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Deux amies/1-14

La bibliothèque libre.
Victor-Havard (p. 77-86).
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XIV

Mademoiselle EVA MOINOFF
Avenue des Champs-Élysées, Paris.
Cannes, Hôtel Beauséjour.

Mon cher cœur, je t’envoie les premiers feuillets du journal que je t’avais promis d’écrire — heure par heure — depuis le départ, et que j’intitulerais volontiers : Journal d’une désillusionnée, si je n’avais pas peur de ressembler à notre ancienne gouvernante, Mlle Martinot, à son nez ridicule et à ses lunettes bleues. D’ailleurs, avais-je tant d’illusions que cela en épousant M. de Tillenay ? — Tu le sais mieux qu’une autre, n’est-ce pas ?

Cependant je ne m’imaginais pas qu’il fût possible de dégoûter plus promptement une petite femme du mariage et du mari, de paraître aussi encombrant, ennuyeux, terne et déplaisant que n’y est arrivé ce pauvre Stanislas. Si tous les hommes ressemblent à celui-là, mademoiselle, vous aurez bien raison de coiffer sainte Catherine et de vous contenter d’être adorée passionnément par votre petite Jeanne. Nous ferions un si joli ménage ensemble ! Rien que nous deux, comme dans nos vieux rêves du couvent, quelque part, n’importe où. Est-ce que nous serions les seules, et penserait-on à jeter des pierres par-dessus notre jardin ?

Mais je bavarde à tort et à travers, et je vois, d’ici, mon mignon méchant, votre front qui se rembrunit et votre bouche qui fait sa lippe d’enfant gâtée.

Commençons donc par le commencement et passons ce que vous savez, mademoiselle ; — l’escapade d’une petite mariée qui vous a donné son bouquet de fleurs d’oranger, un peu tremblante d’abord mais si heureuse après, si triste de quitter son amie à la première bouchée de la dînette. On n’avait pas trouvé notre absence trop longue, excepté maman qui allait et venait bouleversée, s’embrouillant dans ses phrases, n’osant pas abandonner ses invités, et questionnée par M. Moriceau, dont elle cherchait vainement à se délivrer. Une femme ne change pas de toilette comme cela en deux temps, trois mouvements, comme chantait Granier dans Madame le Diable, surtout lorsqu’il s’agit d’une toilette de voyage de noces. Puis le lunch avait occupé ces messieurs.

Les félicitations recommencèrent ainsi que les attendrissements de commande et les poignées de mains significatives qu’il ne faut pas avoir l’air de comprendre, et bonsoir la compagnie. Les dernières voitures traversèrent la cour avec un craquement de roues sur le sable. La comédie était jouée.

Stanislas s’occupa aussitôt du chargement des malles, se remuant beaucoup pour rien et traînant de pièce en pièce un horrible nécessaire trop neuf qui l’empêtrait dans tous ses mouvements. Le front appuyé aux vitres, serrant machinalement le nœud de ma cravate de percale, j’essayais d’analyser mes sensations nouvelles. Chose drôle, il ne me semblait pas que je fusse mariée, mariée pour de vrai. Une lassitude croissante s’emparait de moi et me rendait comme inerte, engourdie d’esprit et de corps. J’aurais voulu dormir longtemps. Et maman, tourmentée de me voir à ce point indifférente et glacée, avait attiré mon mari dans un coin, le suppliait avec des larmes dans la voix, exigeait des promesses de toutes sortes dont je saisissais quelques mots.

— Elle est si jeune, disait-elle, presque encore un enfant… Ménagez-la, mon ami, ne brusquez rien. Votre bonheur en dépend !…

Elle l’étourdissait tellement qu’il en oublia son nécessaire sur un meuble. S’assurer que personne ne venait, l’ouvrir et le fouiller, fut l’affaire d’un instant. Il contenait de l’eau de mélisse et une potion entourée de son ordonnance. Je te l’envoie, et j’espère que tu parviendras à savoir à quoi sert cette mixture de cannelle, de genzeng et ce « calamus aromaticus », qu’il faut prendre, d’après l’ordonnance, « une heure avant ». Avant quoi ?

Chapitre II. — L’intérieur d’un compartiment de première classe. Une petite femme, blottie dans un coin et paraissant compter, à travers la vitre terne, le nombre des poteaux télégraphiques qui se succèdent en une sarabande échevelée. Très maussade, la petite femme, sans savoir trop pourquoi, et se mordillant les lèvres pour ne pas rire lorsqu’elle s’aperçoit, à la dérobée, de l’embarras croissant de son mari qui, depuis le départ, arrange les paquets dans le filet. Comment s’y prendra-t-il ? Par quelle sottise va-t-il débuter ?

Il s’assoit auprès d’elle — presque sur sa jupe — et lui prend la main. Madame se laisse faire et attend la suite.

— Vous ne m’en voulez pas trop, balbutie-t-il d’abord, de vous faire voyager aussi mal… les coupés et les sleepings étaient tous retenus et nous n’aurions pas eu le courage d’ajourner notre départ… J’avais une telle impatience de vous posséder, de me sauver bien loin avec vous… Je vous aime tant, Jeanne…

Jeanne songe, au milieu de ces déclarations forcées, que son beau-père est le plus ladre des beaux-pères, que ces excuses sont cousues de fil blanc et qu’elle leur réserve des tours de sa façon. Le silence enhardit-il M. de Tillenay ? Il se penche vers sa femme, et l’attire insensiblement dans ses bras. Et avant qu’elle ait eu le temps de dire non, d’écarter d’un geste les lèvres audacieuses, elle se sent baisée derrière la nuque, mais avec une telle maladresse, une telle timidité, que cela la trouble moins qu’une piqûre de mouche. Alors, il se croit obligé de marmotter tout bas dans l’oreille de la pauvre petite des phrases à double entente, de s’exaspérer contre la lenteur du train, de lui répéter, comme une antienne :

— Vous allez être enfin ma femme… ce sera si bon !

Impossible d’obtenir des détails plus précis. Monsieur ne sort pas de son : « ce sera si bon ! » et madame, qui est une curieuse, s’énerve dans son coin, attend la fameuse surprise qu’on lui ménage, s’apprête à comparer le fruit défendu goûté aux choses permises qu’elle goûtera tout à l’heure…

Chapitre III. — Une chambre d’hôtel à Cannes. Aussi banale que le compartiment de première classe. Lit large où les bonnes ont mis deux oreillers, pendule de simili-bronze, rideaux de reps bleu, etc, Les fenêtres s’ouvrent sur la mer. Est-ce ici que M. de Tillenay expliquera le : « ce sera si bon ? »

Nous sommes rentrés assez tôt, après un dîner sérieux de gens qui vont appareiller à la découverte de pays inconnus et une courte promenade le long de la Croisette. Il faisait frisquet. La lune montait derrière les pins et un peu de jour flottait encore au ras de l’horizon. L’entreprenant amoureux du voyage paraissait décontenancé, troublé, n’était plus à la hauteur de son rôle. Et les portes de nos deux chambres se refermèrent, tandis que, dans le corridor, les domestiques chuchotaient en étouffant leurs rires :

— Ce sont des nouveaux mariés. Si leurs voisins parviennent à dormir cette nuit, ils auront de la chance !

Dois-je tout raconter ? L’entrée burlesque de Stanislas en caleçon, si laid, si ridicule que la petite femme dont les yeux se fermaient déjà part d’un éclat de rire qui remplit toute la chambre, sans pouvoir se calmer, riant, riant, et de voir le nez de son mari s’allonger, et le malheureux se demander s’il doit battre en retraite ou rester. Drôle de commencement, n’est-ce pas, pour une nuit d’amour !

— Pardonnez-moi, dis-je enfin, c’est nerveux !

La bougie est soufflée. Je ne ris plus, plus du tout. Quoi, serait-ce cela, l’amour ? Un homme qui vous étouffe, qui vous blesse brutalement, et s’essouffle, et dit des mots bêtes, puis qui s’endort épuisé lorsque la petite femme, remise de son premier émoi, défaillante et surexcitée, serait prête à se donner encore, à chercher des sensations ignorées. Les voisins ont pu ronfler à leur aise. Les nouveaux mariés ne les ont pas longtemps dérangés. Et je me rappelle une lettre que nous écrivait notre amie Berthe de Château-Monrose pendant son voyage de noces. La folle ne nous décrivait que des ciels de lit. À Florence, à Venise, à Naples, elle n’avait souvenance que de ses chambres d’hôtel et de la couleur des rideaux. Couchés tout le temps, mais pour quoi faire, mon Dieu ? Il est vrai que les autres hommes ne ressemblent peut-être pas à la remarquable inutilité dont je suis affublée désormais.

Tu penses, ma chérie, que nous en sommes restés à ce début intéressant. Les bonnes continuent à mettre deux oreillers sur mon lit, mais M. de Tillenay couche dans sa chambre. Il passe son temps au télégraphe à embêter maman de ses doléances. Votre fille est cruelle, intraitable, désespérante, que sais-je ? Maman répond par d’autres télégrammes non moins éplorés. Ce que les employés du télégraphe doivent s’esclaffer ! J’ai fait une scène à Stanislas. J’entends garder ma liberté pleine et entière et j’aime mieux rompre tout de suite toutes relations que de subir les pseudo-tendresses de l’autre nuit.

Nous allons enfin revenir à Paris et je m’en réjouis comme si j’étais partie depuis quinze ans. Je veux que tu sois à la gare, mon mignon, et que tes chères lèvres me disent mon premier bonjour de revenue.

Des baisers et des baisers de ton amie

Jeanne de Tillenay.