Aller au contenu

Deux amies/2-07

La bibliothèque libre.
Victor-Havard (p. 133-136).
◄  VI
I  ►

VII

Extraits du journal de Mme Thiaucourt.
Ce vendredi soir.

J’ai promis à Mlle Moïnoff de la revoir et elle m’attendra demain dans le coupé de sa mère, devant la Madeleine. Et maintenant, je me demande si j’irai à ce rendez-vous ; je me sens toute drôle depuis cette soirée. Ce baiser dans la nuque m’a donné la fièvre. C’étaient comme des lèvres d’homme brûlantes, mais avec quelque chose de plus doux, de meilleur. Où cela me mènerait-il ? J’ai envie de raconter tout ce qui s’est passé à mon mari et je n’ose pas. Je voudrais savoir un peu plus que ce que je sais déjà. Rien que goûter pour avoir une idée exacte de ces amitiés de femmes qui font si peur aux hommes. Elle est adorable cette petite Eva et elle dit qu’elle me ressemble. Est-ce que j’ai vraiment des cheveux aussi blonds, d’aussi grands yeux, d’aussi petits pieds que les siens ? Puis j’ai trouvé son idée d’être ma bonne si gentille ; je la vois avec un tablier blanc à bavolets et une robe unie. Ce serait très bon d’être décoiffée par elle, mais sans baisers dans la nuque, par exemple, parce que cela me grise comme du vin du Rhin. Pourquoi nous serait-il défendu d’avoir des amies, une amie qu’on aime le plus après son mari ? Cependant, je suis sûre que Jacques s’opposerait complètement à ces projets de petite toquée, et au fond, tout au fond, je crois qu’il aurait raison. Ne suis-je pas heureuse, complètement heureuse ? À quoi bon s’essouffler à courir après des chimères vaines ? D’ailleurs, j’ai peur de connaître la suite du roman. Sais-je où cela m’entraînerait ? Décidément je n’irai pas à la Madeleine demain ; si Eva m’aime autant qu’elle le dit, elle m’aimera encore plus. Bébé est pâlot depuis quelques jours. Ses paupières sont toutes cernées, ses lèvres toutes blêmes. Nous partirons de bon matin pour le Pré-Catelan et nous boirons une tasse de lait bien chaud ensemble. Il est si drôlet quand il trempe sa frimousse dans la crème et qu’il murmure :

— Bon ça, petite maman, très bon ça ?

Et le gourmand chéri sait bien qu’il aura sa seconde tasse et autant de gâteaux que sa main mignonne peut en tenir. Dire que dans un an ça portera des pantalons ; comme je vais paraître vieille !

Ce jeudi.

Nous partons demain pour le château de Trèflecourt, près de Caen. Mme de Tillenay et sa mère nous ont tellement harcelés que Jacques n’a pas osé refuser leur invitation. La cousine Eudoxie y passera tout l’automne et Bébé s’en réjouit. Il fait la mouche du coche, bouleverse la maison, répète à tout le monde qu’il faut faire les malles et bien vite rejoindre « tata Lunette » ; — c’est ainsi qu’il a baptisé la cousine. Il paraît qu’on s’amuse beaucoup là-bas. J’emporte cinq toilettes et trois chapeaux. Simplicité édifiante. Je me fais une fête de retrouver de vrais arbres, des draps qui sentiront la bonne lessive, d’entendre chanter les coqs, de me rouler dans les foins comme lorsque j’avais douze ans. C’est si beau la campagne en automne. Le soleil est si tiède, le ciel d’une si douce mélancolie et les feuilles ont une odeur si molle, si imprégnante. Jeanne et Stanislas doivent m’apprendre à monter à cheval, et je suis si contente que j’aurais presque envie de dire comme Bébé :

— Bon ça, petite maman, très bon ça !