Aller au contenu

Deux amies/2-03

La bibliothèque libre.
Victor-Havard (p. 102-110).
◄  II
IV  ►

III

— Je crois que vous feriez bien d’écrire à la cousine Eudoxie, dit M. de Tillenay en allumant sa cigarette au-dessus de la lampe. C’est sa fête demain ou après-demain et vous savez qu’elle tient beaucoup à ces bêtises-là, comme toutes les vieilles filles…

Jeanne, qui somnolait au fond d’un fauteuil, parut d’abord ne pas entendre, puis se relevant des deux mains, elle apostropha son mari avec sa liberté de langage habituelle.

— Eh bien oui, parlons-en de votre fameuse cousine… Une méchante pécore qui traînaillera cent ans et nous laissera quatre sous avec sa bénédiction et la manière de s’en servir… Lui écrire, y aller de ses souhaits pour l’amour de l’art… Est-ce que ça te prend souvent, Stanis ?

Elle eut un rire drôle et, n’attendant pas la réponse de M. de Tillenay, décontenancé par cette sortie inattendue, s’assit au piano. Et un tambourinement de notes tapageuses — le rythme alerte d’une valse dont elle fredonnait les paroles — réveilla le salon endormi. Stanislas avait retrouvé son inertie résignée et suivait d’un regard atone la fumée bleuâtre de sa cigarette.

La cousine Eudoxie, dont Jeanne venait de se moquer si verveusement, était une parente éloignée de Mme Moriceau. Elle vivait toute seule à la campagne, dans un village de Lorraine.

Sa maison, petite et propre, se mirait au fil de l’eau d’un canal, et de ses fenêtres, entre les feuilles tremblantes des peupliers, elle voyait passer les lourds chalands traînés par des haleurs. Son jardin, planté à l’ancienne mode, avec des bordures de buis le long des allées, des charmilles et des statues de plâtre verdies par les averses d’automne, s’étendait jusqu’aux champs.

Elle s’y accagnardait avec des paresses lentes de femme qui grossit, cahotant de hue et de dia parmi les massifs, car elle boitait de la jambe gauche, tricotant sur un banc au soleil dans la fraîcheur odorante des verdures, ou s’abritant sous un parapluie de cotonnade rouge, quand les fines aiguilles de la pluie rayaient l’horizon gris. Et du plus loin qu’ils apercevaient sa silhouette déhanchée et son bonnet agrémenté de rubans dominant le mur bas, les paysans la saluaient d’un bonjour de bienvenue.

Pas vieille encore. Ni laide, ni jolie, mais ayant une bonté extrême dans les yeux, une douceur de sourire et de regard qui idéalisait la vulgarité des traits.

Bien qu’elle possédât une vingtaine de mille livres de rente, la cousine Eudoxie ne dépensait presque rien et n’avait pour domestiques que deux petites orphelines, deux enfants recueillies dans un hospice de Nancy.

Le cœur était fier et haut placé. Elle eût été la meilleure et la plus aimante des femmes, et cependant n’avait jamais voulu consentir à se marier. Les prétendants lui apparaissaient comme des chasseurs affamés de dot, attirés par l’appât de sa fortune. Et elle les éloignait d’un coup farouche de sa jambe claudicante, comme on chasse les mouches qui s’abattent, gourmandes, sur un gâteau tiède.

Qui l’eût aimée d’une affection sincère et profonde, comme il convient lorsqu’on doit marcher désormais côte à côte et chercher le bonheur par les mêmes chemins ? Qui l’eût adorée, ainsi laide et infirme ?

Quelque malingreux comme elle, bon pour procréer des enfants difformes. Autant valait rester fille jusqu’au repos dernier.

Elle en souffrait cruellement, navrée de sa solitude, de n’avoir autour d’elle aucune tête enfantine à cajoler de tendresses, aucun baby dont la voix claire chanterait sous les charmilles avec les oiseaux, dont les jouets s’éparpilleraient dans les allées.

Et après son dîner — par les fins de journées d’été, où le crépuscule tombe comme une subtile poudre d’or, avec des frôlements de phalènes et l’odeur musquée des belles de nuit qui se rouvrent, — quand assise à sa porte, dans une immobilité recueillie, elle ruminait tout cela malgré elle, de grosses larmes sillonnaient ses joues. Le vide de son existence manquée l’endolorissait. Elle ne pouvait se résigner à n’être qu’une parente riche dont les héritiers guettent la fortune et escomptent avidement la mort.

Ses héritiers. La cousine Eudoxie avait posé leurs photographies des deux côtés de la glace de sa chambre et elle les époussetait soigneusement, avec une pointe secrète de malice. Mais à ce grand dadais de Stanislas, à cette « désossée » de Jeanne, comme elle disait en son rude parler provincial, la vieille fille préférait ses autres cousins, les Thiaucourt.

Mme de Tillenay n’était venue qu’une fois — quelques heures — et son bagout d’étourdie, ses bâillements à peine dissimulés, le sans-gêne de sa tenue et de ses réponses, avaient produit une impression déplorable sur l’esprit de la cousine.

— Ce pauvre Stanislas en verra de grises avec ce méchant bout de femme ! bougonnait-elle, et les lettres que lui écrivait Jeanne, lettres pleines de protestations de commande et de souhaits hypocrites, ne l’attendrissaient pas, augmentaient plutôt sa répulsion instinctive.

Tout son cœur appartenait aux autres. La malheureuse infirme vivait en eux son rêve décevant de bonheur.

Ils s’étaient mariés par amour, n’ayant pas dix écus. Mariés tout jeunes. Ils n’avaient, en effet, pas cinquante ans en additionnant leurs âges.

M. Jacques Thiaucourt écrivait, gagnant son pain dans les journaux, courageusement, et ayant une moyenne de talent ordinaire, — ce qui suffit pour délayer une actualité en trois cents lignes et paradoxer sur le premier sujet venu.

Un beau gars, solidement musclé et dont les traits fins, la moustache cavalièrement retroussée et les yeux d’un bleu sombre plaisaient aussitôt par leur apparence de franchise et de saine jeunesse.

Jacques avait rencontré sa femme dans une partie de campagne. Elle s’appelait Luce et était toute frêle, toute jolie, comme ces oiseaux des îles que les femmes épinglent à leurs manchons. Son rire d’enfant ensorcela Jacques.

Les jeunes gens s’aimèrent. Une idylle blonde et rose de baisers timides, d’aveux balbutiés, de tendresses devenant de plus en plus tendres.

Et ils s’en allèrent passer tout un grand mois de leur lune de miel chez la cousine, dans la calme maison posée au bord de l’eau.

La vieille fille pleura plus d’une fois en les voyant, le bras à la taille, chuchoter dans l’ombre verte des charmilles et n’ouvrir leurs volets qu’au plein midi. Puis elle s’y accoutuma, les encouragea à s’adorer, se chauffa à cette belle flambée de printemps.

La cousine fut la marraine de leur baby, et elle qui ne voyageait jamais, qui ne franchissait pas deux fois dans l’année le seuil de son logis, mit la clef sous la porte et partit pour Paris, afin d’assister au baptême du petit.

Et c’étaient des joies sans fin quand Jacques pouvait s’échapper et qu’ils arrivaient tous les trois.

La cousine s’y préparait à l’avance, bouleversait la maison, éreintait ses deux petites orphelines à frotter, à laver, à récurer. Et on cardait les matelas, on sortait le beau linge des armoires, le linge de famille qui fleure la bonne lessive et la lavande. Les planchers luisaient comme des miroirs. Les carreaux des fenêtres étincelaient sous leurs rideaux blancs. Les allées du jardin étaient ratissées, les plates-bandes fleuries.

La maison avait un aspect réjouissant de fête.

Et la vieille fille caquetait alors du soir au matin, emmenait partout ses hôtes, les gavait de friandises, de fruits gardés soigneusement sur les planches du cellier, de petits plats sucrés dont elle puisait les recettes dans un gros livre de cuisine.

Elle s’emparait de l’enfant, le faisait coucher dans sa chambre, l’habillait, le berçait avec de vieilles chansons de nourrice — ces chansons où revient toujours l’histoire d’une princesse belle comme le ciel et l’eau ou d’un galant fidèle qui part pour la guerre.

Jacques, la voyant si heureuse, lui confiait sa femme et son fils, prolongeait leurs vacances autant que le souhaitait la cousine, et retournait tout seul s’atteler à la besogne obligatoire.