Deux cœurs dévoués/12
XII
Louis.
Le vieux sabotier résolut de frapper un grand coup et d’enlever à Louise la société de son dernier fils.
Il y a des gens qui ne sont pas réellement méchants, mais dont la taquinerie et la rancune mesquines causent autant de mal qu’une méchanceté raisonnée : tel était Thomas Rigault.
Un soir, le souper venait de finir, les cinq enfants dormaient dans leur chambre. Louise, après avoir rangé la table, tricotait des bas de laine ; Thomas fumait sa pipe, et Pierre s’amusait à ouvrager un manche de couteau en bois.
« Or çà, Pierre, commença l’oncle Thomas, que comptes-tu faire de ton dernier ?
— Mon dernier ? dit Rigault, on a bien le temps d’y penser.
— Pas tant que tu crois ! le marmot a bien ses dix ans sonnés.
— Dix ans ! s’écria Louise, il en a neuf depuis trois semaines.
— Eh bien ! admettons neuf ans, quoiqu’il n’y ait pas bien loin de neuf ans trois semaines à dix… Ce n’est plus un âge à se croiser les bras. Il y avait longtemps que je gagnais ma vie à cet âge-là ; nous n’étions pourtant que trois enfants chez mon père, et sa femme lui avait apporté un joli terrain le jour de la noce ! »
À ce moment, il regarda Louise, qui travaillait sans mot dire.
« Vois-tu, mon garçon, continua-t-il en se tournant vers Pierre, faut pas croire à toutes ces sornettes de femmes ; les enfants ne sont pas trop faibles pour l’ouvrage : quand on a ses deux bras, on trouve toujours à s’employer. Ce n’est pas l’avis de monsieur Louis qui fait le fin et le sensible avec sa mère, tout ça par frime de paresse, je m’y connais, il faut faire travailler ce gars-là. Tu l’as assez nourri. Qu’il se nourrisse maintenant !
— Mais que peut-il faire ? demanda Louise, un garçon délicat comme une petite fleur, il s’exténue d’aller à Amboise et d’en revenir, tandis que Jacques fait la route quatre fois sans se lasser. Quand il sera fort…
— Quand il sera fort ! je voudrais bien voir cette merveille-là ! Il mangera plutôt le pain de son père jusqu’à vingt-cinq ans.
— Au fait, dit Pierre Rigault, on n’en meurt pas pour se remuer un peu, tu gardais bien les vaches à douze ans, toi, femme.
— Il n’a pas douze ans, et puis, je n’avais pas de mère quand on m’a envoyé chez une fermière.
— En a-t-il une plus que toi ? reprit Pierre, Louis n’est pas ton fils après tout, vas-tu le préférer à tes vrais enfants ?
— Comment ce n’est pas ton fils ! interrompit l’oncle Thomas stupéfait, par ma foi, tu es un fameux fou de t’être chargé d’un enfant de rencontre ! N’importe, la sottise est faite, — maintenant il faut la réparer et te débarrasser au plus tôt de ce marmot-là. »
Le visage de Louise s’empourpra :
« Non mon oncle, s’écria-t-elle, non, on ne le renverra pas : c’est notre fils par le cœur.
— Écoute, après tout, femme, dit le sabotier, mon oncle n’a pas tort, depuis neuf ans nous avons assez fait pour lui, il est temps qu’il le reconnaisse…
— Plus bas, plus bas, s’il t’entendait, Pierre, dit Louise, qui croyait distinguer un léger bruit venant de la chambre voisine ; mon Dieu ! s’il t’entendait.
— Et quand il l’entendrait, s’écria Thomas aussi haut qu’il put ; Louis n’est pas son fils, il faudra bien qu’il le sache un jour ou l’autre, ce me semble.
— Nous ne devions jamais le lui dire, murmura Louise ; c’est lui ôter le bien que nous lui avons fait que de lui apprendre la vérité, Pierre me l’avait promis.
— Et quand il le saurait femme, où serait l’inconvénient, hein ! Comptons-nous lui donner une part de notre héritage ? N’est-il pas en dehors des autres, ne doit-il pas s’y habituer ?
— Tu ne l’entendais pas comme çà autrefois, mon homme, dit Louise tristement ; Lussan t’a bien changé…
— Vous voulez dire que c’est moi, et vous avez peut-être raison, répondit Thomas ; j’ai guéri Pierre de bien de bêtises, et je pense que sans ça il serait toujours resté pauvre comme Job.
— Cela aurait peut-être mieux valu ; l’argent n’est pas tout dans la vie ! Mais n’importe… Mon homme, que veux-tu faire de Louis ?
— Voilà le projet, reprit Thomas. Je connais une fermière qui a des vaches et des bœufs à garder dans la belle saison ; il lui faut un petit garçon pour cela. Louis fera son affaire.
— Est-ce loin ?
— C’est… à Vierval, pas loin de Morancé où vous demeuriez avant de venir ici.
— Oui, dit Louise en soupirant, quand je voudrai le voir, il me faudra faire vingt kilomètres ! »
Mais elle comprit que la résolution de son mari était prise. Elle se tut et se leva pour monter se coucher.
En passant par la chambre des garçons, où Jacques et Germain dormaient de tout leur cœur, elle s’approcha du lit de Louis.
L’enfant était pâle ; sa joue portait encore la trace d’une larme. Elle se pencha et le baisa au front.
Louis entr’ouvrit ses yeux tout gros encore de pleurs, et se soulevant sur son lit, ouvrit ses bras pour rapprocher sa mère de lui ; il murmura alors d’une voix tremblante :
« Je sais tout, je ne suis plus ton fils !
— Tais-toi, Louis, mon enfant, fit-elle en mettant sa main sur la bouche du jeune garçon ; tu es mon fils plus que jamais, un fils donné par le bon Dieu à mon cœur.
— Tu m’as défendu, toi, continua Louis après avoir sangloté silencieusement sur son épaule ; mais lui, mon père, il voulait me renvoyer et ne disait pas non quand on parlait de me chasser ; il n’attendra pas, je ne mangerai pas longtemps ce pain qu’il me reproche ; je partirai d’ici, et tout ce que je regretterai, c’est vous que j’aimais tant à appeler maman !
— Tu m’appelleras toujours maman, mon Louis, ne t’ai-je pas aimé comme un fils, et ai-je fait jamais de différence entre toi et les autres ? Non, cher garçon, ton père t’aime au fond ; sois patient, il te reviendra ; c’est l’oncle Thomas qui a fait tout le mal. Demain nous arrangerons tout ça ; tu vas être bien raisonnable, n’est-ce pas ? Tu iras chez François Lourdet, et, si tu t’y conduis bien, nous te reverrons et ton père sera content. Voyons réponds, mon Louis, dis à ta pauvre mère qu’elle n’a pas mal jugé de toi, et promets-lui de faire comme elle le veut.
— Oui, oh ! oui, ma mère, ma bonne mère ! s’écria l’enfant appuyant avec amour sa tête sur le sein de Louise ; oui, je ferai ce que tu voudras, parce que je t’aime ; et que tu es si douce qu’on ne peut pas te résister. Qu’ai-je fait au bon Dieu pour ne pas être ton fils ? J’étais si heureux de le croire, et j’ai un si grand chagrin maintenant.
— Si l’on m’eût écoutée tu ne l’aurais jamais su, mais la volonté du bon Dieu n’était pas telle. Console-toi, va, mon cher enfant, je tâcherai de te montrer que je suis toujours ta mère. »
Elle pressa encore contre son cœur palpitant ce pauvre jeune être en pleurs ; elle mêla à ses baisers ses plus tendres paroles, et, après l’avoir reposé sur son lit, elle sortit de la chambre.
Jacques et Germain ronflaient toujours. Louis ne s’affligeait plus ; l’amour de Louise était venu consoler et raffermir son cœur ; il se rendormit avec ce cher visage devant les yeux, et répétant dans son sommeil le nom de sa mère.
Il se réveilla au petit jour, s’habilla à la hâte et vint cogner à la porte de la chambre de Louise.
La porte s’ouvrit aussitôt : Louise, avait moins dormi que lui ; ses yeux fatigués ses joues pâles le montraient assez. Elle était prête aussi et arrangeait déjà les vêtements de son fils adoptif dans un paquet.
« C’est toi, cher petit, dit-elle, te voilà levé de grand matin ; ton père est à l’ouvrage, nous allons lui parler… Sois bien doux et bien poli ; surtout écoute-le bien, et si l’oncle Thomas te parle, répond-lui respectueusement : c’est ton grand-oncle, il est vieux, et il faut toujours, quand on est jeune, avoir du respect pour la vieillesse. »
Louise prit alors la main de l’enfant et entra avec lui dans l’atelier du sabotier.
« Voilà Louis tout prêt à partir, mon homme, dit-elle en faisant avancer le petit garçon ; le voilà tout prêt à faire ce que tu voudras, et à nous quitter si tu le demandes. »
Et elle essuya du revers de sa main, une larme qui allait s’échapper de ses yeux.
« Tu veux bien aller chez François Lourdet, Louis ? demanda Rigault.
— Oui, répondit Louis, si je puis venir quelquefois voir not’mère.
— Ce sera selon ta conduite ; si elle est bonne, tu viendras nous voir, sinon tu ne viendras pas.
— Elle sera bonne, je le promets pour maman.
— Oui, mais tu n’as jamais servi, tu ne sais peut-être pas ce que c’est ; si tu n’obéis pas… gare aux coups.
— On ne te battra pas, mon Louis, ne crains rien, dit Louise à l’enfant qui la regardait d’un air effaré ; pourquoi fais-tu peur à ce pauvre petit, Pierre ? Seront-ils assez méchants pour le battre, lui qui est si faible ? N’est-ce pas assez triste de nous quitter sans qu’il ait peur d’être battu.
— On ne me battrait pas deux fois, s’écria Louis, dont les yeux étincelèrent.
— Et pourquoi ? demanda le sabotier.
— Parce que je m’en irais.
— Toi ? et où donc irais-tu, mon pauvre petit ? tu mourrais de faim sur les routes.
— Je reviendrais chez no…
— Chez nous, oui, dis chez nous, mon fils, fit Louise, tu es chez toi ici, et tu trouverais toujours là ta mère pour te soigner et te recevoir… Voyons, Pierre, continua-t-elle en s’adressant au sabotier qui branlait la tête, pourquoi tourmenter ce pauvre enfant ? Il est venu là, bien gentiment te demander un bon adieu avant de partir, et au lieu de lui ouvrir tes bras, tu vas le rudoyer. Allons, embrasse-le, mon homme, ne fais pas souffrir les petits cœurs, parce que ça offense le bon Dieu et puis ils s’en souviennent quand ils sont grands. Va, Louis, promets à ton père d’être bien sage et embrasse-le bien. »
Louis s’avança vers Rigault, et lui tendit sa joue.
Rigault y appliqua deux baisers.
« Je ne t’en veux pas mon garçon, lui dit-il ; je ne suis pas un tyran, moi, vois-tu, je ne veux faire de chagrin à personne, pas plus à ta mère qu’à toi. C’est l’oncle Thomas, qui a de l’expérience, et qui a raison de trouver que nous ne sommes pas assez riches pour garder des enfants à rien faire ; not’Jacques s’emploie, il faut faire comme lui. Tu le veux, tant mieux, ainsi il n’y aura pas de disputes à la maison ; je vais avertir François Lourdet, demain tu partiras, et voilà tout.
— C’est bien, Pierre, je te remercie pour lui, dit Louise à son mari ; il se lèvera demain de bonne heure pour ne pas marcher à la chaleur du jour. »