Aller au contenu

Deux amies/3-05

La bibliothèque libre.
Victor-Havard (p. 166-170).
◄  IV
VI  ►

V

Mlle Moïnoff crut alors que le moment était venu d’agir et de contraindre par un coup de force la nature molle et hésitante de Luce à lui céder, à aller enfin jusqu’au bout. Et, un jour, après une de ces lectures malsaines, — plus malsaines encore que les premières, car il s’agissait cette fois d’amours féminines et le texte, autant que la gravure qui représentait deux femmes enlacées dans le désordre d’une alcôve au pillage, dans le paroxysme fou de la possession, venaient d’en dévoiler le secret à Mme Thiaucourt et de compléter les demi-phrases, les réticences calculées de son amie, — comme elle demeurait songeuse et frappée, Eva la prit dans ses bras avec une véritable violence.

— Je t’adore et je t’adore, — murmura-t-elle, en lui flattant de sa bouche brûlante toute la chair du visage, ses grands yeux, ses fossettes, ses frisons épars sur ses cils, en l’enveloppant d’une caresse lente qui appuyait le sens de ses paroles extasiées — je t’adore, ma jolie… Tu ne veux donc rien voir, rien comprendre… Tu veux me faire devenir folle, me laisser mourir… Tu ne m’aimes donc pas comme je t’aime… Qu’est-ce qui te retient donc encore, qu’est-ce qui t’empêche d’apprendre avec moi le seul, le vrai bonheur ?

Elle se roulait aux genoux de la jeune femme, elle se frottait contre elle, pleurait, riait, et ses baisers montaient des bas de soie, sous lesquels on sent la peau frémissante, aux hanches onduleuses moulées par le foulard souple et transparent de la robe. Elle enfonçait sa tête sous le bras de Luce et cela achevait de la griser, de l’affoler. Mme Thiaucourt ne la repoussait pas ou si peu qu’il semblait que ce fût pour provoquer davantage les sens d’Eva. Elle était comme transportée dans un rêve. Le crépuscule épaississait l’ombre de la vaste pièce. Et les approches du soir avivaient au dehors le parfum des héliotropes.

Elle l’avait renversée sur la chaise longue. Elle lui dégrafait son corsage avec une émotion fébrile, comme une enfant coquette qui ouvre un écrin de diamants pour la première fois. Et lorsque les seins apparurent pointant ronds et fermes au-dessus des dentelles de la chemise avec leurs bouts roses d’un rose de fraise mûre, elle eut un cri de joie heureux :

— Que tu es belle ! que tu es belle ! s’écria-t-elle, et, comme ayant peur d’en ternir la blancheur intacte, de les meurtrir par un baiser trop fou, elle les effleura peu à peu, comme une gourmande.

Elle avait l’air d’un petit enfant de chœur qui vole, avant de servir la messe, le vin doux des burettes sacrées. Coiffée en garçonnet, rien qu’avec des petites bouclettes soigneusement aplaties, serrée dans un corsage d’amazone avec un col étroit et une cravate blanche, elle cherchait à paraître moins femme, à prendre une allure masculine qui la rendait toute drôle et que démentaient le timbre musical de sa voix, ses phrases, ses chatteries perverses.

— Je te veux à moi tout entière, rien qu’à moi, continuait-elle. Tu seras ma petite femme et moi ton petit mari… Nous nous aimerons de plus en plus, nous irons nous cacher quelque part dans un joli coin où personne ne nous trouvera… N’est-ce pas que vous ne dites pas non, mon amour, n’est-ce pas que tu m’appartiens, que tu m’aimes ?

Elle était si près de Luce que leurs cheveux se mêlaient. Et, fermant les yeux, soumise, éperdue de curiosité coupable, la jeune femme étreignit à son tour sa blonde amie, l’attira amoureusement vers elle et lui dit, très bas :

— Oh ! oui, je t’aime aussi !

Mais Mlle Moïnoff avait décidément une mauvaise chance persistante car la cloche qui annonçait l’heure du dîner sonna tout à coup, déchirant le silence de ses drelindindins aigus. Elles n’eurent que le temps de réparer devant la glace le désordre de leur toilette et de passer dans la salle à manger. Le soir, Eva eut une crise de nerfs dont personne ne s’expliqua la cause. Elle craignait de ne plus retrouver une occasion pareille, de se heurter désormais à une résistance plus obstinée, plus savante Tout était-il à recommencer ? Et la comédie interminable qu’elle avait jouée, les souffrances qu’elle avait gratuitement endurées seraient-elles inutiles ?

Mme Thiaucourt ne dormit pas, agitée, bouleversée par toutes les idées hallucinantes qui traversaient son cerveau, et quand la bonne lui apporta son enfant, elle l’embrassa avec frénésie, comme si elle eût éprouvé le besoin de l’aimer davantage, de se raccrocher de toutes ses forces épuisées à cette petite tête qui lui ressemblait, qui lui souriait…