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Deux amies/3-08

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Victor-Havard (p. 197-208).
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VIII

Jeanne déplorait amèrement la bêtise qu’elle avait faite dans ses calculs intéressés en lançant Mlle Moïnoff sur cette piste amoureuse. Oh ! se répéter à tous les instants de la journée et de la nuit qu’elle avait perdu par sa propre faute, qu’elle avait cédé elle-même à une autre femme, la seule créature au monde qui lui eût encore procuré de complètes jouissances, qui eût enfiévré son cœur ; qu’elle avait sacrifié son bonheur à de misérables questions d’héritage ! Pourrait-elle l’arrêter, enrayer à temps la passion affolée dont elle lisait les stigmates sur les traits d’Eva, dont elle analysait avec un enragement de ses sens exaspérés les progrès croissants ?

Comme ces blasés qui ont besoin pour aimer de l’excitation des épices ou des gravures libertines, Mme de Tillenay s’était reprise à idolâtrer son ancienne amie, en suivant jour par jour l’intrigue ébauchée entre Eva et Mme Thiaucourt. Il lui semblait revivre en arrière, revoir la jeune fille au couvent de Saint-Joachim exigeant des serments, se tordant en des crises de larmes et plus tard l’emportant, le jour même de son mariage, la voulant à elle avant qu’elle appartint à un autre.

Jeanne ne s’y trompait pas. Elle connaissait trop bien ces fauves regards incendiés de désir, ces grands cernes de bistre qui la balafraient jusqu’aux pommettes, ce tremblement machinal des doigts et des lèvres et ces pâleurs de malade. La blessure était irrémédiable. Ce qu’elle s’était imaginé stupidement devoir être un passe-temps, un caprice qui s’en va comme il est venu, avait tout de suite été de l’amour vrai et grave.

Et Eva aimait à présent cette péronnelle adroite comme elle n’avait jamais aimé personne. Elle était fidèle et tenace, elle supportait ces résistances, ces ennuis sans rebrousser chemin, sans chercher ailleurs comme autrefois des consolations faciles. Et elle ne daignait même plus regarder ses premières amies, elle bâillait et se levait quand elle se trouvait avec Mme de Millemont ou avec Jeanne, rayées du programme comme des infirmes ou des laiderons.

Alors Jeanne compta sur la vertu infrangible de Mme Thiaucourt pour harasser Eva et leur ramener enfin la coureuse guérie et repentante. Elle souhaita le retour du mari, elle lui écrivit même en cachette des lettres aimables qui l’exhortaient à rejoindre sa femme.

Mais tout se retournait contre elle d’une façon dérisoire.

La cousine Eudoxie qu’elle comblait de prévenances hypocrites, qu’elle dorlotait comme une fille affectueuse dorloterait sa mère, qu’elle accompagnait aux offices et à laquelle elle demandait continuellement des conseils, flattant ses manies de vieille, ne répondait qu’à demi à ces avances nombreuses et comme avec une méfiance mal dissimulée. Et lorsqu’au milieu de leurs conversations Jeanne essayait d’attaquer Mme Thiaucourt, laissant cauteleusement entendre qu’elle savait bien des choses peu édifiantes sur son compte, que Luce avait d’abord trompé son mari avec M. de Grenier et se compromettait à présent d’une façon honteuse avec Mlle Moïnoff, la vieille haussait les épaules et lui répondait d’un ton cassant comme un coup d’éventail appliqué sur les doigts :

— Ma chère petite, vous êtes une peste !

Et la bonne cousine, trop honnête, trop campagnarde pour connaître certains vices et s’expliquer les réticences de Mme de Tillenay, se disait en hochant sa tête blanche que le monde était vraiment méchant de jeter ainsi de la boue sur toutes les robes et de reprocher comme une faute à une pauvre petite femme d’aimer une jolie fille presque de son âge et si tendre pour son baby. Et il lui tardait de quitter ce château où elle étouffait, de reprendre son existence casanière et tranquille avec ses deux petites orphelines, de trottiner dans les allées du jardin et dans les chambres de sa maison silencieuse où flamberaient des feux clairs de bûches au fond des cheminées, où elle se coucherait après son dîner — autant pour dormir que pour rêver des chers absents.

Déçue de ce côté comme elle l’avait été de l’autre, lasse enfin de s’entêter dans une lutte infructueuse dont les résultats l’accablaient, Mme de Tillenay chercha des distractions avec une sorte d’emportement.

Mais ni M. de Grenier, avec lequel elle parcourut toutes les étapes de l’amour sans rien lui refuser, sans rien omettre, désireuse de comparer les sensations que procure un amant jeune et robuste aux grandes joies déjà goûtées en des étreintes féminines moins brutales et moins courtes ; ni la baronne de Millemont, qu’elle débaucha facilement à nouveau et qui se prêta à ses exigences voluptueuses, ne parvinrent à combler le vide insondable de son cœur, à lui faire oublier le couple qui la bravait.

Et sa jalousie fut au paroxysme lorsque, à la gaieté triomphante, aux regards luisants, aux couleurs revenues sur les traits de Mlle Moïnoff et aussi aux moues drôlettes, au changement de Luce, elle comprit que la page était tournée, que la jeune femme avait perdu enfin la partie.

Jeanne se contint cependant et attendit le lendemain pour avoir une explication avec Eva.

Elle entra le matin dans sa chambre tandis qu’elle se coiffait. Mlle Moïnoff était ravissante ainsi avec ses longs cheveux dorés qui couvraient ses épaules nues, ses bas de soie rouge et sa chemise transparente, que rosaient les reflets de sa chair. L’air était attiédi par un grand feu, et l’on y respirait une légère et indéfinissable odeur de poudre de riz et de femme qui sort de son lit. Cela redoubla la colère de Mme de Tillenay, qui, sans lui dire seulement bonjour, s’écria, d’une voix saccadée et sifflante :

— Tu devines, j’espère, pourquoi je suis venue te déranger ?

Eva posa son peigne sur la toilette d’un geste indolent.

— Non, ma chère petite, et si c’est pour une partie quelconque, je te demande grâce d’avance, car je ne sais ce que j’ai ce matin et suis tout endolorie.

— Les suites de ta nouvelle conquête ! ricana Jeanne en la dévisageant d’un air insolent.

— Jeanne ! interrompit Mlle Moïnoff avec hauteur, je ne te permets pas de parler ainsi.

— Vraiment, vous auriez la prétention de m’empêcher de dire ce que j’ai sur le cœur, de vous reprocher, après tout ce que vous m’avez juré, votre conduite indigne avec cette espèce de Mme Thiaucourt que je n’aurais jamais dû recevoir chez moi, qui n’est même pas jolie et qui vous préférera demain n’importe quel amant !

Elle débita cette longue phrase rageuse très vite, en mangeant la moitié des mots et en retenant des sanglots qui lui montaient à la gorge.

— Je crois que tu deviens folle, ma chère !

— Et c’est cette femme que vous aimez à en délaisser toutes vos autres amies. Une femme qui a un enfant, qui adore son mari, qui n’est pas de notre monde. Tout cela parce qu’elle a eu l’habileté insigne de vous tenir la dragée haute, de poser pour une vertu ! Je ne vous reconnais plus, mademoiselle, et vous auriez mieux fait de vous marier que d’en arriver à ce degré de ridicule.

Eva se taisait et, comme n’écoutant plus les récriminations violentes de Mme de Tillenay, elle se tourna vers sa glace et recommença à se coiffer. Cette indifférence tranquille bouleversa Jeanne. Elle eût voulu lui arracher des cris de dépit, l’exaspérer, l’humilier, et sa colère se heurtait comme à un bouclier d’acier, se glaçait devant l’impassible froideur de Mlle Moïnoff. C’était pire que d’être souffletée au visage, d’être jetée à la porte, et elle pleura, abattue, tremblant d’avoir irrémédiablement offensé son amie.

— Que t’ai-je donc fait pour me traiter aussi méchamment ? gémissait-elle. Depuis que tu m’as appris ce qu’était l’amour, je t’adore de toutes mes forces, de toute mon âme ; je t’ai obéi toujours, moi qui n’obéissais à personne ; je n’ai consenti à vivre avec mon mari qu’à la condition que tu aurais sans cesse ta place entre lui et moi, et j’aimerais mieux mourir que de te perdre !

Elle s’approcha d’Eva et couvrit de baisers la nappe ondoyante de ses cheveux.

— Oh ! dis-moi que tu me pardonnes, disait-elle, que tu aimes comme autrefois ta petite femme ?

— À quoi bon te mentir ? répondit Mlle Moïnoff, que cette scène impatientait et énervait, et à quoi cela nous avancerait-il de nous essouffler à rallumer un feu éteint ? Je te promets d’être toujours ton amie, mais rien que ton amie. Le passé ne peut me faire oublier le présent et toi-même tu me répondrais aujourd’hui la même chose si tu avais comme moi le bonheur d’être aimée, et si je venais t’en demander compte et te supplier d’y renoncer ! Avoue, ma chère, que j’ai raison en te disant cela. Est-ce qu’on peut être fidèle toute la vie, et ne nous sommes-nous pas trompées cinquante fois même au plus blond de notre lune de miel ?

— Mais ce n’était pas comparable à ton amour pour cette femme — reprit Jeanne — tu me revenais alors plus tendre, plus aimante, et je sens bien que désormais tu ne me reviendras plus, tu ne lui échapperas pas, à elle, comme tu échappais aux autres.

Eva fut alors brutale comme un passant qui cherche à se débarrasser des obsessions d’une mendiante.

— Je fais ce qu’il me plaît, dit-elle, et nous perdons notre temps en des discussions inutiles. J’adore Mme Thiaucourt plus que je n’ai jamais adoré personne — même toi, — qui cependant as été ma première passion. Je ne sais pas de force qui soit possible de nous désunir, de nous séparer l’une de l’autre. Par conséquent, laissons cela de côté et qu’il n’en soit plus jamais question entre nous si tu tiens à mon amitié. Est-ce convenu ?

Mme de Tillenay, pâle comme si elle eût reçu une blessure en plein cœur, les lèvres contractées, car elle se les mordait furieusement pour ne pas sangloter derechef, sortit sans lui répondre et elle courut comme une folle se verrouiller dans son appartement.

Et durant toute la matinée elle se promena de long en large, piétinant comme une bête en cage, se traînant sur les meubles et en déchirant l’étoffe de ses doigts crispés, cassant à coups de cravache les bibelots qu’elle préférait comme si à leur place elle eût tenu son ennemie.

Elle monologuait tout haut. Elle épuisait contre Luce tout ce qu’elle savait de mots sales et de jurements orduriers. Elle roulait mille projets de vengeance dans sa cervelle bouillante et voyait rouge en se remémorant la déclaration si précise de Mlle Moïnoff.

Ô la misérable, ô la détestée intrigante qui entravait ses moindres projets avec sa tête de Sainte Vierge idiote, qui lui volait l’héritage de la cousine Eudoxie, et, pas encore assez satisfaite de ce beau coup, s’en allait lui voler ensuite le cœur d’Eva ! Il était regrettable que M. de Tillenay ne valût pas la peine d’une coquetterie, car Mme Thiaucourt l’eût accaparé aussi après le reste, comme elle accaparait la fortune et les amants des autres ! Mais elle s’en repentirait bientôt — et Eva avec elle ; — elle leur apprendrait qu’on ne joue pas avec les nerfs d’une femme, qu’on ne la jette pas au diable comme une guitare usée quand on en a cassé toutes les cordes une à une, quand on s’en est servi sans trêve pour se faire la main. Et Jeanne résolut de n’être ni bête ni clémente.