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Deux amies/3-01

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Victor-Havard (p. 137-145).
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TROISIÈME PARTIE

I

Au-dessus des cimes onduleuses des arbres pointaient les toits d’ardoise du château. La demeure, bâtie à la fin du règne de Louis XIII, avait un grand air seigneurial avec sa façade de briques roses, ses larges fenêtres et son perron monumental sur lequel, entre des caisses d’orangers, des paons familiers faisaient la roue.

Le jardin était planté à la mode italienne, avec ces corbeilles de fleurs savamment mêlées qui reproduisent soit les armes familiales, soit un chiffre préféré, soit des arabesques chatoyantes et, de loin, semblent des tapis aux couleurs vives.

Le parc enserrait le château comme d’une ceinture verte. Il s’étendait très loin, s’enfonçait mystérieusement dans la campagne comme un coin de forêt.

C’étaient des pelouses immenses, des bosquets dont les verdures s’enchevêtraient comme pour former des berceaux de feuilles, des allées profondes que le soleil ne parvenait pas à éclairer, des allées que jalonnaient de vieilles statues vermiculées par le temps et, au bout, un étang qui dormait à l’ombre des platanes. Le passage lent des cygnes et les ellipses argentées des poissons ridaient seuls sa nappe verte où les nénufars entrouvraient leurs prunelles d’or. Les colonnes graciles d’un petit temple rococo où il y avait eu jadis une statue d’Éros s’y reflétaient, marquant l’obscurité de l’eau d’une tremblante rayure blanche.

Le paysage avait quelque chose de romantique en sa mélancolie solitaire. Le silence — ces silences faits de tous les bruits de la nature, des froissements de feuilles, des bourdonnements d’insectes, du travail sourd de la terre — n’était troublé que par les appels brusques des geais se poursuivant à travers les branches, ou la fuite des biches attirées par la fraîcheur du vivier et s’égaillant, peureuses, au moindre son.

Ce parc était rempli de coins cachés, de retraites obscures pareilles aux stations d’un chemin d’amour. Bancs de pierre noyés dans les rosiers grimpants, grottes de rocaille que fermait un rideau odorant de clématites, cabanes aux toitures de chaume, labyrinthes compliqués qui mènent on ne sait où.

On se serait cru à Trianon mais dans un Trianon moins ratissé, moins peigné que l’adorable jardin de Marie-Antoinette. La nature s’en donnait là-dedans comme une belle fille lâchée aux champs. On aurait pu se perdre dans les détours de cet immense domaine où seulement de-ci, de-là, par des trouées vertes apparaissaient la houle des blés, les collines prochaines, les villages mettant des taches blanches à l’horizon.

L’intérieur du château avait gardé son aspect premier comme s’il eût été encore la résidence favorite du duc de Trèflecourt qui était grand veneur du roi Louis XIII et adulé à l’égal d’un ministre. Les vieilles tapisseries de Flandre qui couvraient les murs, les hauts plafonds à poutrelles peintes, les cheminées monumentales avec leurs landiers en fer forgé, les lits à colonnes, les fenêtres aux petits carreaux cerclés de plomb, donnaient l’illusion d’une autre époque.

Mais la note moderne reparaissait dans l’ancienne salle des gardes transformée, métamorphosée, fanfreluchée de petits bouts d’étoffes disparates, de meubles bas, — ces meubles d’aujourd’hui si bien compris pour les hasards des flirtations où l’on se rapproche, où l’on se prend les mains, où, si souvent, les lèvres finissent par se rencontrer, — de jardinières japonaises emplies de plantes vertes et de fleurs des champs, de paravents peints d’oiseaux et de paysages fabuleux qui formaient des sortes de petits boudoirs où l’on était mieux pour bavarder.

Elle donnait sur le jardin par de grandes portes-fenêtres toujours ouvertes quand il faisait beau et laissant pénétrer l’odeur musquée des roses dans le vaste hall.

On reconnaissait, dans cet entassement de futilités, des mains de femmes qui enjolivent un logis des moindres bouts de vieille soie qu’elles chiffonnent.

Un piano à queue, habillé de simarres chinoises, était posé au milieu de la pièce. N’est-ce pas indispensable à la campagne soit pour tuer l’ennui lent des interminables journées de pluie, soit pour improviser, le soir, une sauterie amusante qu’on prolonge après le départ des vieux parents ?

Jeanne avait ajouté à tout cela ce qui lui plaisait, des aquarelles élégamment encadrées de peluche qui représentaient ses chevaux, des brimborions sportiques fabriqués à Vienne qui encombraient les tables et les étagères.

Elle avait exigé l’agrandissement des écuries, toute une installation de boxes perfectionnés, de sellerie, de paddocks, qui avait coûté à M. de Luxille la bagatelle de cent mille francs.

On recevait beaucoup, chaque année, au château de Trèflecourt. Par séries. Cependant on évitait avec soin les fâcheux, et, grâce à l’entrain cavalier de Jeanne, au choix de ses amies, les invités ne s’ennuyaient pas un jour et regrettaient à la fin de quitter leurs hôtes charmants d’une saison.

C’étaient tout le temps des promenades en mail aux environs, des déjeuners joyeux sur l’herbe, des comédies improvisées qu’on jouait avec un paravent et deux fauteuils pour décor, des tours de valse aux bougies, des parties de cache-cache où il était presque impossible de découvrir les couples qui s’en allaient se blottir soit dans les meules de foin des granges, soit dans les profondeurs feuillues du parc.

Ce qu’il se volait de baisers, ce qu’il s’ébauchait d’intrigues, ce qu’il se chuchotait de folies et de promesses durant ces semaines d’automne eût été bien malaisé à noter.

L’arrière-saison d’ailleurs se faisait la complice des chercheurs de fruits défendus avec ses journées molles et énervantes, ses parfums qui ont on ne sait quelle excitation irrésistible, ses crépuscules bleus qui convient à s’attarder ensemble dans les allées où les feuilles humides tournoient et s’abattent ainsi que des papillons frileux. Et un conteur de décamérons libertins eût écrit un volume de gourmet sensuel rien qu’à relater les amusantes choses qui se passaient au château, aussi bien le jour que dans les heures voilées et discrètes de la nuit.