit chez lui sa maîtresse. Des bouquets dans les vases et toujours une dînette de gourmandes qu’elles croquaient à belles dents. Elle s’asseyait aux pieds de Jeanne, posait sa tête sur les genoux grêles de l’enfant et la questionnait, lui faisait raconter par le menu les moindres potins du couvent.

— Avez-vous été bien sage, mademoiselle ? disait-elle, dissimulant sous ces intonations légères de moquerie une sourde et réelle inquiétude.

— Fi, la vilaine ! répliquait Mlle de Luxille. On l’aime, et plus on l’aime, plus elle se plaint. Vous mériteriez vraiment…

— Tais-toi, tais-toi, interrompait Eva avec une fougue enfiévrée, et elle l’attirait vers elle, elle collait sa bouche dans les cheveux follets qui frisottaient sur sa nuque, puis dans la chair rose et tiède blondie par l’ombre de l’oreille, puis sur les lèvres, comme si elle avait mordu un fruit savoureux, et l’uniforme de Jeanne, la robe collante, qui moulait les rondeurs naissantes de cette gorge de gamine, en était toute chiffonnée.

La petite avait l’impression morose d’une prisonnière qui regagne sa cellule quand on la reconduisait au couvent le soir. Sa peau sèche était picotée de lancinantes démangeaisons. Le froid la saisissait dans son lit, au dortoir. Elle oubliait ses devoirs. Elle oubliait les fleurs de son jardin. Elle cherchait les coins d’ombre pour pleurer. Et ses pensées s’envolaient par-dessus les murs élevés vers la chambre tendue de perse tendre où les bouquets, le linge d’Eva embaumaient l’air.

La séparation, l’isolement l’asservissaient davantage à l’influence morbide et énervante de Mlle Moïnoff, décuplaient ses sens, pourrissaient son imagination et son cœur. Le vice l’envahissait, s’infiltrait dans son organisme anémié.

Elle ne dormait plus.

« Je pense à toi à toutes les heures du jour et de la nuit, écrivait-elle à Eva. Le couvent est comme une grande baraque vide depuis que tu en es partie. Je te cherche partout, mon cœur joli : dans les allées du jardin, à la chapelle, à l’étude. Ta place est maintenant occupée par ce laideron d’Antonia, et j’aurais envie de la battre quand elle soulève le couvercle de ton ancien pupitre. Je t’aime comme une toquée et je ne sais que cela. Pourquoi ne peux-tu pas m’enlever à ces sœurs bougonnes et radoteuses, m’emporter pour toi seule n’importe où il te plairait de me cacher ? Nous serions si heureuses dans une petite maison au milieu des bois, où il y aurait des oiseaux et des feuilles vertes ! »

Elle continuait dans ce ton affadi de romance, ayant en tête des réminiscences de Mlle Loïsa Puget, s’emballant sur d’inutiles chimères et poétisant son vice. Et elle ajoutait à ces rêves surannés d’oiseaux, de chaumière cachée sous les feuillages, des papotages de pensionnaire aux aguets de tout ce qui se dit, de tout ce qui trouble le monotone train-train d’un couvent.

« Hortense de Champvallon avait égayé toute la classe en récitant le chapitre d’Agar et d’Abraham avec des termes d’argot que son frère, qui est saint-cyrien, lui apprenait le dimanche. La sœur Sainte-Luce en était encore malade. Mgr d’Héliopolis avait promis d’officier pontificalement pour l’adoration perpétuelle. La supérieure en perdait le boire et le manger. Rose Welmont se brouillait décidément avec la grosse Marthe à propos d’un méchant bout de « nourrissonne ». On n’était pas plus bête que ces deux écervelées. »

Eva lisait les lettres de son amie de la première à la dernière ligne. On eût dit d’une convalescente qui par les fenêtres de l’infirmerie regarde de loin les élèves qui jouent, qui s’ébattent dans la cour de récréation, et soupire et a la nostalgie des clameurs anciennes, des parties bruyantes, de tout ce qui l’amusait, de tout ce qui l’amusera bientôt comme autrefois.

Elle répondait aux confidences de Jeanne par des déclarations exaltées, expansives, impatientes, qui auraient pu se résumer dans cette phrase ardente d’une lettre de Mlle Aïssé adressée au chevalier d’Aydie :

« Je n’ai qu’un désir en ce monde, rendre la vie si douce à celui que j’aime qu’il ne trouve rien de préférable à cette douceur. »

Ce feu, perpétuellement attisé et par leur correspondance assidue et par la sortie du dimanche, altérait la santé de Mlle de Luxille. Elle maigrissait. Elle fuyait la société des autres élèves et touchait à peine du bout des lèvres les plats qu’on servait au réfectoire. Les religieuses s’épouvantèrent de ces tristesses noires, dont elles ne devinaient pas la cause, des convulsions spasmodiques qui l’agitaient brusquement et lui enlevaient pendant des heures toute apparence vitale. Son anémie croissait, compliquée d’une maladie de langueur.

On avertit M. de Luxille, qui retira aussitôt sa fille du couvent.

Et sur les instances de Mme Moïnoff, qu’avait endoctrinée Eva, les deux amies furent confiées à une vénérable institutrice qui admirait dévotement les romans de Mme Cottin et ne demandait qu’à avoir une chaufferette chaude et à somnoler au fond d’un bon fauteuil.

Les jeunes filles l’accablèrent de petits soins et elle ne les embarrassa point.