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Deux amies/3-03

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Victor-Havard (p. 154-159).
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III

Mlle Moïnoff s’aperçut bien vite de la tendresse presque exagérée que Luce éprouvait pour son enfant. La jeune femme semblait plus se soucier des compliments qu’on adressait au petit, des exclamations qui saluaient la joliesse de cette tête souriante et fraîche, auréolée de cheveux bouclés, que de toutes les flatteries dont on la comblait elle-même. Elle ne l’abandonnait que rarement aux soins des bonnes, le voulait à côté d’elle, inquiète et ennuyée dès qu’elle ne le sentait plus dans l’ombre de sa robe.

M. de Grenier les avait surnommés moqueusement : la poule et le poussin, estimant d’ailleurs, comme les autres, que dans aucune volière on n’en eût rencontré de plus caquetante et de plus désirable. Et elle était, en effet, pareille à une petite poule blanche tout étonnée d’entendre déjà pépier autour d’elle des poussins à peine gros comme une houppette de poudre de riz et qui se promène triomphante avec son escorte, ouvrant peureusement ses ailes, érigeant son cou quand elle rencontre un insecte inconnu ou quand les feuilles des arbres tremblent trop fort.

Aussi Eva chercha-t-elle d’abord à s’attacher l’enfant. C’était le meilleur et le plus sûr moyen de capter l’affection hésitante de Mme Thiaucourt, d’entrer dans sa vie, de s’imposer victorieusement à son cœur. Avant tout, il importait de se faire aimer vraiment du baby, de remplacer la mère, de l’habituer par des gâteries à réclamer la même personne, de se rendre enfin nécessaire. Elle se consacra absolument au rôle nouveau qu’elle avait choisi. Elle le faisait jouer. Elle le bourrait de friandises, le câlinait avec une douceur extrême, lui racontait des contes merveilleux — le soir — pour l’endormir. Le poussin avait maintenant deux poules aussi jeunes, aussi bonnes l’une que l’autre, qui ne le quittaient pas.

Mme de Millemont étonnée, se souvenant des idées si souvent exprimées par son ancienne amie, cherchait vainement le chemin de Damas où Eva avait été si brusquement touchée par la grâce et Jeanne, quoique fine et subtile comme une commère de village, ne sondait pas la profondeur d’une telle rouerie. Aux reproches et aux railleries dont elles accablaient Mlle Moïnoff, celle-ci répondait dédaigneusement par la même phrase en l’air qui les déroutait :

— Puisque cela m’amuse !

Luce était plus dupe encore que Mme de Tillenay de cette extrême amitié, des soins attentifs et comme maternels prodigués à son enfant. Les inquiétudes vagues, les craintes instinctives qui, un mois avant, l’avaient empêchée d’aller au rendez-vous donné par Eva, se dissipaient, s’apaisaient. Elle subissait le charme pénétrant de Mlle Moïnoff et se rapprochait d’elle de plus en plus, comme attirée par un invisible aimant. Elles s’habillaient de la même façon et se tutoyaient. Les hommes commençaient à être jaloux de cette intimité croissante, à médire des longues flâneries durant lesquelles, comme avides d’être seules, elles s’égaraient dans les allées les plus lointaines du grand parc. Cependant l’indiscret qui les eût suivies, qui eût écouté ce qu’elles chuchotaient en riant, se serait cru dans un préau de couvent, auprès de deux gamines étourdies et innocentes qui jasent à tort et à travers, avec l’ignorance insoucieuse de la vie.

Mlle Moïnoff connaissait comme un jardin familier tous les recoins, tous les détours de cette vaste solitude verte où elle avait déjà passé tant de mois de vacances et elle se trompait à dessein d’allée, elle fatiguait les petits pieds de Luce pour la garder plus longtemps, pour la forcer à s’asseoir sur quelque banc caché dans les fleurs et ensuite à revenir lentement, appuyée à son bras et toute lasse. Et elles causaient alors plus tendrement. Luce lui avouait ses projets. Elle tenait à la marier, à lui découvrir un mari comme le sien. Mais la jeune fille se défendait, exprimait en termes amers et désenchantés le dégoût que lui inspiraient les hommes. Le mariage n’était-il pas une série de souffrances et de désillusions, depuis la surprise brutale de la première nuit qui viole les pudeurs chastes jusqu’aux grossesses pénibles déformant la femme, l’exposant à mourir désolément en pleine jeunesse, jusqu’aux drames intimes d’intérieur, aux lassitudes qui désunissent, aux tromperies banales et mutuelles ? Elle s’exaltait en attaquant les croyances de son amie, tournait en dérision l’amour maternel et savamment décrivait son rêve dangereux de n’appartenir qu’à une autre femme qui l’aimerait et qu’elle aimerait, de s’isoler avec elle dans une communauté absolue d’actes et de sensations. Elles se comprendraient. Elles auraient les mêmes délicatesses, les mêmes subtilités, les mêmes coquetteries. Elles vieilliraient en même temps, sans s’en apercevoir. Elle faisait de cette utopie malsaine quelque chose de délicieusement pur, de charmant, d’idéal. Elle calmait ainsi les scrupules de Luce encore inhabituée à de pareilles pensées. Et lorsque Mlle Moïnoff ajoutait, après lui avoir dit qu’elle seule, si jolie, si comme elle la voulait, pouvait transformer le rêve en une réalité bienheureuse :

— Cela ne te fâche pas, dis ?

— Pourquoi veux-tu que cela me fâche, répondait Mme Thiaucourt, et pourquoi ton rêve ne se réaliserait-il pas ?

De temps en temps elles s’embrassaient en marchant. Luce était très câline et ces caresses ingénues, ces mains qui la décoiffaient un peu, ces lèvres qui frôlaient sa chair, ces abandons passagers sans arrière-pensée épuisaient Eva plus que dix nuits d’amour. Mais quoique à bout de forces, quoique malade, elle se modérait, elle luttait contre la tentation de tout crier, de triompher de gré ou de force de l’innocence de son amie, de se ruer sur elle avec des emportements de faunesse. Et elle prolongeait avec d’étranges jouissances cette torture cruelle de son être, cet inassouvissement pire qu’un supplice.