Deux corsaires malouins sous le règne de Louis XIV/04

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Libraire ancienne Honoré Champion (p. 89-120).

II

DANS LA MER DU SUD


CHAPITRE PREMIER



En créant la compagnie des Indes orientales, en 1664, Colbert lui avait donné le privilège de commercer avec les Indes, en Extrême-Orient et dans l’Océan Pacifique.

Mais, malgré la conception économique de l’époque, d’après laquelle les métaux précieux constituaient, surtout la richesse, ce commerce n’atteignit jamais l’Extrême-Orient, ni surtout les régions où se trouvaient les trésors du Nouveau Monde, dont le rêve hantait cependant l’imagination des aventuriers, et des commerçants[1].

Alors, se formèrent ces associations de pirates, appelés boucaniers, ou flibustiers, qui s’efforcèrent de descendre des Antilles vers les côtes du Pacifique, vers le Chili et le Pérou, dont l’Espagne défendait sévèrement l’accès.

Par euphémisme, les Anglais les appelaient « privateers » ou irréguliers, tandis que les Hollandais, plus réalistes ou plus sincères, les traitaient de « Zee roovers », ou voleurs de mer.

La dénomination de flibustier n’est que la corruption du mot anglais « freebooter », et le terme de boucanier vient de ce que ces aventuriers faisaient sécher leur viande sur des grilles de bois, placées près d’un feu lent, et dans un local appelé « boucan ». De là, l’usage dans certains ports de Normandie d’appeler « boucan » une chambre enfumée.

Plusieurs d’entre eux dissimulaient leur vrai nom, par un pseudonyme, car ils appartenaient souvent à de bonnes familles, dont les avaient éloignés leur goût pour les aventures, ou les circonstances d’une jeunesse orageuse.

Ils affectaient un grand respect pour la parole donnée, et, sinon pour la religion, tout au moins pour ses formes, car ils faisaient précéder leurs relations de la pieuse invocation : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen » ; on cite même le cas du flibustier Daniel, qui d’un coup de mousquet, abattit un de ses camarades, dont l’attitude avait été inconvenante pendant la célébration de la messe.

Ils étaient liés les uns aux autres par un engagement écrit ; chacun d’eux vivait avec un camarade, en « matelotage », et en communauté de biens, dont le survivant héritait ; ils se conformaient enfin à certaines coutumes barbares, telles que de tremper leurs haut de chausses dans le sang des animaux.

Bien que tous ces aventuriers n’aient guère rapporté de leurs excursions que des histoires fabuleuses des trésors entrevus, ils furent cependant, les promoteurs de l’expédition qu’organisa un officier de marine entreprenant le sieur de Gennes, en 1695[2] :

Vers l’année 1686, quelques flibustiers de l’île Saint-Domingue[3], après avoir parcouru les côtes du Mexique et de l’île de Cuba, résolurent de passer dans la mer du Sud où, d’après ce qu’ils avaient entendu dire, les côtes du Pérou contenaient d’énormes richesses.

Pour s’y rendre, deux routes s’offraient à eux, l’une par les terres, l’autre par mer.

La première avait été parcourue déjà par d’autres flibustiers, mais les Indiens de ces régions étaient, paraît-il, de redoutables adversaires, et en admettant qu’on put les éviter, ou en triompher, on n’était pas certain, en arrivant sur la côte, de trouver un navire pour arriver au but.

Les flibustiers se décidèrent donc à contourner l’Amérique par le sud, et à passer par le détroit de Magellan ; ce qu’ils firent, au nombre de 80 environ.

Ils remontèrent ensuite, vers le nord, en pillant les côtes, en en enlevant un grand nombre de bâtiments, richement chargés. Mais leurs bénéfices furent néanmoins faibles, à cause de leur indiscipline, et de l’impossibilité de transporter ce qu’ils avaient pris.

Ils se contentèrent donc, bientôt, de rançonner leurs victimes, d’enlever leurs femmes, de s’approvisionner pour plusieurs mois, et de se retirer dans les îles voisines, où ils passaient leur temps à la chasse, et à la pêche, en attendant une nouvelle campagne.

Sept années se passèrent ainsi ; puis, fatigués par cette vie errante, divisés par les rivalités, ils partagèrent le butin qui leur restait, et se dispersèrent sur le continent.

Toutefois, 23 d’entre eux restèrent dans l’île de Juan Fernandez, sur la côte du Chili, avec une pirogue qui leur permit de retourner au Pérou, et d’y enlever cinq vaisseaux.

Ils gardèrent le plus important, le chargèrent de vivres et de marchandises, et prirent la direction du cap Horn, pour retourner aux Antilles.

Mais ils firent naufrage dans le détroit de Magellan, et y restèrent dix mois pour construire une pirogue, sur laquelle ils revinrent, les uns au Brésil, les autre à Cayenne et à Saint-Domingue.

Quelques-uns d’entre eux, les plus tenaces, d’autres aussi, qui n’avaient participé qu’au début de l’expédition, notamment un nommé Massertie, voulurent refaire le voyage au Pérou, dans de meilleures conditions, et revinrent en France pour en trouver les moyens.

Le sieur Massertie, d’une bonne famille de Bordeaux, s’adressa à M. de Gennes, officier de marine, dont il avait entendu vanter la hardiesse et l’esprit d’entreprise.

Celui-ci, séduit par le tableau enchanteur des régions parcourues, que lui fit Massertie, résolut de tenter une expédition.

Il se rendit à la Cour, fut bien accueilli, et vit le Roi qui lui fournit les vaisseaux nécessaires.

Un engouement se produisit à Versailles ; M. de Gennes eut l’appui de personnages importants, et reçut même des secours pécuniaires ; car, parmi les intéressés à l’expédition, qui se préparait, se trouvaient le maréchal de Vauban, qui donna 1.000 livres ; le duc de Chaulnes, 3.000 livres ; la princesse de Conti, 2.000 livres ; le duc de Nevers, 1.000 livres ; Madame de Montespan, 1.000 livres, etc.[4].

Malgré ces circonstances favorables, l’expédition se mettait en route dans de mauvaises conditions ; sans autres renseignements que ceux donnés par Massertie ; sans autres documents que quelques plans informes, établis par les flibustiers ; et, surtout, sans données précises, sur le régime des vents et des courants, dans le détroit de Magellan, qu’on espérait suivre, pour atteindre l’Océan Pacifique.

L’escadre de M. de Gennes, qui mit à la voile le 3 juin 1695, à la Rochelle, comprenait les six bâtiments suivants :

Le Faucon anglais (46 canons, 260 hommes), commandé par M. de Gennes ; le Soleil d’Afrique (32 canons, 220 hommes), sous les ordres de M. du Parc ; le Séditieux (26 canons, 140 hommes), sous M. de la Rocque ; la Félicité (8 canons), la Flûte et la Gloutonne, portant deux mortiers, 600 bombes, des vivres et des munitions[5].

L’escadre doubla Madère, mais bientôt par grosse mer, elle perdit une chaloupe pontée, disposée pour le bombardement, tandis que le sieur de la Rocque retournait à Madère, sur le Séditieux, « pour s’y divertir et faire des illuminations ».

Après avoir séjourné quinze jours au Cap Vert, l’escadre atteignit la Gambie, à la fin de juillet.

Là, se trouvait, dans l’île de Gorée, un fort, sur lequel flottait le pavillon britannique. M. de Gennes apprit, par un Portugais, qu’il contenait de grandes ressources, qu’il était en mauvais état, et que sa garnison affaiblie par la maladie, serait incapable de résister à une attaque.

Il s’en rendit maître, après y avoir envoyé quelques bombes ; en retira toutes les marchandises, des nègres en grand nombre, et le fit sauter.

Mais l’épidémie qui régnait dans le fort, se communiqua aux équipages de l’escadre, qui fut obligée de relâcher aux îles du Cap Vert, où M. de la Rocque la rejoignit sur le Séditieux, et d’où elle gagna l’île de l’Ascension, puis le Brésil, pour y vendre les nègres.

Toutes ces causes de retard devaient avoir une fâcheuse influence sur le résultat de l’expédition, qui n’atteignit le Cap Vierge, à l’entrée du détroit de Magellan, que le 11 février 1696, dans une saison peu propice pour le traverser.

Deux jours après, l’escadre, après avoir pénétré dans le détroit, atteignait l’île Saint-Georges, appelée aussi île des Pingouins, car elle n’était peuplée que de ces oiseaux, et de loups marins.

Sur les côtes du détroit, on vit bientôt de grands feux allumés par les sauvages, qu’il était impossible d’approcher, car le vent soufflait en tempête, en soulevant d’énormes vagues.

On parvint, cependant, à mouiller plus loin, dans une anse abritée, entourée de bois qui ombrageaient de belles sources, des terres fertiles, couvertes de légumes, de groseilles, de céléris, et où pullulaient les outardes, les canards, les grives, et aussi les renards.

Les jours suivants, l’escadre atteignit, presqu’au milieu du détroit, la baie Famine, ainsi dénommée parce que Philippe II, pour y barrer le passage, y avait établi une colonie, qui périt de faim peu de temps après.

Ceux des navigateurs qui descendirent à terre, purent, pour la première fois, se rapprocher des sauvages qui étaient de couleur olivâtre, avec des cheveux noirs et longs, le visage et une partie du corps peints en blanc, et sans autres vêtements, malgré la rigueur de la température, que quelques peaux sur leurs épaules.

Ces sauvages étaient armés d’arcs, et de flèches, ayant, en pointe, des pierres taillées en langue de serpent ; ils construisaient un canot d’écorce d’arbres, et avaient avec eux quelques petits chiens.

Les flibustiers, qui accompagnaient les navigateurs, pour les guider, leur expliquèrent que ces indigènes n’avaient aucune religion, bien qu’ils eussent l’habitude de contempler la lune avec respect ; et que, sans demeures fixes, ils se contentaient d’abris momentanés, faits de terre et de branchages.

L’escadre remit à la voile et atteignit le cap Frouart, où elle fit séjour, pour s’approvisionner en bois et en eau, à l’embouchure d’une belle rivière, à laquelle on donna le nom de M. de Gennes.

A partir de cette époque, à la fin de mars,s’élevèrent des coups de vent épouvantables, alternant subitement avec de grands calmes, qui suffisaient pour redonner de l’espoir aux voyageurs, impatients d’atteindre l’Océan Pacifique, et les côtes du Pérou.

Mais, bientôt, vers le 3 avril, la mer devint de plus en plus mauvaise ; les vents soufflaient en tempête. De plus, les vivres commençaient à manquer, et on fut obligé de reconnaître qu’il était trop tard pour pénétrer dans la mer du Sud.

Monsieur de Gennes tint un conseil, et décida, du consentement de tous, mais malgré le désespoir unanime, que si, dans quelques jours, les vents ne s’apaisaient pas, il faudrait renoncer à atteindre le but de l’expédition et se résoudre à revenir vers l’océan Atlantique, pour rentrer en France.

Le 11 avril, il donna l’ordre de mettre à la voile vers l’Est, pour sortir du détroit, où on avait navigué deux mois, et de se diriger vers les îles Sainte-Anne, pour s’y ravitailler.

L’escadre suivit, ensuite, les côtes du Brésil, séjourna à Cayenne et aux Antilles, et rentra à la Rochelle, le 21 avril 1697.

Malgré l’insuccès de M. de Gennes, on répétait partout que l’expédition n’avait échoué, comme le disait le sieur Froger, rédacteur du journal du voyage, « que par simple manque d’expérience nautique » ; on ajoutait « que les Espagnols n’avaient été en état de nous faire la guerre, que par les trésors qu’ils tiraient du Chili et du Pérou », et qu’il ne fallait donc pas renoncer à ces entreprises.

À ce moment, la paix avec l’Espagne, qui, logiquement, devait faciliter les opérations commerciales dans ses possessions, suscitait aussi de nouveaux espoirs.

Deux négociants entreprenants, Noël Danycan de l’Espine, de Saint-Malo et Jean Jourdan de la Grouée, de Paris, eurent alors, les premiers, l’idée de constituer la compagnie de commerce de la mer du Sud.

Noël Danycan était né à Saint-Servan le 18 juillet 1656 ; après avoir servi dans la marine, et avoir commandé les vaisseaux de son père, et même ceux de l’État, il avait été nommé conseiller et secrétaire du Roi ; puis il s’était consacré à l’armement, et, en 1698, on le considérait comme un des premiers armateurs de Saint-Malo.

La nouvelle compagnie, composée d’une « vingtaine des plus riches financiers de France », obtint le privilège royal de négocier dans la mer du Sud, d’y faire des découvertes, d’y établir des colonies, et même d’y construire des forts, pour la sûreté des bateaux et des magasins, mais « sur les côtes et dans les îles, non occupées par les puissances de l’Europe ».

Car le gouvernement espagnol avait toujours formellement interdit, aux étrangers, tout commerce dans ses colonies de l’Amérique du Sud.

Ce fut sur ce texte que s’appuyèrent plus tard les compagnies rivales, et les particuliers, pour obtenir qu’on tolérât leurs entreprises au Chili et au Pérou, dans les mêmes conditions que celles de la compagnie de la mer du Sud.

L’organisation de la première expédition[6] dirigée par la compagnie de commerce, donna lieu, dès le début, aux plus vives critiques.

Elle devait se composer de sept vaisseaux : deux de 50 canons, à Saint-Malo, un de 40 canons au Havre, un de 40 canons à Dunkerque ; un de 20 canons et un de 8 à la Rochelle.

Tous ces bâtiments devaient se rendre dans ce dernier port, au mois d’août 1698 et être montés, à l’exception d’un seul, par des officiers du Roi.

On dépensa sans compter. À tous les carrefours de Paris, des affiches portant : « Armement de la mer Pacifique » attiraient les regards, surtout ceux des « batteurs de pavé », des « retour de la guerre », qui furent accueillis, sans difficultés, comme volontaires.

Une compagnie de gardes marine fut d’abord constituée, avec les jeunes gens les mieux tournés ; on les habilla de drap bleu, de plumets blancs, de cocardes et de nœuds de cravates, couleur de feu.

Puis il y eut six compagnies d’infanterie, avec des officiers en uniforme gris blanc, bordé d’or, et portant des plumets blancs.

Tout ce beau monde afflua dans la Rochelle, avec toutes sortes d’ouvriers, cinq ou six ingénieurs, et des gens de tous les états.

Dans les cabarets, désignés à chacun suivant son grade, la compagnie de la mer du Sud répondait des dépenses.

Bientôt le désordre fut tel qu’on envoya de Paris, pour y remédier, un personnage spécialisé dans les questions d’armement. Mais l’opération ne se faisait pas sans difficultés, car la saison favorable allait passer, et le temps pressait.

Monsieur de Gennes, qui avait été, primitivement, désigné pour commander l’expédition, fatigué de ces erreurs et de ces retards, prit la poste pour Paris, où il obtint d’être relevé de son commandement, qui fut confié à son second, le sieur Gouin de Beauchesne, de Saint-Malo.

Bien que celui-ci eût été nommé capitaine de vaisseau, à titre temporaire, ce choix fut mal accueilli par les équipages, et surtout par les officiers dont plusieurs donnèrent leur démission.

Pour les apaiser, la compagnie leur consentit une avance de solde de quinze jours ; mais les choses allaient de mal en pis, quand survint un commissaire spécial, le sieur de Roddes, chargé de pouvoirs étendus.

Il réforma trois des vaisseaux, dont l’un était manifestement hors d’état de tenir la mer ; il fit débarquer et vendre les marchandises qu’ils contenaient, et licencia une partie des gardes marine.

« On ne pensait plus alors à fonder des colonies, mais seulement à se mettre en route pour reconnaître des pays lointains, où l’on essayerait de négocier, afin de faire mieux la prochaine fois, et de jouer alors à coup sûr ».

Dès qu’il eut réuni les sommes nécessaires pour régler les dépenses engagées à la Rochelle, et pour faire partir les deux vaisseaux, la corvette et la flûte, qui restaient seuls désignés, le sieur de Roddes fit battre le tambour dans les rues, en indiquant le jour et l’heure de l’appareillage.

Il vint lui-même à bord, passa une revue générale, et, le lendemain, 18 décembre, donna le signal du départ de l’escadre.

Elle comprenait quatre vaisseaux : le Phélypeaux (44 canons, 140 hommes d’équipage), monté par M. de Beauchesne ; le Maurepas (50 canons, 180 hommes d’équipage), commandé par M. de Terville, lieutenant de vaisseau du Roi ; une corvette, la Bonne-Nouvelle, et une flûte. Les deux grands bâtiments avaient chacun 200 bombes, et un mortier, à bord.

Disons de suite qu’avant d’arriver au cap Finistère, l’escadre fut assaillie par une tempête, qui força les deux petits navires à relâcher sur les côtes de France ; la flûte se perdit, avec tous ceux qui la montaient, en voulant entrer à Port-Louis ; quant à la corvette, elle essaya de rejoindre les deux gros vaisseaux avant leur arrivée au détroit de Magellan, mais ayant beaucoup de malades à bord, elle revint en France par les côtes du Brésil, où elle vendit toutes ses marchandises.

Après avoir doublé le cap Finistère, l’escadre se dirigea droit sur Santiago, dans les îles du cap Vert, où elle fit escale ; puis, sur l’île Grande, à la côte du Brésil, sous le tropique du Capricorne ; et, en passant par Spring Bay, elle arriva, le 24 juin 1699, au cap Vierge, à l’entrée du détroit de Magellan.

Elle avait fait diligence, malgré la pluie, la grèle, malgré la mer démontée, et des vagues si hautes qu’elles s’élevaient parfois au-dessus des mâts.

Ce que les navigateurs aperçurent d’abord, comme leurs prédécesseurs de l’escadre de Gennes, ce furent les grands feux allumés par les indigènes. Mais ils ne se laissèrent pas attarder ; ils doublèrent l’île des Pingouins, et le port Famine, où des nuées de perroquets s’ébattaient dans des arbres verts.

Plus loin, à un endroit où le détroit avait environ cinq lieues de large, les deux navires se rapprochèrent de la côte sud, où ils voyaient des sauvages qui, après des pourparlers, consentirent à venir à bord du Phélypeaux, pour se chauffer, car ils paraissaient transis.

On leur offrit quelques petits objets et du pain, qu’ils ne mangeaient pas volontiers, car ils expliquèrent qu’ils ne se nourrissaient que de coquillages et de viande crue.

Plusieurs jours après, à la hauteur du cap Frouart, les navigateurs reconnurent de belles anses et une rivière, où ils s’approvisionnèrent en eau.

Mais, alors, comme leurs prédécesseurs, ils subirent les premières atteintes de la tempête, et des courants contraires, qui ralentirent beaucoup leur marche.

Quand le temps se calmait, ils se rapprochaient des côtes, en notaient les divers aspects, et ils donnaient des noms aux anses et aux îles.

L’une de ces dernières fut nommée île Louis-le-Grand ; on y chanta un Te Deum, et, sur une grande croix en bois, on inscrivit, en latin, au dessous de trois fleurs de lys : « Le capitaine de Beauchesne Gouin, capitaine des vaisseaux du Roi, a pris possession de cette île, au nom de Louis XIV, le 17 septembre 1699, et l’a nommée Louis-le-Grand ».

Après cette cérémonie, les deux navires doublèrent l’embouchure d’un cours d’eau, qu’on appela rivière du Massacre, parce que le sieur Jouhan, dit de la Guilbaudière, un des flibustiers embarqués à bord du Phélypeaux, raconta qu’après avoir fait naufrage, quelques années auparavant, avec les 23 autres flibustiers, au sud de l’île Louis-le-Grand, il était revenu avec eux à l’embouchure de ce cours d’eau, pour y construire une pirogue.

Quelques-uns de ses camarades s’étant alors montrés trop entreprenants avec des femmes indigènes en l’absence de leurs hommes, ceux-ci avaient mis à mort deux ou trois flibustiers. Pour se venger, les survivants tendirent une embuscade, à la même place, à dix-sept Indiens et les massacrèrent.


A la suite de la neige et de la grêle, continuelles pendant les dernières semaines, vinrent les pluies d’octobre, et, après elles, de grands vents qui repoussèrent les deux vaisseaux vers l’est ; si loin, que M. de Beauchesne fut sur le point de se décider à sortir du détroit dans cette direction, pour prendre la voie du cap Horn.

Puis, soudain, les vents ayant tourné à l’est, l’escadre prit la direction du Pacifique, où elle déboucha, à la fin de l’année.

Bien que M. de Beauchesne ait reconnu lui-même que le détroit de Magellan pouvait être traversé en deux mois, il en avait passé sept à y faire, il est vrai, des observations sur les courants, sur le régime des vents et la configuration des côtes, mais qui avaient un peu détourné son attention du but de l’expédition.

Dès leur entrée dans le Pacifique, une grande brume sépara les deux vaisseaux ; le Phélypeaux fit différentes reconnaissances géographiques, et le Maurepas se trouva, le premier, devant Valdivia, sur la côte du Chili.

Cette ville était dans les terres, à deux ou trois lieues en arrière d’un port profond, où l’on pénétrait par une passe étroite, que défendaient quatre forts, et une batterie ; leur garnison comprenait quelques nègres, des Indiens et des forçats, encadrés par des Espagnols. Dans la ville se trouvaient, en réserve, 5 ou 600 indigènes, peu aguerris et mal encadrés.

D’après les ordres de M. de Beauchesne, le Phélypeaux et le Maurepas devaient se réunir devant le port de Valdivia, avant d’y entrer, le premier arrivé attendant l’autre, pendant huit ou dix jours.

Sans tenir compte de ces instructions, M. de Terville détacha, en canot, l’aumônier et l’ingénieur Duplessis, avec mission de faire parvenir au gouverneur de Valdivia, un message pour lui demander l’autorisation de se ravitailler, et la copie, en latin, de sa commission.

Le canot fut accueilli par quelques coups de canon, et ne put pénétrer dans le port, qu’après échange de signaux et d’assez longs pourparlers.

En réponse à son message, M. de Terville reçut la visite de deux officiers et de deux P. jésuites, pour lui faire savoir que le Maurepas pouvait entrer dans le port, où le gouverneur lui rendrait visite dès le lendemain.

En transmettant cette réponse, les officiers et surtout les P. jésuites, « qui avaient les larmes aux yeux », ne tarissaient pas en éloges, en compliments et en protestations d’amitié.

M. de Terville ne se doutant pas que ces simagrées cachaient un guet apens, donna aussitôt les ordres nécessaires pour doubler la passe, et pour mouiller dans le port, par conséquent sous le feu des forts.

Dans la soirée, on aperçut à l’horizon, le Phélypeaux, que les vents contraires empêchaient de se rapprocher de la côte, et le lendemain, à la pointe du jour, alors qu’on faisait tous les préparatifs nécessaires pour faire honneur au gouverneur de Valdivia, deux décharges successives, de l’artillerie des quatre forts, couvrirent le Maurepas de projectiles, tuant ou blessant quinze hommes, dont deux officiers.

Pour échapper, au plus vite, à cette agression, M. de Terville fit couper les câbles, sans relever les ancres, et favorisé par le vent, rejoignit le Phélypeaux.

Ce fâcheux incident, faisant mal augurer de la suite des opérations, les deux bâtiment doublèrent la Conception, ville importante,


Monsieur de Cerville donna aussitôt les ordres nécessaires pour doubler la passe et pour mouiller dans le port, par conséquent sous le feu des forts…

sans s’y arrêter, et firent escale à la baie de Copiano, pour s’y ravitailler.

C’était une petite anse tranquille et abritée, sans habitations, mais située à une dizaine de lieues d’un bourg bien approvisionné, d’où M. de Beauchesne fit venir, à dos de mulets, tout ce qui lui était nécessaire.

Il apprit alors, à regret, car il avait intérêt à éviter tout conflit avec les Espagnols, que six vaisseaux de guerre se préparaient à lui barrer la route de Callao.

Si M. de Beauchesne avait été mieux renseigné, cette nouvelle l’aurait moins ému, car, comme nous le verrons plus tard, en fait de forces navales au Pérou, il n’y avait guère qu’un amiral désigné pour les commander.

Malgré cette complication imprévue, le commandant de l’escadre voulait se défaire le plus tôt possible de ses cargaisons. Il prit donc la direction du Pérou, et fit voile vers Arica.

L’accueil y fut tout autre qu’à Valdivia, grâce à quelques Français, anciens flibustiers, fixés dans la localité, et à la présence de plusieurs marchands des environs, qu’avait attirés la nouvelle de l’arrivée des vaisseaux.

Ce petit bourg se trouvait au bord de la mer, au fond d’une grande baie, et à l’entrée d’un vallon très fertile, qu’arrosait un beau ruisseau.

Il avait été, autrefois, un des ports les plus riches de la côte, à l’époque où on y transportait l’argent des mines de Potosi ; mais depuis que, pour éviter les attaques des flibustiers, ce métal était amené à Lima, par terre, la ville d’Arica avait perdu de son importance, et les deux petits forts qui la défendaient avaient été désarmés.

Dès l’arrivée de l’escadre, les opérations commerciales, tolérées, s’engagèrent, sinon clandestinement, tout au moins de nuit.

On embarqua de la viande, de la farine, des fruits, du vin, des métaux, et aussi du numéraire, en échange des toiles, des miroirs, des serrures, des montres, des pendules, etc…, et des barres de fer, qu’on eut beaucoup de peine à tirer du fond des cales.

Après un court séjour, l’escadre, encouragée par ce premier succès, se rendit à Ilo, en suivant une côte plate, mais sans mouillages, encadrée à grande distance par de hautes montagnes, couvertes de neige.

Là, tandis qu’on faisait du négoce en vendant pour 70.000 écus d’objets, on apprit que, par ordre du Vice-Roi, des peines sévères venaient d’être infligées à plusieurs habitants d’Arica, pour avoir facilité notre commerce.

L’attitude du corrégidor fut alors toute autre. Il défendit à l’aumônier, qui était l’interprète de M. de Beauchesne, de venir à terre, et fit même tirer quelques coups de fusil dans la direction de l’escadre.

Il fallut donc lever l’ancre, et se diriger vers Pisco. Mais ici, comme à ses précédentes escales, le chef d’escadre se heurta, tantôt à la politesse relative des autorités, qui se retranchaient derrière la défense absolue, qu’elles avaient reçue, de ne rien accorder aux visiteurs étrangers, tantôt à leurs menaces, qui s’apaisaient, dès qu’on leur offrait de s’intéresser aux opérations en cours.

Il paraît certain que, ni l’attention de M. de Beauchesne, ni celle de M. de Terville, n’avait été appelée sur la mentalité de ces fonctionnaires coloniaux, soucieux sans doute d’exécuter les ordres reçus, mais non moins sensibles à un témoignage de gratitude discrètement offert. Peut-être aussi, répugnait-il aux deux commandants des navires français d’avoir recours à de pareils procédés.

M. de Beauchesne adressa, alors, un message au Vice-Roi, à Lima, pour se plaindre du mauvais accueil qui lui était fait, et pour lui exposer, qu’étant venu au Chili, et au Pérou, avec une commission royale, alors que la France et l’Espagne étaient en paix, et avec l’ordre, donné sur la demande de Sa Majesté Catholique, de chasser les forbans, signalés sur les côtes, il ne s’expliquait pas qu’on put manquer d’égards envers deux vaisseaux portant le pavillon du Roi très Chrétien.

Mais, pendant ce temps, les marchands de Lima et des environs, continuaient à se rendre la nuit, à Pisco, et à traiter pour l’achat des marchandises qui restaient à bord des deux vaisseaux.

Le séjour à Pisco se prolongeait, dans l’attente de la réponse du Vice-Roi, qui parvint, enfin, et qui invitait M. de Beauchesne à s’éloigner des côtes du Pérou, et à ne plus commercer. Il fit alors voile vers les îles Galapagos, où il aborda le 7 juin 1700.

Ce qui l’attirait de ce côté, c’était la nécessité de se ravitailler en eau, préoccupation constante dans ces régions où il ne pleuvait pour ainsi dire, jamais.

Malgré les renseignements qu’il avait eus, il en trouva encore moins dans cet archipel qu’ailleurs.

Les navigateurs abordèrent d’abord à l’île, dite alors du Tabac, parce que les flibustiers en avaient trouvé quelques plants en y débarquant.

« C’était », dit une relation de l’époque[7], l’enfer sans flammes, sur un terrain où le feu semblait avoir passé, en fondant les pierres, ne laissant que de la crasse qui s’était repétrifiée pour former une sorte de croûte qu’on ne foulait qu’en tremblant ».

Dans l’île dite de Santé, qui fut visitée ensuite, on trouva de la terre et des bois, une grande quantité de tourterelles et des tortues, beaucoup de poissons, et aussi de l’eau potable, mais dans des rivières entourées d’amas de pierres, qui empêchaient d’y transporter des récipients pour s’approvisionner.

Avec des efforts on aurait pu triompher de ces difficultés, mais, là comme ailleurs, le corrégidor était intraitable.

Les habitants, prenant parti pour les Français, venaient trouver M. de Beauchesne, et lui conseillaient d’employer avec ce fonctionnaire, des moyens de coercition, ou d’autres ; mais il s’y refusa.

A la fin du séjour dans cette île, le manque d’eau était tel que les aliments étaient cuits, à bord, dans un mélange d’eau douce et d’eau de mer. Pour abreuver les équipages, on avait placé, sur les ponts, des baquets où les hommes pouvaient venir puiser, mais avec une tasse seulement.

Voulant se ravitailler complètement, avant son voyage de retour, qu’il ne pouvait plus retarder, M. de Beauchesne fit escale à Guyaquil puis à Payta, où le gouverneur le reçut, mais pour lui faire connaître que le Vice-Roi venait de réitérer l’ordre de ne rien fournir aux vaisseaux étrangers, et de n’avoir aucun rapport avec eux.

Alors, le commandant du Phélypeaux remonta à bord et fit voile vers le sud, après avoir trouvé quelques approvisionnements à Herba Buena et à Ilo.

Pour retourner dans l’océan Atlantique, l’escadre doubla le cap Horn, et, le 19 janvier 1701, à 60 lieues à l’est de la Terre de Feu, elle rencontra une île, qui n’était marquée sur aucune carte, dont elle fit le tour, et qu’on nomma île de Beauchesne.

Le lendemain, l’escadre mouilla aux îles Sebaldes, où elle trouva de l’eau, des légumes et du gibier. Elle séjourna ensuite, à l’île Grande, sur la côte du Brésil ; doubla le cap Frio, l’île Fernando Noronha, et rentra dans le port de la Rochelle, le 6 août 1701, après 32 mois de navigation.

En terminant la relation du voyage, le sieur de Villefort, enseigne de vaisseau du roi, donne une appréciation qui est, sans aucun doute, celle de M. de Beauchesne lui-même, et qu’on peut retenir comme étant l’expression de la vérité :

« Si les armateurs n’ont pas eu de cette armement, toute la satisfaction qu’ils espéraient, ils le doivent à eux-mêmes, car les deux vaisseaux envoyés dans la mer du Sud, n’avaient pas à bord des marchandises pour les dédommager des dépenses faites. »

« Dans le commencement, avant qu’on fit voile de la Rochelle, leur perte était certaine ».

« Pour moi, je trouve que c’est beaucoup faire que d’être trois ans en mer, et de revenir de l’autre bout du monde, en aussi bon état que nous sommes revenus, avec près de 300.000 écus, de bonnes connaissances du pays, et dés mémoires sur lesquels on peut compter pour d’autres voyages. »


Après ces erreurs, ces lenteurs et ces mécomptes, peut-être inévitables pour la première expédition parvenue au Pérou, celle qui va suivre marquera le début de la période brillante du commerce malouin dans la mer du Sud.

  1. E. W. Dahlgren. Les relations commerciales et maritimes entre la France, et les côtes de l’Océan Pacifique. Paris, 1909.
  2. Jean-Baptiste de Gennes, capitaine de vaisseau en 1691 ; gouverneur de Saint-Christophe, aux Antilles, en 1698 ; crée comte d’Oyac en 1698 ; mort à Plymouth en 1705.
  3. Relation du voyage de Monsieur de Gennes, par le sieur Froger, Amsterdam, 1709 (Bibliothèque de la Marine).
  4. Archives nationales. Manuscrits. Marine, B. 4.
  5. Relation du Voyage de M. de Gennes.
  6. Journal du voyage de M. de Beauchesne, par M. de Villefort. Manuscrit de la Bibliothèque du Ministère de la Marine (Service Hydrographique).
  7. Journal du Voyage de M. de Beauchesne, par M. de Villafort. (Bibliothèque du Ministère de la Marine. Service Hydrographique).