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Deux amies/3-04

La bibliothèque libre.
Victor-Havard (p. 160-165).
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IV

C’était maintenant une véritable obsession qui pesait sur l’esprit de Mme Thiaucourt et la forçait quand même à ne penser qu’à son amie nouvelle, à ne plus voir qu’elle dans la vie. Même aux heures intimes où la jeune fille n’était pas auprès d’elle, Luce entendait prononcer son nom, la retrouvait dans l’idéalisation de l’absence, charmante et si affectueuse, si gaie. Quand en effet elle se réveillait, le matin, encore lasse et un peu endormie et qu’on lui apportait l’enfant dans son lit, celui-ci réclamait aussitôt Mlle Moïnoff, confondait souvent le nom de sa mère et celui d’Eva et pelotonné sous les couvertures exprimait naïvement son affection pour celle qu’il appelait aussi : « Petite maman », et avait des larmes aux yeux, de grosses larmes tristes, à l’idée qu’on pouvait l’en séparer, qu’on s’en irait du château, qu’il ne jouerait plus avec elle.

Comment ne l’aurait-elle pas aimée de tout son cœur aimant ? Comment ne se fût-elle pas attachée à cette trop séduisante créature puisque tout s’en mêlait, puisque l’enfant en paraissait si heureux ?

Luce s’amusait beaucoup et, sous l’influence de Mlle Moïnoff qui la poussait à cela, elle se lançait bravement dans le tourbillon, faisait sa partie en fanfaronne au milieu des gens qui l’entouraient et interloquait les hommes par ses hardiesses subites, par les énormités qu’elle lâchait de sa voix claire sans en comprendre la portée et uniquement pour ne pas avoir l’air d’une Agnès ignorante. Et à elles deux, elles menaient le train sans laisser à personne le temps de reprendre haleine, ébauchaient des romans de cinq minutes, embrouillaient toutes les intrigues avec un sans-gêne d’enfants terribles, se moquaient tour à tour des imbéciles absolument désorientés qui se rendaient consciencieusement aux rendez-vous donnés et croyaient aux sous-entendus d’un éventail à demi ouvert ou d’un « shake-hand » qui se prolonge. M. de Grenier parlait de se jeter dans la pièce d’eau du parc et Eva l’y encourageait. Le petit de Guermandes comptait ses cheveux blancs. Le château devenait une telle potinière qu’on n’osait plus proposer même une partie de cache-cache, qu’on ne parvenait pas, après seize répétitions de fâcheries, de rôles rendus, repris puis rendus, à jouer un proverbe assez leste, intitulé : « Tant va la cruche à l’eau… »

Et ainsi surmenée, frôlant de trop près la vie amoureuse pour ne pas être contaminée, emballée dans ce courant de folie qui la prenait tout entière, l’habituait à envisager avec moins de scrupules certaines situations, l’incitait à ne plus être aussi rigidement honnête qu’auparavant, à apprendre, à chercher ce qu’elle ignorait, à goûter un peu au fruit défendu — seulement pour en connaître la saveur, — Mme Thiaucourt glissait sur une pente périlleuse.

Elle écrivait plus rarement à son mari et des lettres écourtées où deux mots remplissaient une ligne, où elle ne se livrait pas, où il n’y avait que des formules banales de tendresse, de celles qu’on exprime à tout le monde. Elle ne lui demandait pas de hâter son arrivée et ne marquait aucun chagrin de le sentir loin d’elle. Puis elle négligea aussi son enfant, qui la gênait et l’ennuyait, comme un joujou dont on finit par se lasser.

Eva s’en réjouissait. Elle se démasquait insensiblement et profitait de toutes les occasions de solitude, des instants les plus courts pour revenir à la charge, pour miner la vertu chancelante de son amie et lui ouvrir l’imagination par ses désirs inexprimés et ses rêveries de bonheur sensuel.

L’éducation de Luce progressait journellement.

Elles avaient pris l’habitude de s’enfermer ensemble avant le dîner dans la bibliothèque, — une grande pièce pleine d’ombre dont les fenêtres s’ouvraient sur des massifs d’héliotropes. Les livres montaient jusqu’au plafond, exhalant l’odeur rance des choses anciennes oubliées et il fallait grimper au haut d’une échelle pour découvrir les bons auteurs, qui, comme l’a dit Gautier, n’ont pas écrit pour les petites filles auxquelles on fait des tartines de confitures. Mlle Moïnoff retirait de préférence les galants libertins du dix-huitième siècle, ces petits bouquins illustrés d’estampes voluptueuses qui donneraient de l’esprit à la béguine la mieux cloîtrée.

Elles étaient amusantes au possible, perchées l’une à côté de l’autre sur l’échelle qui craquait, poussant des cris d’effroi, renversant des piles de bouquins, riant de certains titres osés, d’un bout de phrase lue d’un coup d’œil, ne sachant lequel choisir, car elles eussent voulu les feuilleter tous à la fois et tremblant qu’on ne les surprît tout à coup en cette maraude.

Puis elles s’asseyaient sur une chaise longue de style ancien qui barrait une des encoignures de la pièce et lisaient vite, en même temps, dévorant les pages, arrêtées de-ci de-là par des passages trop raides qui les effarouchaient instinctivement. Leurs têtes blondes se rapprochaient au-dessus du livre et elles avaient les mêmes regards humides, les mêmes exclamations de surprise curieuse — des « oh ! ma chère » pudiques qui accompagnaient bien la palpitation de leurs narines dilatées et les chaudes plaques de rose dont se teintaient leurs joues. Tout cet amour qu’elles remuaient, tous ces raffinements de passionnées qu’elles découvraient comme une Floride encore inexplorée, les questions délicates qu’elles se posaient, les points difficiles dont elles cherchaient la solution les abattaient, leur soufflaient aux lèvres des bouffées de désir exaspéré et impatient. Le livre roulait sur le tapis, leurs lèvres se joignaient et elles frissonnaient en se touchant. Mais ce n’étaient que des étreintes brèves, des engourdissements langoureux où leurs yeux se miraient dans leurs yeux, où leurs bouches se heurtaient et se retiraient. La même romance roucoulée à deux voix toujours sur le même ton, toujours avec les mêmes gestes.