Deux corsaires malouins sous le règne de Louis XIV/03

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Libraire ancienne Honoré Champion (p. 59-88).


CHAPITRE DEUXIÈME



En 1693, St-Malo n’était pas en état de se défendre, sinon contre une attaque, du moins contre les effets du bombardement que préparaient les Anglais, en représailles des pertes infligées à leur commerce, par les corsaires de cette ville.

En avant de ses remparts formidables, la défense extérieure n’existait pour ainsi dire pas.

Dans l’île Cézembre, il n’y avait aucun ouvrage de défense. À la Conchée, des travaux venaient d’être entrepris, sur l’ordre de Vauban, mais ils ne pouvaient pas être terminés avant deux ans. Sur le Grand Bé se trouvait une batterie.

La défense mobile, si nécessaire pour empêcher les galiotes à bombes de venir mouiller près de la ville et de la bombarder, ne comprenait que quelques chaloupes commandées par le chevalier de Saint-Maure, et deux galères, la Sublime et la Constante.

Car le Roi avait fait construire quinze galères à Rochefort, en 1690, pour les joindre à son armée navale du Ponent.

Elles y étaient restées jusqu’en 1692, sous les ordres du chevalier de Noailles, lieutenant général et commandant des galères de France. Puis, deux d’entre elles avaient été envoyées à Brest, deux à Saint-Malo, et les autres à Marseille.

Ces petits bâtiments auraient pu, grâce à leur faible tirant d’eau, s’opposer aux desseins de l’ennemi, en circulant dans les passes, et dans les mouillages à proximité de la ville, mais ils n’y avaient pas été exercés, comme l’indique le chevalier de la Pailleterie, appelé à les commander après le bombardement[1].

On s’attendait, cependant, d’un moment à l’autre, à l’attaque des Anglais.

Elle se produisit le 26 novembre, vers 2 heures de l’après-midi, avec 24 bâtiments, dont 10 gros vaisseaux et 5 galiotes ; celles-ci s’avancèrent jusqu’au Grand Bé, en lançant des bombes sur la ville.

Tous les hommes valides prirent aussitôt les armes. Les postes furent occupés en hâte, et l’artillerie riposta avec vigueur au feu de l’ennemi, tandis qu’une procession conduite par le chapitre de la cathédrale, faisait le tour des remparts en bénissant les combattants.

Le lendemain, 27 novembre, le bombardement, reprit, de midi à 7 heures du soir, et l’ennemi s’empara de l’île de la Conchée, puis de l’île Cézembre.

Le 28, au matin, le bombardement recommença avec intermittences ; mais de notre côté arrivaient des renforts, la milice de Dinan, 400 hommes d’infanterie, et deux compagnies de dragons, qu’amenaient messieurs de Chateau-Renault et de Coëtlogon, et au-dessus d’eux, le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne.

L’arrivée de ce grand personnage fit sensation. « Il était adoré des Bretons », dira, plus tard, le duc de St-Simon ; « c’était, en effet, sous la corpulence, l’épaisseur, la pesanteur, la physionomie d’un bœuf, l’esprit le plus délié, le plus souple, le plus adroit à pousser ses avantages, avec tout l’agrément et la finesse possibles, joints à une grande capacité pour toutes sortes d’affaires, et la réputation d’une exacte probité, décorée à l’extérieur d’une libéralité, et d’une magnificence, également splendides. »

Sous une pareille autorité, le moral des assiégés devait singulièrement grandir, et leurs efforts allaient converger vers un résultat, déjà, en partie, atteint.

Dès le lendemain, se produisit un événement, sur lequel les assaillants comptaient pour obtenir la décision.

La journée avait été assez calme, et on croyait que l’ennemi s’était retiré, lorsque dans la nuit du 29 au 30 novembre, les Anglais lancèrent une machine, dite infernale, qui leur donnait de grandes espérances.

Elle avait été construite à la Tour de Londres, sur les plans donnés par le Roi Guillaume III, d’après le modèle d’une machine construite, en 1585, par l’ingénieur Jambelli, pour faire sauter le pont sur l’Escaut, qu’avait établi Alexandre de Parme, pendant le siège d’Anvers.

C’était une frégate, d’un faible tirant d’eau, qui contenait plus de 2.000 livres de poudre, avec une quantité prodigieuse de bombes, d’artifices et de mitraille.

Cette machine, activée par des voiles noires, se dirigea d’abord sur la tour de la poudrière, mais un coup de vent la détourna, et elle vint s’écraser entre la poudrière et le fort Royal.

Ce fut une formidable détonation, qui ébranla une partie de la ville, qui la couvrit de débris de toutes sortes, mais sans aucun autre résultat.

Après cet insuccès, la flotte anglaise renonçant à poursuivre l’attaque, prit le large, et disparut.

On raconte que le duc de Chaulnes profita du renvoi de quelques prisonniers au gouverneur de Jersey, pour lui faire connaître que la seule victime de ces quatre journées, dans la ville de Saint-Malo, avait été un chat, tué dans une gouttière.

L’effet insignifiant du bombardement fut attribué à l’insuffisance du matériel ennemi. « Ses bombes sont trop épaisses », écrivait, le 6 décembre suivant, le chevalier de la Pailleterie, « d’un fer trop liant, et contiennent trop peu de poudre, pour les faire crever. Il est constant que si l’ennemi avait su bombarder comme nous, la ville aurait été consumée, en peu de temps. »[2]


Malgré l’échec de l’ennemi, on s’était rendu compte de la faiblesse de la défense extérieure, et des dangers auxquels elle exposait Saint-Malo. Aussi, le duc de Chaulnes poussa activement les travaux du fort de la Conchée, qu’il considérait comme un des plus importants, et en confia le commandement, quelques mois après, à du Coudray Perrée, dont il avait constaté les services pendant ces journées d’épreuves, et auquel il fit parvenir un ordre ainsi conçu :[3]

« La principale défense de cette place consistant dans l’opposition que les forts pourraient faire aux desseins des ennemis, par le prompt et le bon usage des batteries ; et étant nécessaire d’y établir, suivant les ordres et volontés du Roy, des personnes d’expérience, nous avons jeté les yeux sur le sieur du Coudray Perrée, pour y commander celles du fort de la Conchée, ayant sous lui le sieur Vieuville ; lesquels prendront entière connaissance, et soins, des poudres, boulets, et autres instruments, propres au service des mortiers, et canons, dont l’état leur sera donné par le marquis de Guémadeuc, lieutenant du Roy en Bretagne, et gouverneur de cette place ; leur ordonnera surtout, en cas d’approche des ennemis, de ne jamais tirer sur eux, qu’à juste portée. »

« Fait à Saint-Malo, le 9e de novembre 1694. »

« Signé : CHAULNES ».

Le commandement de du Coudray Perrée à la Conchée, fut de courte durée, car le marquis de Nesmond, chef d’escadre, fit appel, à cette époque, par ordre du Roi, aux corsaires Malouins, pour constituer une force navale dans la Manche, et pour y saisir cinq ou six mille Anglais, dont on signalait le prochain envoi à le Passage, en Espagne.

Le sieur de la Villestreux, qui venait de revenir sur le Saint-Antoine, des côtes d’Irlande, où il avait pris, à hauteur du cap Clare, un fort bâtiment anglais, l’Elisabeth, se déclara prêt à mettre à la voile, dès le mois de mars 1695, et demanda à du Coudray Perrée de le seconder.

Celui-ci accepta, bien qu’on puisse s’ étonner qu’il ait consenti à ne pas être le premier, sur un bâtiment qu’il avait déjà commandé.

Mais le fait était fréquent, à cette époque ; du Guay Trouin, lui-même, fut nommé commandant en second sur la Dauphine, en 1702, après avoir été premier capitaine, et avoir dirigé des escadres pendant près de dix ans.

Il est d’ailleurs très probable que les liens de famille et d’amitié, qui unissaient les deux corsaires, furent la véritable cause qui les détermina à entreprendre cette campagne ensemble.

Le Saint-Antoine, portant les couleurs royales, sortit, donc, du port de Saint-Malo, le 2 mars, et répondit, par un coup de canon, à celui qui partait des remparts pour le saluer.

Il arrivait quelques jours après à la Rochelle, où le marquis de Nesmond réunissait, sous son commandement, le vaisseau du Roi l’Excellent, de 72 canons» qu’il montait ; le Pélican, de 50 canons, sous le chevalier des Augers ; le Fortuné, de 56 canons, sous M. de Beaubriant Lévesque ; le Français, de 48 canons, commandé par du Guay Trouin ; et le Saint-Antoine, par M. de la Villestreux.

Cette belle escadre sortit du port de la Rochelle le 1er avril.

Le 25 du même mois, étant à 35 lieues ouest des îles Sorlingues, vers 5 heures du soir, on aperçut trois vaisseaux de la flotte d’Angleterre : l’Espérance (76 pièces de canon, 400 hommes d’équipage), commandée par le sieur Robinson, chef de l’escadre ; l’Anglesey,[4] (52 pièces de canon), et un brûlot.

L’escadre française, sous pavillon anglais, donna aussitôt la chasse à l’ennemi.

En avant, se trouvaient, à gauche, le Français, commandé par du Guay Trouin, et, à droite, le St-Antoine, tous deux à la même hauteur, et à quelques portées de canon l’un l’autre.

Le Français, dit du Guay Trouin dans ses mémoires, « joignit l’Espérance à bonne portée de fusil, et se préparait à l’aborder, avec dessein de ne pas lui tirer un coup avant d’avoir jeté les grappins à son bord. »

À cette vue, le marquis de Nesmond, qui était en arrière, et à grande distance, fit tirer un coup de canon, tout en conservant le pavillon anglais. Ce signal ayant été interprété, par les officiers qui entouraient du Guay Trouin, comme un ordre pour surseoir à l’ attaque, celui-ci fit, à contre-cœur, carguer une partie de ses voiles pour ralentir.

Les équipages des deux autres navires qui avaient tous les yeux sur lui, considérèrent même cette manoeuvre comme une défaillance.

Et, plus tard, comme du Guay Trouin s’en plaignait au marquis de Nesmond, celui-ci s’en excusa, en disant que son capitaine de pavillon n’avait pas fait attention, par méprise, au pavillon anglais, qu’il aurait dû faire abaisser avant le coup de canon.

Un quart d’heure après cet incident, le marquis de Nesmond, qui s’était rapproché, arborait le pavillon blanc, et faisait tirer un autre coup de canon, pour donner l’ordre de l’attaque.

Il était environ 6 heures du soir.

Du Guay Trouin fit « rappareiller » ses voiles, et, rapproché de l’Espérance, lui envoya toute sa bordée.

Au même moment, Luc de La Villestreux attaquait l’Anglesey, qui essayait de s’échapper à toutes voiles.

Ce fut, alors, un furieux combat, qui dura environ deux heures.

D’un côté, du Guay Trouin tira trois ou quatre bordées, et fut rejoint par le marquis de Nesmond, qui combattit l’Espérance si vivement, qu’il la démâta, et qu’il s’en rendit maître, après une belle résistance, à la tombée de la nuit.

De l’autre côté, après un violent engagement, le St-Antoine était parvenu, aux dernières lueurs du jour, à ranger de si près l’Anglesey, qui cherchait toujours à se dégager et à fuir, que Luc de La Villestreux et du Coudray Perrée, tous deux sur le gaillard d’avant, les armes à la main, firent monter, sur le pont, tous les hommes disponibles, et s’apprêtaient à faire battre la charge, après avoir jeté les grappins d’abordage, quand le petit mât de hune du St-Antoine fut coupé par une bordée de l’Anglesey, ce qui ralentit sa manœuvre.

Presqu’en même temps, le sieur de La Villestreux était frappé, à l’épaule, par un biscaïen, qui le jeta, sanglant et inanimé sur le pont.

Dans le désarroi qui suivit, et par une obscurité profonde, l’Anglesey accélérait sa fuite et parvenait à s’échapper.

Le St-Antoine avait fortement souffert. Il avait perdu dix hommes tués, 35 blessés et reçu « deux coups de canon dans son mât de misaine, trois coups dans la vergue du misaine ; un coup dans le grand mât, qui ne tenait pour ainsi dire plus ; un autre coup pareil, dans la grande vergue ; deux coups dans le mât d’artimon. Deux canons de 12, quatre affûts étaient hors de service ; et l’on compta plus de 80 coups dans le corps du navire. »[5]

Dès le lendemain du combat, à la pointe du jour, après avoir passé la nuit à réparer, partiellement, les avaries, l’escadre fit voiles vers la Rochelle.

Mais, en arrivant à hauteur de l’île d’Ouessant, le 1er mai, par une mer très forte, du Coudray Perrée, qui avait pris le commandement du St-Antoine, rejoignit l’Excellent en canot, et, montant à bord, exposa au marquis de Nesmond, de la part du sieur de la Villestreux mourant, son désir de rentrer à Saint-Malo, pour soigner les blessés, et préparer le navire à rendre de nouveaux services.

Le St-Antoine mouillait donc dans la Rance, le 5 mai au soir, en convoyant probablement l’Espérance, car le capitaine Robinson, commandant de l’escadre anglaise, sera signalé, comme étant prisonnier à Dinan, quelques mois après.[6]

Le rapport de du Coudray Perrée, signé le 6 mai, et remis le même jour à l’amirauté, est contresigné par Gilles Morel, sieur de la Herperie, et Jacques Le Guay, sieur de Lisle, enseignes.

Si l’on compare le récit du combat des îles Sorlingues fait par du Guay Trouin, dans ses mémoires, avec celui de du Coudray Perrée, dans son rapport, on constate qu’ils sont d’accord sur le nombre des navires qui ont pris part à l’action, de part et d’autre ; sur les dates ; sur les heures, et sur le résultat des opérations.

Luc de La Villestreux succomba à sa blessure et fut inhumé, le 10 mai, dans la cathédrale de St-Malo.[7]

A ses obsèques, figurèrent notamment tous les membres du Chapitre, car il était regretté, non seulement par ceux qu’il avait conduits sur mer, et au feu, mais aussi par les pauvres et les malheureux auxquels ses dispositions testamentaires faisaient de grandes largesses.

L’abbé Coyer le mentionnera au XVIIIe siècle, parmi ceux « qui firent tant d’honneur à St-Malo et à la France[8] » ; et l’abbé Manet, dans les « Malouins célèbres », le citera comme un de « ces négocians habiles, qui allaient au feu comme à un triomphe ».

Cet intrépide corsaire laissait une veuve, qui prit sa succession comme « armatrice », mais il n’avait pas d’enfants. C’est ainsi que du Coudray Perrée fit l’acquisition du manoir de La Villestreux, et de la terre, située entre Saint-Malo et Saint-Coulomb ; noble, depuis les temps reculés, elle s’étendait jusqu’aux rivages, avec le droit d’épaves, et avait été autrefois le siège d’un bailliage.

De plus, le Roi voulant reconnaître les services de du Coudray Perrée, en même temps que ceux de sa famille et de ses ascendants, lui accorda le 29 novembre 1697, la charge de Conseiller et Secrétaire du Roi, avec le droit de porter le nom de La Villestreux,[9] qui fut relevé par son fils aîné.

Quelques semaines après le retour du Saint-Antoine, le 13 juillet 1695, dans la soirée, par un temps superbe, l’ennemi reprenait l’offensive contre Saint-Malo, avec une flotte commandée par l’amiral Berkeley, forte de 70 navires, dont 20 grands vaisseaux, et composée, pour le reste, de brûlots, de galiotes, et de divers bâtiments. Cette flotte mouilla à deux lieues au nord de la Conchée.

La nouvelle en fut donnée par M. de Kergrée, capitaine de frégate de la marine royale, envoyé à la découverte, qui signala l’arrivée des Anglais par plusieurs coups de canon, et par un pavillon rouge qu’il amena autant de fois qu’il avait vu de bâtiments ennemis.

Les mesures de défense ayant été prises activement par le comte de Polastron, lieutenant du duc de Chaulnes, l’attaque allait trouver, sur tous les points, une résistance énergique.

A 2 heures du matin, le 14 juillet, l’ennemi appareillait et mouillait, à une portée et demie de canon, au nord du fort de la Conchée.[10]

Mais, ses préparatifs se prolongèrent, car ce ne fut qu’à 2 heures et demie de l’après-midi que quatre vaisseaux se rapprochèrent du fort, en ouvrant le feu, tandis que quelques galiotes, se joignant à eux, essayaient de ruiner les ouvrages, en envoyant deux cents bombes, dont deux seulement tombèrent sur le fort, tuant ou blessant deux hommes.

Après ce début assez insignifiant, l’ennemi retournait mouiller à une lieue au nord de la Conchée, tandis que les galères et les embarcations légères, venues de la ville, qui s’étaient portées à sa rencontre, se retiraient entre la Conchée et Saint-Malo.

Le lendemain, 15 juillet, au matin, l’attaque recommençait. Un officier ennemi vint d’abord reconnaître le côté du fort de la Conchée qui n’était pas armé[11]. Il fut suivi, presqu’aussitôt, par douze vaisseaux et par autant de galiotes, dont moitié restèrent à la voile, et les autres jetèrent l’ancre avant d’ouvrir le feu.

A la faveur de la fumée, l’ennemi envoya bientôt un brulôt, qui essaya de s’accrocher au rempart de la Conchée, tandis qu’un autre bâtiment, « rempli d’artifice », s’efforçait de mettre le feu aux plateformes, en bois, des pièces.

Mais le courant fit dévier ces deux embarcations, qui touchèrent un rocher, et qui sautèrent, en projetant, sur les défenseurs du fort, des débris et des flammes, et en incendiant les logements, couverts de prélarts goudronnés.

Dans son rapport, le capitaine de la Marguerie, commandant du fort, dit qu’à ce moment, « son équipage, composé de toutes sortes de gens, était fort intimidé » et qu’il eut « beaucoup de peine à les remettre » ; puis il ajoute : « les ennemis, voyant cet accident, redoublèrent leur canon, et leurs bombes, et firent avancer des petits bâtiments, chargés de monde, pour faire quelque tentative, si nous étions trop en désordre ; mais la fumée diminuant un peu, dès que nous les vîmes, nous les canonnâmes, et ils se retirèrent au plus vite, vent arrière ; mais nos canons étaient fort élevés ; nos coups plongeaient de haut en bas, et ne pouvaient ni couler, ni démâter. »

À ce moment, profitant de la fumée qui enveloppait le fort, l’ennemi se rapprochait de la ville, avec une douzaine de vaisseaux et de galiotes, pour la bombarder.

Il repoussa, d’abord, les galères l’Emeraude et la Palme, commandées l’une par le chevalier de la Pailleterie, l’autre par M. de Langeron, et qu’accompagnaient quelques chaloupes, sous les ordres de M. de Saint-Maure, lieutenant du gouverneur de la place.

Toutes ces embarcations prirent position au sud du Grand Bé, tandis que l’ennemi ouvrait le feu sur Saint-Malo, après s’être établi à la Fosse aux Normands.

Le bombardement continua toute la journée avec intermittences, mais la place et les forts répondirent si vigoureusement qu’avant 6 heures du soir, l’ennemi appareillait pour se reporter à une lieue au nord de la Conchée.

Dans sa retraite, il fut suivi par le feu des galères, et par celui du fort de la Conchée. Il abandonnait deux galiotes, après avoir mis le feu à l’une d’elles, dont on n’avait pas pu enlever deux mortiers et quatre petits canons, et qui partit à la dérive vers Saint-Briac, où elle échoua.[12]

Le capitaine de la Marguerie termina son rapport en disant que, pendant la retraite de l’ennemi, il lui fit « grand feu », mais que ses canons étaient « trop haut », et que « s’il avait eu une batterie basse, il les aurait tous perdus », en parlant des ennemis.

Dans la matinée du 16 juillet, vers 10 heures du matin, l’ennemi tira, encore, quelques coups de canon pour couvrir sa retraite ; car, lord Berkeley, qui avait déclaré qu’il « détruirait la Conchée, et qu’il ruinerait la ville de fond en comble »,[13] assembla son conseil ce jour là, et renonça à poursuivre l’attaque, « parce que les maisons étaient de pierre et ne brûlaient pas ».

En même temps, il écrivit au marquis de Carmarton, qui commandait une escadre à Plymouth, pour lui annoncer son retour ; mais le bâtiment qui porta son message fut pris par un corsaire malouin.

Le lendemain, 17 juillet, la flotte ennemie, encore en vue se retirait, en passant par Granville, où elle envoya quelques bombes, avant de rentrer en Angleterre.

Le résultat de cette deuxième attaque sur Saint-Malo, aussi décevante pour les assaillants que la précédente, se bornait à des dommages matériels, qu’on évalua à 300.000 livres ; 5 à 600 bombes étaient tombées sur la ville, y brûlant sept maisons, et en endommageant huit ; huit personnes avaient été tuées, tant dans les forts que dans la ville, qui avait envoyé à l’ennemi 447 bombes, et tiré 1189 coups de canon[14].

« Le Roi », rapporte Dangeau, dans son journal, « apprit par le chevalier de Hautefort, qui arriva de Saint-Malo, le détail des dommages que les bombes avaient faits. En sortant du conseil, comme il entrait chez Madame de Maintenon, il nous parût qu’il était irrité de la cruauté de toutes ces bombarderies ; il nous a dit : les ennemis feront tant, qu’ils m’obligeront à bombarder quelques-unes de leurs meilleures villes ».

Ce furent les Malouins, eux-mêmes, qui se chargèrent de la réponse à faire aux Anglais, car le nombre des prises, rentrées dans le port, s’éleva à 69, pendant les deux dernières années de la guerre.

L’une de ces expéditions intéressante par sa rapidité, est celle que fit, en 1696, Alain Porée, un corsaire célèbre.

Sorti de Saint-Malo, le 21 février, sur le St-Esprit (300 tonneaux, 36 canons), il se trouvait, huit jours après, à 52 lieues d’Ouessant, en compagnie de la Gaillarde.

Il prend d’abord, une flûte d’Amsterdam, nommée le Neptune, venant des Canaries, qu’il fait convoyer à Nantes. Le 12 mars, dans les mêmes parages, il capture un bâtiment anglais, la Providence, qu’il envoie à Brest.

Avant la fin du mois, il rencontre trois navires portugais, qui allaient à Londres et sur lesquels il embarque les prisonniers qu’il a, à son bord, et qui l’embarrassent.

Au commencement d’avril, à 10 lieues d’Ouessant, il prend un grand bâtiment anglais qui avait déjà été capturé deux jours auparavant par les Français, puis délivré par trois corsaires flessinguois. Il l’envoie à Brest, puis rentre à Saint-Malo.


Du Coudray Perrée avait aussi quitté Saint-Malo le 26 avril 1696, sur le Natal (300 tonneaux, 36 canons, 110 hommes).

Près de la côte du Chapeau Rouge, il enleva un bâtiment anglais, le Guillaume, richement chargé, qui fut conduit à Brest ; puis il se dirigea sur l’île de Saint-Pierre, à Terre-Neuve, où il arriva à la fin du printemps, pour y patrouiller pendant plus de deux mois. Il s’en éloigna, avant l’automne, après y avoir laissé, par ordre du Roi, huit hommes de son équipage, à la disposition du gouverneur.

Avant de rentrer à Saint-Malo, le 10 février 1697, il alla chercher une cargaison à Marseille, ce qui ne l’empêcha pas, au retour, de croiser sur les côtes du Portugal, et d’y saisir un vaisseau anglais de 300 tonneaux.

A la même époque, à la fin des hostilités, du Guay Trouin accomplissait, avec le concours des corsaires malouins, l’un de ses plus beaux exploits qui aurait suffi, à lui seul, pour l’illustrer.

Au printemps de 1697[15], du Guay Trouin fut chargé d’aller au devant d’une grande flotte de commerce hollandaise, qu’escortaient, sur la côte d’Espagne, vers Bilbao, trois vaisseaux de guerre, sous les ordres du baron de Wassenaer, plus tard vice-amiral de Hollande, d’une intrépidité légendaire.

Du Guay Trouin commandait le St-Jacques-des-Victoires (48 canons). Il était accompagné du Sans-Pareil (42 canons), sous les ordres du sieur Boscher, son cousin germain, et de la Léonore (16 canons).

Huit jours après son départ de Brest, ayant rencontré la flotte ennemie, il était sur le point d’engager un combat fort inégal, quand, par bonheur, survinrent deux frégates de Saint-Malo, la Faluère, capitaine des Saudrais-Dufresne, et l’Aigle Noir, capitaine de Bélisle Pépin.

Il prit alors ses dispositions pour le combat, qui allait être terrible.

Les trois vaisseaux de guerre hollandais se trouvaient en file, et dans l’ordre suivant : le Honslardyck, le Delft, portant le pavillon du chef de l’escadre, le baron de Wassenaer, et un troisième bâtiment.

A leur hauteur, sur leur gauche, mais assez loin, se tenait la flotte de commerce hollandaise.

Après avoir communiqué ses intentions à ses capitaines, du Guay Trouin se jeta sur le Honslardyck, qu’il enleva à l’abordage.

En même temps, le Sans-Pareil (capitaine Boscher), attaquait le Delft, mais ce rude adversaire l’accueillait par un feu si violent qu’il subissait, en un instant, des pertes énormes, et qu’il était rejeté désemparé, après avoir manqué l’abordage.

En arrière du Delft, l’Aigle Noir (capitaine de Bélisle Pépin), et la Faluère (capitaine des Saudrais Dufresne) maitrisaient le troisième bâtiment hollandais, après un engagement assez vif.

Enfin, la Léonore s’efforçait d’amariner la flotte marchande.

Après ce premier acte, au moment où la poupe du Sans-Pareil faisait explosion, et menaçait de communiquer le feu à sa soute aux poudres, du Guay Trouin résolut d’enlever le Delft par un deuxième abordage. Mais il reçut le même accueil que le Sans-Pareil, et fut repoussé avec de grandes pertes, non sans demander du secours à la Faluère (capitaine des Saudrais Dufresne), qui se trouvait, à ce moment, à portée de sa voix, et sur laquelle il comptait pour avoir le temps de se remettre en état de reprendre part à l’action.

Sans hésiter, le capitaine des Saudrais Dufresne se jeta sur le Delft, pour venger le Sans-Pareil et le Saint-Jacques des Victoires, mais sans succès ; il fut repoussé, tué, et son équipage fut décimé.

Alors, survint du Guay Trouin qui avait profité du temps de répit et remis l’ordre à son bord.

Il ramena le Faluère au combat, s’y précipita lui-même sur le Saint-Jacques des Victoires, et tous deux abordèrent le Delft, qui, cette fois, fut obligé de se rendre, après qu’on eut relevé le baron de Wassenaer, quatre fois blessé, étendu, sans connaissance, sur le pont, mais tenant encore ses armes à la main.

L’escadre française s’était emparée, en plus des trois vaisseaux de guerre, de douze bâtiments de commerce. Mais, cette victoire, qui coûtait à du Guay Trouin plus de la moitié de son équipage, plusieurs de ses officiers et de ses parents, fut suivie d’une tempête, si violente, que le Saint-Jacques des Victoires isolé, séparé de la flotte, désemparé, avec un équipage épuisé, et encombré par 500 prisonniers hollandais, faillit périr cent fois avant d’arriver à Port-Louis.

Le lendemain, il y fut rejoint par les trois vaisseaux hollandais et par les douze prises convoyées par les frégates de Saint-Malo.

A la suite de ce combat, le Roi conféra le grade de capitaine de frégate à du Guay Trouin, qu’il reçut, ainsi que le baron de Wassenaer, à Versailles, en témoignant autant d’égards au vaincu qu’au vainqueur.

Du Guay Trouin dit, à ce propos, dans ses mémoires : « Je fus présenté au Roi, par M. de Pontchartrain, dans son cabinet, et j’y reçus des marques de sa bonté et de sa satisfaction, qui touchèrent mon cœur d’autant plus vivement, qu’une forte inclination m’attachait, naturellement, à cet auguste monarque ».

« Le baron de Wassenaer eut aussi l’honneur de lui faire sa révérence, après qu’il fut guéri de ses blessures, et sa valeur lui fit recevoir de Sa Majesté, des marques de bienveillance et d’estime, tout à fait distinguées ».

Plus tard, dans des circonstances analogues, le Roi témoigna, encore, sa satisfaction à du Guay Trouin, en l’interrompant par un de ces mots, non seulement gracieux, mais grandioses, qui lui étaient propres. Parlant d’un de ses vaisseaux, du Guay Trouin disait : « J’ordonnai à la Gloire de me suivre ». « Elle vous fut fidèle », dit aussitôt le Roi, en souriant[16].

Elle lui fut, en effet, toujours fidèle, mais en le privant, parfois, du nécessaire, car, à différentes reprises, et notamment en 1710, son traitement, sa pension, ne lui étaient pas payés, et ne lui permettaient pas de faire face à une situation pécuniaire fortement embarrassée.[17]

Lui, de même, restait fidèle à cette seule gloire des armes, à laquelle il avait tout sacrifié ; tandis que pour tant d’autres corsaires malouins, la gloire, « cette passion des belles âmes, ce ressort des grandes actions, consistait aussi », comme le disait un auteur du XVIIIe siècle[18], « à tirer parti des avantages de leur pays, à mettre les hommes en action, et les terres en valeur, à pousser leur fortune dans des pays inexploités, et notamment dans les colonies d’Amérique, qui rendaient au centuple ce qu’on leur portait, qui formaient une nouvelle France, pour enrichir l’ancienne, etc… »

C’est ainsi qu’ils développèrent leur prospérité, et celle de leur ville natale.

Pour ceux d’entre eux qui étaient nobles, ou qui aspiraient à le devenir, c’était s’élever, et non pas déchoir, car Louis XIII, dans son ordonnance de 1629, avait déclaré que son intention était de « relever, et de faire honorer ceux qui s’occuperaient du trafic par mer » ; il avait ajouté que « tous les gentilshommes qui, par eux ou par personnes interposées, entreraient dans le commerce, en part de sociétés, de vaisseaux, denrées et marchandises, ne dérogeraient point à la noblesse ».

Après lui, Louis XIV, dans son édit de 1669, montra de même la mer à sa noblesse, et lui dit : « commencez ».

Aussi, quand le Roi Louis XIV eut consenti à reconnaître Guillaume III comme Roi d’Angleterre ; quand le traité de Ryswyck eut mis fin aux hostilités, la plupart des corsaires malouins reprirent leur « trafic par mer », avec les 163 navires existant alors dans leur port[19], tandis que du Guay Trouin restait inemployé dans sa ville natale.

Parmi eux, du Coudray Perrée, dès l’année 1698, conduisit le Natal, armé seulement de 20 canons, à Marseille, pour en revenir, le 16 février 1699, avec un chargement de bois précieux.

Mais, bientôt, d’autres théâtres d’opérations s’offriront aux entreprises des plus audacieux, car la paix, suivie de l’avènement au trône d’Espagne du petit-fils de Louis XIV, réveillera l’espoir de ceux qu’attiraient, depuis quelque temps, les expéditions commerciales à la mer du Sud.

C’est ainsi que les Espagnols, venus de Cuba, avaient appelé l’océan Pacifique, en 1513, en l’apercevant, pour la première fois, des hauteurs de l’isthme de Panama, tandis que les indigènes leur indiquaient en même temps, dans le lointain, vers le Sud, les côtes du Pérou, où se trouvaient, disaient-ils, des richesses immenses.

  1. Lettre du chevalier de la Pailleterie, commandant des galères. Bibliothèque Nationale. Manuscrits. Nouvelles acquisitions françaises, 9392. Charles Davy de la Pailleterie, né vers 1648, capitaine de cavalerie, capitaine des galères en 1690 ; chef d’escadre en 1702 ; mort en 1709.
  2. Bibliothèque Nationale. Manuscrits. Nouvelles acquisitions françaises, 9392.
  3. Archives de famille.
  4. Du Coudray-Perrée, dans son rapport, appelle ce bâtiment l’Inglecé.
  5. Rapport de du Coudray-Perrée, du 6 mai 1695. Archives de l’Amirauté. Mairie de Saint-Malo, C. 4.
  6. Bibliothèque Nationale. Manuscrits. Nouvelles acquisitions françaises, 9392.
  7. « Acte de décès de Luc de la Haye, sieur de La Villestreux, écuyer, mari de Guillemette Gris ; a été inhumé dans l’église paroissiale et cathédrale de Saint-Malo, le dixième jour de mai de l’an 1695, et ont assisté Messieurs du Chapitre à la levée, et à la conduite du corps. »
    « Signé : DESNOS, Vicaire principal. »
  8. La noblesse commerçante. Paris, 1756.
  9. L’acte fut signé par le Roi, le 29 novembre 1697, et enregistré à l’Armorial général de France, le 17 février 1698. Il est contresigné de d’Hozier et porte les armes : de gueules au chevron d’or, accolé en tête de deux étoiles, et en pointe, d’une ancre, le tout de même ; avec la devise : « Mare, nascitur, fortitudo ». Dans ces armes l’ancre remplaça le croissant qui y figurait auparavant (Archives de famille).
  10. Rapport de M. de Nointel, intendant de Bretagne, et rapport de M. de la Marguerie, commandant du fort de la Conchée (Archives Nationales. Manuscrits. Marine, B.4.).
  11. Rapport du capitaine de la Marguerie.
  12. Rapport de M. de Guémadeuc, gouverneur de la place (Archives Nationales. Manuscrits. Marine. B. 4.).
  13. Lettre du sieur Lasne de la Rocque (Archives Nationales. Manuscrits. Marine. B. 4.).
  14. Bibliothèque Nationale. Manuscrits. Nouvelles acquisitions françaises, 9392.
  15. Vie de Monsieur du Guay-Trouin. Paris, 1922, avec introduction par Henri Malo.
  16. Cité par Henri Malo. Introduction de la Vie de Monsieur du Guay-Trouin.
  17. Lettre de du Guay-Trouin au comte de Pontchartrain : « J’ai honte dans le temps présent, de vous représenter que depuis que je suis capitaine de vaisseau, je n’ai pas reçu deux mois d’appointements, que la pension dont le Roi m’a honoré n’a pas été payée. etc. ». Citée par Henri Malo, dans la Vie de Monsieur du Guay-Trouin.
  18. Abbé Coyer. La Noblesse commerçante. Paris, 1756.
  19. Lettre du Comte de Pontchartrain du 21 septembre 1700. Archives Nationales. Marine, B. 2