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Deux amies/1-13

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Victor-Havard (p. 71-76).
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XIII

L’un des suisses heurta les dalles du manche de sa pique et la porte de l’église s’ouvrit à deux battants devant la mariée appuyée au bras de son père.

Jeanne entrevit la nef emplie de monde, de toilettes claires, les têtes qui se retournaient curieusement vers elle, et tout au fond l’autel, surchargé d’azalées et de lilas blancs et piqueté d’innombrables lueurs de cierges. L’orgue attaquait à pleins claviers la marche nuptiale de Mendelssohn.

M. Moriceau avait envoyé des centaines de « faire part » et invité à la cérémonie nuptiale tout ce qu’il comptait de parents et d’amis. En traversant l’église avec le cortège, il adressait à droite et à gauche de petits saluts complaisants, des clignements d’yeux, des grimaces significatives, — toute une mimique affairée que raillaient discrètement les sourires narquois des gens propres égarés dans ce milieu composite.

Et Jeanne baissait les yeux, n’avait pas son aplomb accoutumé, son effronterie de gamine, sous les regards qui la dévisageaient. Le voile de tulle, la robe de brocart épinglée de fleurs d’oranger semblaient la gêner et les déhanchements saccadés de son allure automatique s’accentuaient, la faisant plus maigre, plus garçonnière encore.

Les mariés prirent leurs places.

Des retardataires arrivaient. Les femmes, à petits pas, déplaçaient les chaises, se casaient avec un froufroutement de soie froissée. Des groupes se formaient où l’on causait distinctement du dernier cours de M. Caro et du dernier rôle de Judic, où l’on ne s’occupait pas plus du mariage de Mlle de Luxille que s’il avait été contremandé.

Jeanne, enfoncée dans son fauteuil, mourait d’envie de se retourner, mais n’osait pas compromettre sa dignité de mariée. Elle feuilletait et refermait son livre de messe pour avoir une contenance. M. de Tillenay ne bougeait pas et ses doigts pétrissaient machinalement les bords de son claque trop neuf.

La messe commença.

À la fin de l’évangile, deux des plus jolies amies de Jeanne, Eva Moïnoff et Mlle d’Athis, quêtèrent. Eva avait affecté de porter une robe courte de dentelles blanches. Rien que du blanc, des pompons de ses souliers aux plumes de son chapeau. Cela ravivait le charme pénétrant de sa beauté, l’enveloppait de quelque chose de chaste, de jeune, comme ces bouquets que l’on cueille sur la lisière des bois au mois de mai. Et elle passait souriante et blonde entre les rangées de chaises, remerciant du bout des lèvres à chaque aumône qui tombait dans la bourse, la tendant d’un geste un peu las qui avait une grâce extrême.

Arrivée devant Jeanne, la quêteuse allongea brusquement le bras, lui mettant l’aumônière presque sur les genoux. Mlle de Luxille dut relever la tête et affronter le regard dur et méprisant avec lequel Eva Moïnoff la toisait. Elle frissonnait, prise d’une peur exagérée et craignant un esclandre public. Ses doigts tremblaient nerveusement comme aux approches d’un danger, en lui remettant le billet de cinq cents francs qui représentait son offrande. Mais la jeune fille haussa les épaules, satisfaite d’avoir épeuré l’infidèle qui trahissait ses serments, et continua la quête avec un sourire plus énigmatique.

Jeanne respira. L’office lui semblait d’une longueur interminable et elle avait hâte d’entendre le dernier psaume, d’assister au défilé de la sacristie, d’être complimentée par la même phrase banale et bête que les parents, les amis et les indifférents se croient obligés de marmonner avec des intonations de circonstance.

Elle redoutait les emportements d’Eva et se remémorait — en ayant l’air de prier — les explications aigres qui les avait ameutées l’une contre l’autre pendant plusieurs heures, les reproches furieux, les sanglots de dépit qui déchiraient sa poitrine, qui ridaient et enlaidissaient ses traits adorables. En y pensant, Jeanne était encore tout impressionnée. Mais elle n’en voulait pas trop à son amie de lui causer de tels émois, elle l’aimait toujours, avec moins de soumission mais avec autant d’ardeur et ces preuves d’attachement la flattaient secrètement.

Aussi, ne regrettait-elle pas la promesse que Mlle Moïnoff lui avait arrachée à coups de menaces, — la veille, — la promesse formelle de s’esquiver du lunch tout à l’heure, — sous un prétexte quelconque, — de la rejoindre dans leur ancienne chambre, avec son voile, sa robe blanche et ses fleurs d’oranger. Les restes n’étaient-ils pas assez bons pour cet excellent Cassandre qui continuait à pétrir les bords de son claque ?

Mlle de Luxille retint un éclat de rire à l’idée qu’elle distribuerait ensuite à ses amies, fleur à fleur, son chaste bouquet de corsage.

Les prêtres se retirèrent. La messe était terminée.

Le défilé de la sacristie dura une heure. Jeanne n’en pouvait plus ; mais il fallut tenir jusqu’au dernier embrassement, jusqu’à la dernière poignée de main, — la poignée de main discrète de la grande couturière qui est venue juger elle-même l’effet produit par ses toilettes. Eva avait serré très fort Mme de Tillenay dans ses bras, et murmuré rapidement :

— Tu sais ce que tu m’as juré !

La marquise de Luxille papillonnait, caquetait, versait de temps en temps une larme et elle tournait le dos à M. Moriceau, qui l’importunait tout le temps de questions oiseuses.