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Deux amies/1-12

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Victor-Havard (p. 65-70).
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XII

C’était un bon jeune homme de province, dégrossi tant bien que mal par quelques amitiés parisiennes et venu à Paris pour écorner son patrimoine dans le monde où l’on s’amuse. Il mettait sur ses cartes : Stanislas de Tillenay, avec un élégant tortil de baron, mais s’appelait en réalité : Stanislas Moriceau. Il n’avait aucun droit à la particule et au tortil, et ce nom de « Tillenay » était celui d’une propriété terrienne que son père agrandissait chaque année dans un coin de la Champagne.

Leur fortune datait de la veille, et les commencements de M. Moriceau avaient été pénibles.

Peu à peu enrichi par des spéculations heureuses, ayant envie de goûter une vie calme et familiale, de se reposer des labeurs passés, de la vie de chien ancienne, il avait épousé sur le tard, à Reims, une jeune fille de noble souche, ni laide, ni jolie. Mariage de raison, où il n’y eut pas un atome d’amour, ni d’un côté, ni de l’autre.

La naissance inespérée d’un fils en résulta.

Stanislas fut d’abord malingre comme le sont les enfants de vieux. On eût dit qu’un sang appauvri et mauvais coulait dans ses veines, lui donnait ce masque blafard de scrofuleux. Il grandit tout à coup comme une plante hâtive et l’on dut renoncer à le mettre au collège, à fatiguer sa cervelle trop faible par des études abstraites.

On le considéra presque jusqu’à sa vingtième année comme un enfant sans âge auquel on ne prête aucune attention et qui ne se mêle point aux conversations. Il avait le nez de sa mère busqué comme un bec de gerfaut, les lèvres minces de son père et quelque chose de maladroit et de heurté dans tous ses mouvements.

Paris le changea, lui apprit à tenir sa place, à s’habiller, à être une marionnette correcte qui sait saluer, papoter pour ne rien dire et valser convenablement.

Et il n’avait pas une figure trop ridicule le soir où Jeanne le vit pour la première fois.

Mlle de Luxille s’était résignée à céder aux instances de ses parents, à ne pas prolonger cette bataille absurde au fond, car les idées fausses qu’Eva lui avait inculquées au sujet du mariage se dissipaient une à une.

Elle connaissait la piquante définition qu’un humoriste a donnée de ce grave événement : « Un homme de moins, une femme de plus ! » Elle avait hâte de se soustraire à la tutelle de ses parents, de vivre à sa guise sans avoir à quémander des permissions oiseuses, à jouer des comédies hypocrites.

M. de Tillenay répondait à l’idéal qu’elle souhaitait.

Elle le manierait comme une boule de cire molle. Elle le dresserait en Parisienne experte et adroite et l’habituerait à une obéissance passive, à ne s’étonner de rien, à disparaître à la cantonade dès qu’on le trouverait de trop ou qu’on en exprimerait le désir. Sa petite tête travaillait. Elle arrangeait l’existence probable à sa convenance avec cette prescience subtile qu’ont presque toujours les femmes en toisant les individus faibles et inutiles.

Un mari pareil n’avait rien de redoutable, rien d’encombrant. Ce serait un bibelot d’étagère.

Elle encouragea ses parents stupéfiés par cette évolution subite. Elle se mit de moitié dans leur jeu. Et ils roulèrent de compagnie M. de Tillenay qui, dans sa naïveté profonde, fut dupe des prévenances qu’on avait pour lui, des semblants d’amour qu’il croyait inspirer à Jeanne.

Le père Moriceau approuva la conduite de son fils. La dot de Mlle de Luxille l’appâtait ainsi que son nom sonore, ses nombreuses relations, son intimité avec la maréchale d’Ancre. Il éclatait d’orgueil dans sa peau de parvenu et il éperonna Stanislas, il activa les fiançailles comme s’il avait craint un changement de front de la part des Luxille, un caprice de la jeune fille faisant des papillotes du contrat futur.

Jeanne triompha par ces moyens — les craintes qu’elle entretenait soigneusement, les menaces dont elle fatiguait le père et le fils — de l’avarice invétérée de M. Moriceau. Il arrondit, donation par donation, la fortune qu’il reconnaissait à Stanislas et lui céda le plus clair de son avoir et les meilleures de ses fermes.

Ces concessions réitérées le désespéraient comme s’il se fût saigné aux quatre veines. Il avait de sourdes colères de paysan forcé de dépenser l’argent laborieusement recueilli. Mais sa vanité le dominait plus que tout le reste, lui courbait l’échine, le métamorphosait en un plat valet de vaudeville.

Mlle de Luxille s’essayait déjà à son rôle prochain, se moquait de la cour assidue que Stanislas lui faisait maintenant, imaginait mille taquineries pour le tourmenter et l’embrouiller dans ses déclarations amoureuses.

— Vous me raconterez cela quand nous serons mariés ! gouaillait-elle en l’arrêtant net lorsqu’il recommençait son antienne.

Et ils ressemblaient tous les deux, le père et le fils, à des pantins mécaniques dont la jeune fille tenait les ficelles entre ses doigts frêles.