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Deux amies/1-08

La bibliothèque libre.
Victor-Havard (p. 37-44).
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VIII

Une difficulté sérieuse empêchait la réalisation immédiate de ce projet.

Mlle Moïnoff, étant encore mineure, ne pouvait pas signer un acte de location sans le consentement de ses parents, mais elle n’était pas femme à se rebuter pour une bagatelle semblable et à rester indéfiniment en panne comme les niais qu’arrête le premier obstacle heurté.

Elle s’introduisit dans l’intimité de cette baronne de Millemont chez laquelle elle avait tant de fois valsé quand elle sut par des potins surpris au vol que la petite folle faisait parade en secret de ses préférences amoureuses et enlevait les unes après les autres les maîtresses entretenues par son mari.

Et, en la poussant, en surexcitant son imagination blasée, elle parvint à la mettre de moitié dans la partie, elle obtint ce qu’elle voulait. La baronne accepta, sans se faire prier, de chaperonner cette bande de gamines. Ce mode imprévu d’amusement lui plaisait.

On l’eût dit inspiré par quelque chapitre piquant des mémoires pimentés qu’un Don Juan anonyme a écrits le loup sur les yeux. Puis le secret exigé, le champ ouvert aux fantaisies extravagantes, l’inédite drôlerie de tout cela — et aussi l’attrait des cheveux blonds d’Eva — l’aguichaient, l’intéressaient au suprême degré.

Dès lors, elles ne s’occupèrent plus que de découvrir l’hôtel rêvé.

La baronne emmenait Eva dans son coupé et elles couraient les rues, — tout l’après-midi, — lisant les écriteaux et visitant les logis. On les prenait pour deux sœurs.

Généralement les prix élevés les épouvantaient. Elles hésitaient. Elles se consultaient souvent affriandées, mais se décidant à être raisonnables, à ne pas croquer d’une seule bouchée la caisse encore problématique du cercle. Enfin, Mme de Millemont lut, à la quatrième page d’un journal, l’annonce suivante :

« Peintre en déplacement pour panoramas désirerait louer immédiatement petit hôtel meublé avec atelier et jardin — 6,000 francs. — S’adresser à M. Lozère, rue de Douai. »

Elles y coururent.

Le logis était joli comme une bonbonnière de présidente, fanfreluché, lumineux, encombré de bibelots et d’étoffes chatoyantes. Des divans bas, recouverts de tapis de Smyrne, bouchaient les coins de l’atelier, se dérobaient derrière un paravent japonais où des palombes amoureuses se becquetaient sur des branches roses de pêchers en fleurs. Les études du peintre : paysages brossés en pleine impression, corps de femmes campés voluptueusement sur la toile, bien modernes avec leurs formes mièvres et n’ayant pas la chasteté du nu antique, se reflétaient en même temps que des feuilles de lataniers épanouies comme des ombrelles vertes dans des glaces larges de Venise encadrées de verroteries scintillantes.

La chambre à coucher avec ses tentures de peluche pâle, son lit à colonnes large et profond comme un reposoir, avait une coquetterie discrète. Elle fleurait la femme et l’on devinait que la lanterne flamande pendue au plafond avait éclairé plus d’une partie joyeuse, avait entendu plus d’un serment oublié d’ailleurs au réveil par les inconstantes que l’artiste conviait à des fêtes pour la plupart sans lendemain.

La table étroite de la salle à manger, faite pour des dînettes d’amoureux où les assiettes, les chaises et les lèvres se touchent, où, au dessert, on lance sa serviette au diable et l’on boit du champagne dans le même verre ; la salle de bains avec sa baignoire striée de veinures rosées ; des bouts de dentelles, des épingles à cheveux traînant sur les cheminées, prouvaient qu’on s’était amusé là à corps perdu.

Ce cadre les enchanta. Et la baronne loua séance tenante.

Eva choisit parmi ses nombreuses amies celles qui avaient subi son joug et profité le mieux de ses leçons réitérées. Mme de Millemont racola des recrues intéressantes.

Elles étaient douze en tout.

La baronne eut la présidence de la Société. Le chiffre de la cotisation mensuelle fut fixé par Eva, qui menait l’intrigue et rédigea elle-même les articles du règlement. Un règlement dont la « raideur » dépassait le fameux code des « Loutones » et n’était, de la première à la dernière page, qu’un appel érotique, une énumération complaisante de détails libertins mêlés d’enfantillages presque ridicules où demeuraient des ressouvenances du couvent. Les affiliées devaient jurer sur leur honneur — comme des hommes — que rien au monde ne leur ferait révéler — même dans un coup de jalousie — ni ce qu’elles auraient vu, ni ce qu’elles auraient entendu.

L’hôtel finit par devenir une véritable maison interlope.

La bibliothèque composée de livres malsains, les albums de photographies clandestines, les peignoirs souples de batiste transparente pendus aux patères des chambres, contribuaient à lui donner cet aspect. Les jeunes filles s’y attendaient, y demeuraient des journées entières.

Eva était enragée et ne savait qu’inventer pour s’anéantir plus jouisseusement et surmener son corps. Sa corruption épouvantait et ravissait Mme de Millemont.

Cela dura plusieurs mois.

Puis des vides se creusèrent. Quelques-unes, lasses, dégoûtées de cette existence surchauffée, résistèrent au courant qui les emportait et essayèrent de se marier. Mais Mlle Moïnoff se mit en travers de ces conversions édifiantes. Avec une verve méchante, elle écrivait de longues lettres signées d’initiales quelconques soit à la famille du fiancé, soit au fiancé lui-même ; des lettres perfides qui semblaient dictées par un dépit d’amour, un de ces accès de colère furieuse qu’on regrette lorsqu’il est trop tard pour réparer l’infamie commise. Elle y déshabillait la jeune fille avec une assurance d’homme qui a souvent dégrafé le corset et arraché les boutons qui résistent trop longtemps. Elle conseillait ironiquement au mari futur de ne point s’alarmer des pudeurs de la première nuit, de ne pas négliger dans ses baisers les signes blonds qui parsemaient comme d’imperceptibles paillettes d’or le corps de sa fiancée et plus que tous les autres, un tout petit, niché sur les rondeurs de la hanche droite. Elle corsait ses révélations de détails indéniables et sur les fleurs que la jeune fille préférait et sur la forme des chemises et des pantalons qu’elle portait d’ordinaire.

Minés ainsi lentement, sûrement, les mariages s’effondraient. Il en résultait des brouilles haineuses de famille, des duels de frère ou de parents prenant hautement le parti de la jeune fille accusée, des bruits méchants colportés de salon en salon, qui se gravaient dans la mémoire et qui écartaient à tout jamais les prétendants, malgré l’appât de la dot offerte et de la beauté séduisante.

Et Eva s’esclaffait de rire, trouvait la farce très drôle et la racontait à Mme de Millemont, qui partageait sa gaieté.

Au bout de l’année, la société se désagrégea.

Le baron de Millemont, chargé d’une mission diplomatique, quittait Paris avec sa femme. Elle sous-loua l’hôtel avant son départ.