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Deux amies/4-09

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Victor-Havard (p. 265-272).
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IX

Mlle Moïnoff avait ressenti une déception pénible et un véritable chagrin, lorsque les adieux calmes de Mme Thiaucourt, la joie de Jacques et mille autres signes auxquels elle ne pouvait se tromper, lui eurent prouvé trop clairement qu’il ne fallait plus rien espérer de Luce, que la jeune femme, redevenue honnête, lui échappait, et que toutes les tentatives — ses lettres comme ses démarches — avorteraient contre une volonté désormais inébranlable. Elle pleura beaucoup, puis un apaisement se fit dans son esprit pour la première fois, elle s’épouvanta de l’avenir, elle eut conscience du vide dans lequel elle s’agitait inutilement, elle dépensait sa jeunesse. Que lui restait-il maintenant de ces amours qui avaient enfiévré son cœur et absorbé sa vie ? Du dégoût pour Mme de Tillenay — un dégoût fait de toutes les satiétés — des désillusions, des souffrances causées par Mme Thiaucourt.

Elle raisonna alors froidement, elle songea qu’à s’entêter plus longtemps dans ses habitudes vicieuses, elle serait toujours à côté, elle croupirait comme en une mare stagnante et boueuse dont à la fin on ne peut plus se dégager, elle prêterait à rire comme les vieilles demoiselles dont personne n’a voulu. La beauté n’avait qu’un temps. Et quand les années accumulées auraient ridé son front comme de coups d’ongles et blanchi ses beaux cheveux blonds, ne souffrirait-elle pas cruellement, regrettant trop tard son erreur, de végéter toute seule, abandonnée dans un intérieur où aucune affection ne remplirait sa solitude ?

Le bonheur n’était-il pas dans la vie à deux plutôt qu’ailleurs ? Mme Thiaucourt ne lui en avait-elle pas donné une preuve récente ? L’amour d’un homme pour une femme n’était-il pas plus naturel, plus stable, plus sérieux que ces passionnettes féminines artificielles et passagères où les sens jouaient le principal rôle ? Toutes ses amies s’étaient mariées les unes après les autres et elles ne le regrettaient pas ; elles agissaient à leur guise bien plus libres, bien plus heureuses, que lorsqu’elles étaient jeunes filles.

Mlle Moïnoff était à un de ces moments de lassitude générale, où on retourne la tête en arrière pour revoir les années enfuies, où l’on s’aperçoit que jusque-là l’on s’est trompé de route et qu’il est temps de s’arrêter ou de rebrousser chemin. Ces réflexions l’avaient à peu près assagie, et dès le lendemain de son retour, elle annonça à ses parents qu’elle était enfin décidée à se marier.

Dans le monde, elle modifia habilement ses allures anciennes qui décourageaient et épeuraient les hommes. Elle fut très aimable, très coquette, flirtant à l’occasion avec des libertés charmantes, formant autour d’elle une petite cour de valseurs assidus qui se disputaient l’honneur de lui donner le bras ou de bavarder tout près d’elle durant tout un cotillon. Elle était de plus en plus jolie et l’on savait que cette adorable tête, cette silhouette de statue avaient un cadre fabuleux de banknotes.

Aussi fut-elle bientôt demandée en mariage d’abord par un secrétaire d’ambassade, puis par le marquis de Stallanches, le sportsman dont les couleurs sont bien connues sur le turf et par l’un des fils du banquier Klobstein qui venait de terminer son volontariat.

Mais ces trois mariages échouèrent successivement presque à la veille de la signature du contrat, et Eva devina, sous les raisons illusoires qu’on alléguait, sous les reculades correctes et glaciales, sous la froideur soudaine de ceux qui s’étaient agenouillés à ses petits pieds et lui avaient juré de toujours l’adorer, quelque machination imprévue, quelque méchant tour féminin comme elle en avait tant joué jadis avec la baronne de Millemont et Mme de Tillenay. Elle était trop fine pour ne pas percer cette toile d’araignée, pour ne pas découvrir le secret qu’on lui cachait. Et en payant des domestiques, elle parvint à se procurer une lettre anonyme d’une écriture féminine assez maladroitement déguisée qui détaillait l’aventure galante qu’elle avait eue naguère dans une « caloge » à Étretat, avec M. Petrowski. On l’accusait en même temps — en offrant de prouver les faits que l’on avançait — d’avoir tous les vices et toutes les impudeurs, de dépraver toutes les jeunes femmes qui l’approchaient, de n’ignorer aucune débauche. Une lettre froide, dont chaque mot portait, dont chaque phrase était calculée comme du venin distillé goutte à goutte et se plantait dans la cervelle et donnait à réfléchir.

C’était un coup droit qui l’atteignit en pleine poitrine. Et elle reconnut aussitôt l’ennemie secrète qui la poursuivait, qui l’atteignait ainsi dans l’ombre. Mme de Tillenay n’était-elle pas en effet la seule créature au monde qui avait reçu toutes ses confidences, qui connaissait son implacable coup de tête, cette faute absurde comme un caprice d’enfant curieux.

Elle comprit alors que Jeanne ne désarmerait pas, qu’elle lui avait voué une de ces haines féminines qui dérivent de l’extrême amour, qu’elle serait toujours à l’affût comme un chasseur cruel, repoussant, écartant les jeunes gens tentés, énamourés par la blondeur de ses cheveux et par sa beauté. Toutes les parties seraient perdues d’avance et ceux qui ne se détourneraient pas, qui accepteraient cette situation douteuse, cette virginité avariée ne pouvaient être que des aventuriers affamés de dot, de pauvres hères blasés qui la rendraient malheureuse. Mlle Moïnoff ne se leurrait pas de chimériques illusions. Elle scrutait l’avenir avec sa crânerie pondérée d’étrangère.

Recommencer. Essuyer de nouveaux échecs. Rater tellement de mariages que le bruit fâcheux s’en propagerait à la fin dans le monde. Ne valait-il pas mieux battre en retraite, changer d’air comme lorsqu’on cherche à échapper à une épidémie, retourner pendant quelques années à Moscou où le beau-père de M. Moïnoff, aussi adulé à présent qu’il avait été honni, la suppliait dans toutes ses lettres de le rejoindre, de profiter de sa fortune nouvelle ? Elle y décida assez facilement ses parents — sa mère surtout qui s’ennuyait à Paris, et ils partirent en juin, après avoir vendu leur mobilier et leurs chevaux.

Mlle Moïnoff l’annonça à Jeanne par une lettre assez ironique :

« Ma chère amie, lui écrivit-elle, c’est mon P. P. C. que je vous envoie au moment de repartir pour la Russie. Vous me pardonnerez de ne pas avoir été vous embrasser une dernière fois et aussi d’interrompre un jeu qui semblait vous amuser et occuper votre ennui. Je ne connais malheureusement plus de jeunes filles encore à marier parmi nos anciennes amies et je le déplore car à mon défaut, vous auriez pu continuer sur elles ces exquises correspondances anonymes où l’on vous retrouvait tout entière.

« J’espère avoir avant peu à vous annoncer mon mariage et je regretterai bien que vous ne soyez pas alors auprès de moi, vous qui m’avez ouvert les yeux, qui m’avez appris si savamment tout ce que peut contenir de méchanceté, de bêtise, d’hypocrisie un petit cœur de femme et combien l’on est bête de s’aimer entre nous.

« Peut-être nous reverrons-nous dans quelques années, si du moins mon mari me permet de vous voir. — Tous les maris ne ressemblent hélas pas à M. de Tillenay ! Je vous jure cependant que je ne vous oublierai pas ! Nous nous devons bien cela.

« Eva Moïnoff. »