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Deux amies/1-05

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Victor-Havard (p. 25-27).
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V

M. Wasili Moïnoff, qu’on recevait ainsi que sa femme non seulement dans la colonie étrangère mais dans plusieurs salons du faubourg Saint-Honoré, était un ancien marchand de chapeaux de Moscou.

Il avait épousé la fille cadette d’un sénateur qui remuait les millions à la pelle et dirigeait plusieurs mines et des établissements industriels disséminés aux quatre coins de la Russie. Mais bientôt, compromis dans des spéculations véreuses, n’attendant pas la dégringolade complète de son beau-père, que les journaux accusaient ouvertement de malversations coupables et dont la fortune allait s’effondrer en une formidable banqueroute, Wasili Moïnoff réalisa la dot de sa femme, plaça tout ce qui lui appartenait en rentes françaises, et partit par le premier train qui chauffait pour Paris.

La grande ville l’accueillit, comme elle accueille invariablement les rastaquouères, avec une bienveillance particulière et sans leur demander ni passeports ni papiers de famille.

Les nouveaux venus étaient riches. Ils ne reculaient devant aucune dépense. On les accepta bientôt et ils prirent rang parmi cette société interlope et bruyante qui mène la mode, qu’on prône louangeusement dans les échos mondains et qui se faufile, s’insinue partout, prodiguant ses invitations et tenant comme des tables d’hôte ouvertes à qui veut se présenter.

Drôle de bohème envahissante et attirante dont les femmes, avec leur beauté subtile, leurs extravagantes toilettes, leurs cheveux éblouissants, vous retiennent et vous forcent à revenir une fois, deux fois, toujours, vous mettent un bandeau sur les yeux, vous empêchent de voir combien leurs maris sont ridicules et communs, et ont inventé la plus sensuelle des valses et la plus jolie des coiffures, — celle qui découvre la nuque et voile le front jusqu’aux cils comme d’une résille d’or !

Les Moïnoff s’installèrent luxueusement dans un hôtel de l’avenue des Champs-Élysées, dont le premier étage était occupé par la famille de Luxille, des gens très riches qui cousinaient avec tout le faubourg.

La marquise de Luxille traita d’abord de haut ses voisins, et ne les admit que peu à peu dans son intimité. Puis on ne se quitta plus, on fréquenta les uns chez les autres comme des parents qui ont loué la même maison.

L’amitié étroite de Jeanne et d’Eva resserrait ces liens d’aventure, habituait les deux familles à vivre d’une existence presque jumelle.

Et le marquis guidait complaisamment M. Wasili Moïnoff dans les bons endroits, le mettait de moitié dans ses escapades de vieux libertin, tandis que leurs femmes prenaient le thé en causant chiffons au coin du feu ou s’évaltonnaient au bal.