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Deux cœurs dévoués/11

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette (p. 105-110).


XI

Le départ.


Ce n’est pas que la marquise, de loin comme de près, ne s’occupât de son asile et de son cher village, mais elle seule faisait le bien de manière à en doubler le prix ; elle laissait de l’argent chaque année aux mains de la femme de son intendant, et trop souvent il ne se trouvait pas employé de la meilleure manière possible ; la charité bien entendue est plus qu’une dîme prélevée au nom des pauvres sur la fortune de chacun. Pour quiconque la comprend et la pratique dignement, elle demande les forces d’une intelligence saine et les délicatesses d’un bon cœur ; alors rien n’est plus élevé que ses œuvres !

Ils sentaient ces choses sans se les expliquer, les petits pensionnaires de la salle d’asile, qui, quoique traités de même, ne se trouvaient jamais tout à fait heureux pendant l’absence de leur bienfaitrice. Elle leur manquait à eux et à tous ceux qui souffraient à Morancé ; l’or ne soulage pas tous les maux, il n’est efficace que contre la misère, mais la douce pitié de Mme de Méligny se répandait comme un baume sur toutes les douleurs. Malheureusement pour le village, à mesure que ses enfants grandirent, elle se trouva obligée, pour les soins de leur éducation, de prolonger son séjour à Paris.

La marquise voulut élever elle-même sa fille et garder le plus longtemps possible auprès d’elle son fils René.

L’hiver, le frère et la sœur recevaient des leçons de maîtres distingués ; leur mère y assistait toujours. L’été, à la campagne, elle était leur institutrice, elle ne voulait mettre personne entre sa fille et elle ; son plus cher désir était de l’élever seule, et de graver dans l’âme de Cora les préceptes qui guidaient sa vie.

Lorsqu’elle tardait à revenir au château, son absence était le sujet de la préoccupation de tous à Morancé ; bénie et révérée de toutes les familles, on ne l’aimait nulle part plus que dans la famille du sabotier. Chaque jour, après leur prière, les enfants de Louise disaient naïvement :

« À présent, prions pour la dame, cela la fera venir demain. »

Louise souriait, les embrassait et joignait sa prière à la leur.

Une année vint cependant où la famille Rigault ne devait pas fêter ce retour de la marquise, qu’elle souhaitait toujours si ardemment.

Pierre Rigault avait un oncle à Lussan, village éloigné de dix kilomètres de Morancé. On le nommait Thomas Rigault, il jouissait d’une petite aisance, et était propriétaire de la maison qu’il habitait. Déjà âgé et étant veuf, il se trouvait seul depuis le mariage d’une de ses nièces, qui auparavant tenait son ménage. Dans cet embarras, il écrivit à son neveu, lui proposant de venir près de lui avec sa famille ; ses pratiques, disait-il, étaient plus nombreuses et plus riches que celles de Pierre ; il lui céderait la clientèle pour un petit bénéfice dans les profits. En finissant, il donnait à Rigault l’espoir de le faire son héritier.

Pierre ne résista pas à une si belle offre ; il décida, non sans peine, sa femme à quitter Morancé, et quelques jours après toute la famille Rigault prit la route de Lussan.

L’oncle Thomas, quinteux, vaniteux et égoïste, avait un grand orgueil de l’argent qu’il possédait, et en faisait sentir lourdement le prix à ceux qui l’entouraient.

Louise reconnut vite les vices de cette nature si différente de la sienne, et pressentit qu’elle aurait beaucoup à souffrir par ce vieillard, car, au lieu d’un protecteur, sa famille avait trouvé un maître.

En effet, au bout de peu de temps, Thomas ne manqua pas de reprocher à Louise, d’une manière indirecte, sa pauvreté, et prétendit que Pierre avait fait une folie en l’épousant.

Trop douce et trop résignée pour répondre, la pauvre femme se taisait devant ses attaques, laissait couler en silence quelques larmes que Louis essuyait avec ses baisers.

Elle serrait alors plus étroitement sur son cœur, cet enfant qui semblait la comprendre et l’aimer par-dessus tout. Il était pour elle une source de consolation et de joie incessantes. Quand elle l’entendait mêler son rire à celui de ses jeunes sœurs, il lui semblait qu’une voix secrète murmurait à son oreille :

« Tu as bien fait, le rire de cet enfant est une approbation du ciel ! »

Louis éprouvait pour sa mère adoptive une tendresse non pas de fils, mais de fille, tant il y entrait, avec le dévouement, de sensibilité et de douceur.

Plus délicat et plus jeune que les autres enfants, l’excellente femme avait dû l’entourer de plus de précautions et de petits soins ; il en était résulté entre elle et son fils adoptif une habitude d’être ensemble pleine de bonheur pour chacun. Jacques, déjà vigoureux, alerte et sans peur, courait dans tout le pays, faisait les commissions, et ne craignait ni la fatigue ni même le danger. Ses escapades et ses mésaventures faisaient rire son oncle, qui le préférait à ses frères à cause de sa hardiesse, et rudoyait le petit Louis, qui, toujours près de sa mère, lui dévidait son fil ou lui lisait quelque pieuse histoire pendant ses heures de congé.

Thomas ignorait que Louis ne fût pas de la famille de son neveu. Depuis le jour où Pierre Rigault avait appelé son fils le petit abandonné, il ne parlait jamais de cette adoption. Si Thomas avait connu cette circonstance, il aurait été capable de jeter à la perte le pauvre enfant, contre lequel il manifestait une sorte d’antipathie.

Louis le gênait et lui déplaisait, car, plus spirituel que ses frères, il répondait parfois à ses rebuffades de façon à faire rire tous ceux qui l’entendaient, sans respect pour la dignité de maître Thomas Rigault.

Celui-ci usait de son influence sur son neveu pour lui faire partager ses idées. Bien souvent Louis alla se coucher sans souper par ordre de son père, pour avoir répondu trop familièrement à son grand-oncle. Louise souffrait de ces sévérités et n’osait prendre le parti de Louis, pour lequel l’oncle l’accusait, bien injustement, d’avoir une préférence.

Germain, le fils aîné de Rigault, l’aidait déjà passablement dans son métier ; ses deux sœurs, Jeanne et Catherine, allaient en apprentissage à Amboise, qui n’est pas loin de Lussan ; Jacques portait les sabots aux pratiques, et s’acquittait fort bien de ses commissions ; Louis seul ne faisait rien pour la famille, aussi l’oncle Thomas le décorait-il toujours du surnom de feignant, quoiqu’il eût tous les prix de l’école.