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Deux amies/2-01

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Victor-Havard (p. 87-95).
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DEUXIÈME PARTIE

I

Une inquiétude sourde de l’avenir tourmentait le faible cerveau de M. de Tillenay. Il sentait la partie perdue d’avance sans qu’il lui fût possible d’escompter les chances d’une revanche quelconque. Jeanne ne lui appartiendrait jamais, ne serait jamais sa femme que nominalement. Cette première nuit de noces où il s’était montré à la fois brutal et impuissant, — n’ayant souci ni des délicatesses, ni des fièvres sensuelles d’une jeune femme qui ne sait encore de l’amour que des fredons de romance sentimentale — l’avait achevé dans l’esprit frivole de Jeanne.

Le ton moqueur dont elle scandait ses moindres phrases, la façon de commander à son mari comme à un groom, l’indifférence glaciale avec laquelle elle refrénait ses tentatives de réconciliation, lui prouvaient assez que la jeune femme le considérait comme un être neutre à reléguer dans l’ombre, une doublure qu’on utilise suivant son caprice.

Puis Stanislas n’était pas assez bête pour ignorer que la plupart des procès conjugaux, des méchantes histoires de ménages lézardés proviennent d’une maladresse du mari, d’une impression fâcheuse dont le souvenir se grave comme une tache de rouille et que les tendresses d’ensuite n’effacent point.

La femme n’oublie pas sa première nuit de femme, — l’heure mystérieuse où la vie s’ouvre devant elle, où en une souffrance vite passée elle apprend les joies de la possession, de tout l’être qui s’abandonne, qui s’annihile dans un autre être.

Et elle ne pardonne pas les désillusions de l’oreiller, les bévues qui révoltèrent sa pudeur instinctive, les ridicules qu’elle surprit dans sa gaminerie d’enfant querelleuse. Elle les revoit perpétuellement comme au travers d’un verre grossissant, et c’est l’éternel thème de ses railleries et de ses reproches qui flagellent le malheureux — autant qu’une cinglée de bois vert !

Et M. de Tillenay, songeant à ce voyage écourté qui du premier au dernier jour n’avait été qu’une succession ininterrompue de scènes violentes, certain de ne pas être aimé par Jeanne, redoutait ce retour à Paris.

Les visites à faire et à recevoir l’importunaient. Il flairait un ennemi, un séducteur dans tous les amis qui leur présentaient patte blanche. Il cherchait un sens énigmatique aux paroles les plus simples de sa femme, à des coquetteries subites, à des toilettes nouvelles. L’idée fixe qu’il serait trompé, catalogué par Jeanne dans la confrérie jaune, qu’on le tournerait en dérision, qu’il aurait peut-être à se battre en duel, à être blessé, à plaider, hantait ses nuits sans sommeil et ses après-midi soucieux.

Il devenait tatillon, obsédant, sermonneur et prenait le meilleur moyen pour activer un dénouement prévu. Loin de convaincre, d’apitoyer la jeune femme, ces menaces acrimonieuses, cette invariable chanson de tuteur d’opérette en mal de galants, lui découvraient des horizons inconnus, l’invitaient à courir les aventures, à repousser d’une chiquenaude le boulet encombrant rivé à son petit pied.

Elle serait retournée aussitôt chez ses parents si Mme de Luxille ne lui eût pas semblé un épouvantail plus grand que ne l’était au demeurant M. de Tillenay.

Jeanne avait pris l’habitude au couvent de garder les brouillons des lettres qu’elle écrivait à ses amies et surtout à Mlle Moïnoff. Elle les empilait soigneusement par paquets serrés de faveurs roses au fond d’un chiffonnier dont elle ne laissait jamais traîner la clef. Et de-ci de-là, toute seule, elle les feuilletait, mêlant aux siennes celles qu’Eva lui avaient répondues, rêvassant entre les lignes de tendresses exaspérantes qui l’alanguissaient, la brisaient — rien que de s’en souvenir. Cette lecture brûlait sa chair ainsi qu’un vin saturé d’épices fortes.

M. de Tillenay s’en aperçut.

Ces lettres que sa femme relisait avec une telle passion l’inquiétèrent. Ne venaient-elles pas d’un amant ? Pourquoi Jeanne les enfermait-elle aussi peureusement ?

Il se posait toutes ces questions et, dans sa patience fureteuse de mari jaloux, il parvint à ouvrir le chiffonnier. Les formules tendres qui commençaient le texte de chaque lettre donnèrent d’abord le change à M. de Tillenay. Mon cher cœur, mon mignon chéri, mon trésor adoré, cette litanie molle et brûlante de mots amoureux, cette langue d’oreiller, ne pouvaient s’adresser qu’à un homme. Mais la suite le rasséréna comme l’annonce d’une bonne nouvelle. L’imbécile se réjouissait de sa découverte. C’était plutôt de sa part une bêtise profonde qu’une dépravation de blasé.

Il préférait bien que Jeanne s’enlisât jusqu’aux reins, jusqu’au cou dans son vice préféré. Les conséquences de ces infidélités ne l’épouvantaient pas. Elles ne l’empêcheraient pas de conserver sa dignité de mari heureux qui est sûr de la vertu de sa femme. Elles préserveraient Mme de Tillenay des tentations d’école buissonnière. Le mal n’avait aucune gravité. Et au fond, Stanislas comptait bien, profiter de la corruption qui faisandait le cœur de sa femme, brider désormais cette bête indocile et la mener à la cravache.

Alors, à l’étonnement de Jeanne, il changea de front, il cessa de l’interroger à tout propos, de bougonner dès qu’elle épinglait son chapeau ou mettait ses gants. Mme de Tillenay ne le reconnaissait plus. Il s’effaçait avec une discrétion aimable. Il la laissait libre de sortir quand elle le désirait, de rentrer à n’importe quelle heure. Il prévenait ses caprices et la comblait de cadeaux.

Eva Moïnoff ne les quittait pas. M. de Tillenay l’avait accueillie comme une grande sœur, l’amie préférée qui s’amuse à chaperonner une jeune femme mariée d’hier, qu’elle emmène dans son coupé pour toutes ses courses, qui lui aide à servir le thé à son « five o’clock » et lui tient compagnie le soir, bavarde, fait avec elle de la musique à quatre mains, tandis que le mari est à son cercle ou ailleurs.

Jeanne trouvait cette existence délicieuse, s’accoutumait à cet époux facile et débonnaire qui tenait si peu de place et fermait si volontiers les yeux. Peu à peu, ils se réconcilièrent complètement et elle ne le chassa plus de sa chambre.

Stanislas s’accommodait de tout, se laissait dériver à vau-l’eau, vraiment heureux et le criant sur les toits. Et lorsque Mme de Luxille le questionnait anxieusement, lui disait :

— Eh bien ! Jeanne s’amende-t-elle, se montre-belle plus affectueuse ?

Il répondait d’un ton enthousiaste :

— Mais oui, mais oui, chère mère, nous nous adorons !