Aller au contenu

Deux amies/4-10

La bibliothèque libre.
Victor-Havard (p. 273-276).
◄  IX
XI  ►

X

Un soir, on courut chercher précipitamment M. de Tillenay au club où il achevait une partie de bézigue chinois. Mariette avait ramené sa maîtresse on ne savait d’où à moitié morte au fond d’un fiacre. Mme de Tillenay reposait sur son lit, raidie, comme ivre, les yeux dilatés, les dents serrées, n’ayant de vivant qu’un tressaillement convulsif qui sans trêve la secouait de la nuque aux talons. Elle n’articulait pas une parole, elle semblait ne reconnaître personne pas plus son mari que les domestiques anxieux. Et par instants des accès spasmodiques tordaient son corps maigre, tendaient ses nerfs comme des cordes, gonflaient sa gorge. On eût dit alors d’un fétu de paille qu’emporte, que roule, que brise un tourbillon de mistral. Des gouttes de sueur ruisselaient le long de sa peau comme si elle eût agonisé et elle remplissait l’appartement de hurlements aigus, de clameurs inintelligibles qui ressemblaient à des plaintes de femme qui accouche.

Mariette épouvantée, harcelée d’interrogations par M. de Tillenay, lui avoua la vérité. Depuis deux semaines, elles passaient leurs journées dans une maison meublée de la rue de la Victoire, que tient une ancienne cocotte retirée de l’amour, la Romieux. Jeanne y avait rencontré deux créoles plus vicieuses, plus gangrenées même qu’elle ne l’était et dont les caresses semblaient saturées d’épices exotiques, de ces piments rouges qui brûlent le palais. Et poussée par elles, la jeune femme s’était ruée dans une sorte de délire érotique vers les débauches effrayantes qu’ont décrites les écrivains anonymes dont on enferme les livres dans le coin secret de sa bibliothèque.

Elle renouvelait les exploits des Athéniennes qui livraient leur corps en holocauste à la bonne déesse. Elle dépassait Messaline et Sapho et cette comtesse Gamiani, qui comme une damnée inassouvie, torture sa chair, cherche dans tous les raffinements, dans toutes les abjections le secret de l’absolue volupté. Elle ne dormait plus. Les nuits étaient pareilles aux journées et elle se soutenait avec des potions que lui vendait la Romieux, des pickles et de l’alcool. Mais à la fin, elle s’était abattue comme une bête épuisée par une trop longue, trop échinante étape, et le peu d’intelligence qui falotait dans sa cervelle s’était évaporé à jamais par la fêlure trop grande.

Stanislas fit venir le docteur Fieuzet qui avait déjà soigné Colette et l’avait guérie autrefois d’une fièvre cérébrale. Le docteur examina attentivement la malade, demeura à son chevet pendant toute la nuit, étudiant les symptômes de ces souffrances étranges, arrachant mot par mot à M. de Tillenay l’histoire navrante de sa femme. Il écrivit plusieurs ordonnances, prescrivit certains soins et ayant pris Stanislas à part, lui dit avec une brutalité caustique ce qu’il présageait.

— Votre femme s’en tirera probablement, nous saurons cela demain ! — et se frappant le front — mais quant à cela, nettoyée comme un plat qu’ont léché les chiens ! Mme de Tillenay ne sera plus qu’une machine détraquée, une idiote ou une monomane que je vous conseille de faire enfermer au plus tôt dans une bonne maison de santé. Je l’ai connue toute gamine et j’avais prévu un peu ce qui arriverait si le mariage ne la guérissait pas de ses sacrées habitudes. Et parbleu, n’étaient les convenances et le cant professionnel, j’aurais presque envie de vous féliciter, cher monsieur, de ce qui vous arrive.

Les deux hommes se serrèrent la main en se séparant et le docteur comprit qu’il avait frappé juste au regard que lui jeta M. de Tillenay, à l’air indifférent avec lequel il accueillit cette condamnation sans appel de la malheureuse dévoyée qui portait son nom.