Aller au contenu

Deux amies/3-09

La bibliothèque libre.
Victor-Havard (p. 209-216).
◄  VIII
X  ►

IX

Pendant une semaine entière et dès le premier jour elle se maîtrisa, trompant même Mlle Moïnoff par son apparente insouciance et presque aimable avec sa cousine Luce, comme si elle eût pris philosophiquement son parti de cette liaison impossible à dénouer.

Eva, malgré sa connaissance si subtile des femmes, s’imaginait qu’elle avait maté par sa franchise rude l’irritable et obsédante créature et que Mme de Tillenay se consolait déjà de ses déboires en quelque nouvelle passion. Et rassurée, elle se livrait tout entière à son amour, elle goûtait sans crainte les délices de ce roman commencé comme une idylle antique au bord d’un étang endormi dans un crépuscule odorant d’octobre et donnant ensuite à s’y méprendre l’illusion adorable d’une lune de miel tendre et joliment corrompue.

C’était elle qui déshabillait Luce — le soir — dans la chambre bien close où les bougies éclairaient vaguement les oreillers du grand lit. Et quels déshabillages ! La robe qui tombait d’abord avec un froufrou d’étoffe chiffonnée, le corset qu’elle délaçait comme maladroitement et en embrouillant les nœuds, en mordillant de baisers la nuque découverte de la chère aimée pareille à un gamin avec son pantalon très court et ses bas de soie, la chemise de batiste qui apparaissait enfin serrée comme une armure contre les jambes et contre la gorge d’un mouvement de craintive pudeur. Elles riaient comme des folles, elles se poursuivaient à travers la vaste pièce, semant à droite et à gauche les houppettes de poudre de riz, les jarretières, les dentelles, tout ce qui leur tombait sous la main, jusqu’à ce que rendue, emprisonnée dans les bras d’Eva, Luce se laissât porter dans le lit, étendît sur les draps blancs son corps souple, blondi par la lueur tremblante des candélabres. Et les caresses d’Eva partaient des lèvres, fourrageaient dans toute cette chair liliale, s’oubliaient dans tous les replis, dans toutes les fossettes pour venir enfin humecter les ongles mignons des petits pieds, ne s’arrêtant pas parce que Luce se défendait avec des cris fâchés, disant :

— Oh ! finis, finis donc, ou tu trouveras la porte fermée cette nuit !

C’était elle qui attendait que tout le château fût endormi pour rejoindre Mme Thiaucourt, dont la porte était entre-bâillée, et elles étouffaient mutuellement leurs rires et leurs exclamations heureuses, elles soulevaient de temps en temps le rideau, afin de voir si l’aube chassait déjà les étoiles, s’il fallait mettre les baisers doubles et se séparer bien vite. C’était elle qui pendant le bain lui lisait des livres amoureux, dérobés dans la bibliothèque et qui la sortait toute frissonnante de la baignoire, la frottant de serviettes fines, la poudrant de poudre d’iris des pieds à la tête. C’était elle qui la coiffait le matin, ravie de plonger ses mains dans cette toison superbe de blonde et l’étalant devant la glace comme une poignée de rayons. Elles vivaient comme en une contrée de rêve où ne sonnent que des heures d’absolue béatitude, où le ciel est toujours bleu, où l’on se figure en des désirs inapaisés combien l’éternité doit être bonne et douce à ceux qui s’aiment, où l’on regrette seulement que tout ne s’arrête pas, qu’il ne soit pas possible de s’idolâtrer à toutes les secondes du jour et de la nuit.

Cependant la saison s’avançait et, pour profiter des derniers beaux jours, pour enterrer l’automne dans une partie joyeuse, Jeanne organisa avec M. de Guermandes un « rallye paper » auquel on invita tous les voisins du château. On devait aller au diable vauvert par les bois et les herbages et déjeuner sous les pommiers dans un moulin des environs. Cela promettait d’être très amusant. Mme de Tillenay désigna elle-même les chevaux que chacun monterait, et Luce eut pour sa part une jument de demi-sang assez ombrageuse qui était à l’écurie depuis peu de temps.

— Je vous gâte, ma chère petite, lui dit Jeanne en lui montrant dans son boxe la bête qu’elle lui destinait, et elle ajouta mielleusement : Personne ne sera mieux monté que vous !

De fait, cette jument nerveuse et fine avait un aspect extrêmement coquet avec sa robe alezane aux reflets dorés que le soleil éclairait, sa tête allongée et sa croupe ronde et ferme. Elle séduisit aussitôt Mme Thiaucourt qui remercia sa cousine de son attention affectueuse. Et lorsque Eva la questionna, lui demanda avec une inquiétude instinctive si elle se sentait assez bonne écuyère pour accepter la première bête venue, Luce changea de conversation d’un air vexé et n’avoua pas qu’elle sortait de la veille du manège et était encore une écolière absolument inexpérimentée. Mais il lui plaisait d’être fanfaronne, de poser un peu dans son amazone neuve et d’être jugée par Mlle Moïnoff comme une « sportswoman » accomplie.

Aussi, à peine fut-elle en selle le lendemain que, malgré les recommandations d’Eva, elle commit l’imprudence de taquiner de la cravache et du filet la jument qu’une excitante ration d’avoine mêlée de cidre avait aguichée. Elle s’ébroua, hennit, se cabra, secouant son mors blanc d’écume et tout à coup, comme les chiens aboyaient autour d’elle, se lança d’un bond affolé et partit droit devant elle comme une flèche. Mme Thiaucourt poussa un cri d’angoisse et on la vit un instant blême, se cramponnant à la fourche de la selle et ayant lâché les brides. Le vent avait emporté son chapeau et son chignon dénoué s’éparpillait en mèches emmêlées.

Les cavaliers se précipitèrent à fond de train dans l’allée, mais la bête emballée avait une trop grande avance sur eux et les laissait piteusement en arrière.

— La pauvre enfant est perdue, dit M. de Grenier.

Sur le perron du château, Mlle Moïnoff hurlait et se débattait dans une crise violente, entourée de femmes qui lui faisaient respirer des sels et lui tamponnaient le front de compresses mouillées. On attendait anxieusement le dénouement dans un silence morne que coupaient seules les plaintes aiguës d’Eva.

Et Mme de Tillenay, immobile, médusée, regardait dans le vide, ayant une terreur horrible, un remords poignant, n’osant pas songer que peut-être on allait rapporter le corps inanimé et saignant de cette jolie femme condamnée par elle si criminellement pour une insignifiante et malpropre histoire de jalousie. Ne l’accuserait-on pas ? N’apprendrait-on pas que tout à l’heure elle avait apporté elle-même à la jument un seau plein d’avoine et de cidre ? Eva, quand elle reprendrait ses sens, ne se dresserait-elle pas comme un juge inflexible qui lui demanderait compte de sa faute et l’accablerait devant tout le monde ?

Elle eut un instant la tentation de s’enfuir, de disparaître au milieu de ce désordre où son absence ne serait pas remarquée et d’aller se noyer dans l’étang dont les larges nénuphars l’eussent abritée et cachée. Mais l’idée de mourir à son âge l’épouvanta et elle attendit comme les autres la fin de ce drame.

Enfin, M. de Grenier et M. Charvet apparurent au loin, portant lentement Mme Thiaucourt qui semblait morte et suivis de toute une foule tumultueuse de paysans dans laquelle tranchaient vigoureusement les habits rouges des invités. On les rejoignit aussitôt en courant. Luce n’était qu’évanouie et contusionnée. Par un véritable miracle, en sautant une haie, elle avait roulé avec la jument dans un champ fraîchement labouré sans se faire d’autre mal que de légères ecchymoses. Et si la secousse cérébrale n’avait pas été trop violente pour ce frêle organisme, si elle n’avait pas de lésion interne, la jeune femme en serait quitte pour quelques jours de fièvre.

La cousine Eudoxie prévint Jacques par un télégramme, et il arriva dans la nuit, torturé par une inquiétude mortelle.