Deux couverts
Pelletier ― MM. M. de FERAUDY
Jacques ― HIERONIMUS
Mme Blandin ― Mme Berthe CERNY
Un valet de chambre ― M. CHAIZE
Un bureau d’homme qui sert de salon, ou plus exactement un salon qui sert de bureau à un homme.
Une porte au fond.
Une porte vitrée s’ouvrant sur la salle à manger, à gauche.
Une porte à droite au premier plan
Des livres — des tableaux — des photographies.
- (Au lever du rideau. Pelletier est seul en scène. Il se promène de long en large. Il regarde sa montre.)
PELLETIER
Six heures et demie ! Je n’y comprends rien ! (Il s’assied à son bureau). Il ne me semble pas possible qu’on l’ait fait attendre plus d’une heure. Oui, mais soyons juste… s’il a attendu une heure, il ne pourra pas être là avant dix minutes ! C’est extrêmement difficile d’attendre !… Lire… écrire… non. Il devrait y avoir une chose à faire quand on attend… la même pour tout le monde… et qui ne servirait qu’à cela !… (Il regarde sa montre.) Que c’est long une minute ! (Il sonne.) Et dire que les années passent si vite !
(Un instant après, le valet de chambre entre.)
PELLETIER
Demandez à Marie qu’elle vous donne le menu du dîner.
ÉMILE
Bien, monsieur.
(Le valet de chambre sort.)
PELLETIER (fouillant dans sa poche.)
S’il est reçu… je lui donne cent francs… s’il est refusé, je… les lui donne tout de même !
(Le valet de chambre rentre et présente à Pelletier le menu.)
PELLETIER (l’ayant parcouru.)
Merci… C’est parfait !… Dites à Marie qu’elle ne manque pas de servir les perdreaux entiers, n’est-ce pas… je ne veux pas qu’elle les coupe !… D’ailleurs priez-la de bien vouloir faire un autre menu… sur lequel les truffes ne figureront pas ! Ce sera une surprise !… Vous avez monté du Champagne ?
ÉMILE
Oui, monsieur.
PELLETIER
Bien !… Quelle heure avez-vous ?
ÉMILE
Six heures trente-cinq, monsieur.
PELLETIER
Ah ! Bon, bon, bon… j’ai six heures trente-neuf, moi !… Ah ! Bon, j’avance !… Chut ! La porte de l’ascenseur… on va sonner… (On sonne.) Ça y est… c’est lui… allez vite !…
(Le valet de chambre sort,)
PELLETIER
Enfin !… Si on l’a fait attendre une heure, il ne pouvait pas être là plus tôt, pauvre petit.
ÉMILE (rentrant.)
C’est Madame Blandin, monsieur.
PELLETIER
Comment, c’est… ce n’est pas monsieur Jacques ?
ÉMILE
Oh ! Non, c’est Madame Blandin, monsieur, je suis bien sûr !
PELLETIER
Mais je… qu’elle entre ! (Le valet de chambre remonte,) Oh ! Pourquoi venir de force !
(Le valet de chambre a ouvert la porte et s’est effacé devant Madame Blandin qui est entrée.)
PELLETIER
Bonjour !
(Il ne retire pas les mains de ses poches,)
MADAME BLANDIN
Bonjour !
PELLETIER
Comment allez-vous ?
MADAME BLANDIN
Bien… Tu m’en veux ?
PELLETIER
Je vous avais demandé de ne pas venir aujourd’hui !
MADAME BLANDIN
En refusant de me dire pourquoi ?
PELLETIER
C’est inexact ! Pas « en refusant », non, non, en vous priant de ne pas me demander pourquoi.
MADAME BLANDIN
Je ne vous l’ai pas demandé.
PELLETIER
Non, c’est vrai, hier vous ne me l’avez pas demandé… seulement, aujourd’hui vous venez pour me surveiller…
MADAME BLANDIN
Oh !…
PELLETIER
Pour me surprendre peut-être…
MADAME BLANDIN
Oh !…
PELLETIER
Dame ! Et vous me surprenez, je vous le jure !
MADAME BLANDIN
Vous vous trompez, mon ami… je passais devant chez vous…
PELLETIER
Par hasard ?
MADAME BLANDIN
Oui, par hasard… et je venais tout simplement vous rappeler que vous êtes invité à dîner jeudi chez les Fournier.
PELLETIER
Oh ! Oh ! Oh !…
MADAME BLANDIN
Quoi ?
PELLETIER
Voyons, voyons, voyons… nous sommes vendredi aujourd’hui… il y a donc samedi, dimanche, lundi, mardi et mercredi d’ici-là… cinq jours ! ! ! Et c’est tout ce que vous vous avez trouvé pour justifier votre visite !
MADAME BL ANDIN
Je n’ai pas à justifier mes visites…
PELLETIER
Non… et c’est la première fois que cela vous arrive…
MADAME BLANDIN
Que voulez-vous, depuis une heure je traîne dans Paris sans savoir où aller…
PELLETIER
Fallait pas sortir !…
MADAME BLANDIN
J’étais dehors !
PELLETIER
Fallait rentrer !
MADAME BLANDIN
C’est facile à dire !
PELLETIER
Ce n’est pas tellement difficile à faire !
MADAME BLANDIN
Je suis obsédée, littéralement obsédée par la pensée que vous pouvez faire une chose que je ne dois pas savoir ! Ne m’en veuillez pas trop, que diable ! l’amour a des droits !
PELLETIER
Je vous l’accorde, mais il a aussi des devoirs. Et votre amour avait aujourd’hui le devoir de… de…
MADAME BLANDIN
De vous ficher la paix ?
PELLETIER
Je ne vous le fais pas dire !
MADAME BLANDIN
Merci bien !
PELLETIER
Viens là !… Écoute-moi… Tu m’as fait jurer hier que ce qui devait nous tenir éloignés l’un de l’autre aujourd’hui était une affaire de famille à laquelle tu ne pouvais pas prendre part. Je te l’ai juré, aie confiance en moi. Tu sais combien je t’aime… tu sais que…
MADAME BLANDIN
Toi aussi, aie confiance en moi… dis-moi ce que tu vas faire…
PELLETIER
Non… ça ne te regarde pas !
MADAME BLANDIN
Oh…
PELLETIER
Comprends-le comme je te le dis… et je te le dis très gentiment… ça ne te regarde pas… ! Tout ce que tu dois savoir, tu le sais !… Alors, sois tranquille.
(Un temps.)
MADAME BLANDIN
Tu attends quelqu’un ?
PELLETIER
Je ne te répondrai pas !
MADAME BLANDIN
Tu attends sûrement quelqu’un, car depuis que je suis là tu as regardé quatre fois la pendule !
PELLETIER
Non… cinq fois !
MADAME BLANDIN
Je t’en supplie… rassure-moi… dis-moi la vérité ! Si ça doit me faire de la peine, je préfère le savoir, tant pis !… Dis ?… Dis ?… En tout cas, tu peux répondre à cette simple question : Est-ce que ça me ferait de la peine si je savais ce que tu vas faire ?
PELLETIER
J’espère que non !
MADAME BLANDIN
Un jour, tout de même, tu me le diras, n’est-ce pas ?
PELLETIER
Oui !
MADAME BLANDIN
Ah !… Quand ?
PELLETIER
Le vingt et un février 1962 !
MADAME BLANDIN
Qu’est-ce que c’est que cette date ?
PELLETIER
Mon premier centenaire !
(Un temps.)
MADAME BLANDIN (remettant sa voilette.)
Sais-tu ce que je crois ?
PELLETIER
Non…
MADAME BLANDIN
Eh ! bien, je crois que, tout ça, c’est un jeu que tu joues pour m’éprouver !… Seulement je te préviens que c’est un jeu dangereux !… Tu sais que je n’ai pas l’habitude de faire des menaces… mais, d’un autre côté, chacun a son caractère et il y a des gens nerveux qu’il est peut-être maladroit de pousser à bout !
PELLETIER
Oui ?
MADAME BLANDIN
Oui !… Qu’on fasse ça à une enfant… qu’on s’amu se à la faire enrager, passe encore… mais ce genre de plaisanteries n’est plus de mon âge ! Si tu as réellement l’intention de garder ton secret jusqu’en dix-neuf cent je ne sais plus combien… eh ! bien, mon ami, garde-le… seulement moi, je peux te jurer que jamais…
PELLETIER
Assez, Madeleine… cette discussion pourrait mal finir et, vraiment, cela n’en vaut pas la peine !… Tu me connais assez pour savoir que rien ne peut me faire parler quand je veux me taire !
MADAME BLANDIN
Cependant…
PELLETIER
Rien !
MADAME BLANDIN
Je te donne ma parole d’honneur que je regrette d’être venue et que je voudrais ne pas te questionner davantage… mais c’est plus fort que moi !… Il faut que réellement mon inquiétude soit grande aujourd’hui puisque, jusqu’à présent, je me suis inclinée, sans les discuter, devan t toutes les exigences de notre situation… ça, reconnais-le ?… (Il regarde sa montre.) Ne regarde pas tout le temps ta montre… je sais que tu veux que je m’en aille… mais avant de m’en aller, moi, je veux que tu comprennes bien ceci… Je ne t’ai jamais reparlé de notre mariage — que je souhaite tant — depuis que tu m’as fait comprendre qu’il fallait y renoncer à cause de ton fils. Je tolère donc, par amour, une existence fort peu agréable, tu peux me croire. Car enfin, je suis fière de toi, tu le sais… je voudrais t’aimer en pleine lumière… et tout cela m’est refusé !… Par respect pour ce jeune homme, je ne peux venir chez toi que clandestinement, de cinq à sept !… Enfin, je dois faire taire sans cesse mon orgueil de femme…
PELLETIER
Il ne t’obéit guère !
MADAME BLANDIN
C’est bien, adieu !
PELLETIER (la prenant dans ses bras.)
Embrasse-moi !… Quelle histoire !
MADAME BLANDIN
C’est une femme que tu attends ?
PELLETIER
Grosse bête !
MADAME BLANDIN
En tous cas, après le dîner… tu pourrais me retrouver quelque part…
PELLETIER
Hier déjà je t’ai dit que non.
MADAME BLANDIN
Alors, c’est que tu ne dînes pas seul ?
PELLETIER
Évidemment !
MADAME BLANDIN
Tu dînes ici, chez toi ?
PELLETIER
Je ne sais pas encore…
(Un temps.)
MADAME BLANDIN
Je t’aime…
PELLETIER
Oh ! Ça, sûrement !… Chut !… Non.
MADAME BLANDIN
Si ! Si, on remue à côté ?
PELLETIER
C’est sans doute Émile qui met le couvert…
MADAME BLANDIN
Ah…
PELLETIER
Quoi ?
MADAME BLANDIN
Alors tu dînes là ?
PELLETIER
À demain !
MADAME BLANDIN
Un instant…
PELLETIER
Où vas-tu ?
MADAME BLANDIN
Je veux voir quelque chose…
PELLETIER
Madeleine, reste là…
MADAME BLANDIN
Non, je veux voir quelque chose !
(Elle ouvre la porte de la salle à manger.)
PELLETIER
Eh ! bien tu vas voir quelque chose, tant pis pour toi !
MADAME BLANDIN (qui est dans la salle à manger.)
Tiens ! Tiens ! Tiens !… Et quel menu ! Fichtre ! Du homard, des perdreaux, du Champagne… oh ! la, la la, la… (Elle rentre en scène et referme la porte de la salle à manger.)… et seulement deux couverts !
PELLETIER
Tu n’as pas questionné le valet de chambre ?
MADAME BLANDIN
Oh…
PELLETIER
Ça viendra !
MADAME BLANDIN
Tu me donnes ta parole d’honneur que ce n’est pas une femme ?
PELLETIER
Je te donne ma parole d’honneur que ce n’est pas une femme !
MADAME BLANDIN
C’est quelqu’un que tu connais très bien ?
PELLETIER
Sait-on jamais !
MADAME BLANDIN
C’est ton fils ?… Hein ?… C’est ton fils ! Dis ! Dis ?… Avoue que j’ai deviné, tout de suite ?… N’est-ce pas que c’est ton fils ?… Dis… maintenant que je le sais… pas ?… Dis ?… Dis ?… Dis ?
PELLETIER
Oui, là !
MADAME BLANDIN
Ah !… J’en étais certaine !
PELLETIER
Alors, tu es impardonnable d’être venue !
MADAME BLANDIN
Non, je plaisante !… Non, ça, vraiment, je ne m’en doutais pas le moins du monde !… Je m’en doutais d’autant moins que quand tu as à voir ton fils… il te faut généralement un quart d’heure ! Et ce qui m’a empêchée de supposer que ce fût lui… c’est que cette fois-ci, il te faut la journée, le dîner et la soirée… Qu’est-ce qu’il y a donc, mon Dieu… pourquoi ce mystère… et pourquoi ce repas fantastique ?
PELLETIER
Oh ! Fantastique ! ! !
MADAME BLANDIN
Magnifique en tout cas !… Pourquoi ?
PELLETIER
Tu ne comprendrais pas !
MADAME BLANDIN
Tu me l’expliqueras.
PELLETIER
Non…
MADAME BLANDIN
Pourquoi ?
PELLETIER
Je te connais, tu vas rire !
MADAME BLANDIN
Non, je te le jure.
PELLETIER
Ben… heu…
MADAME BLANDIN
Dis vite…
PELLETIER
Eh ! bien, voilà… Jacques passe aujourd’hui son baccalauréat !
MADAME BLANDIN
C’est pour ça ?
PELLETIER
Tu vois !
MADAME BLANDIN
Oh ! Écoute, il n’y a vraiment pas de quoi pleurer !
PELLETIER
Mais je ne te demande pas de pleurer… Je ne t’ai rien demandé !… Et encore une fois j’avais raison, ça ne te regardait pas ! Je m’en veux à présent de te l’avoir dit.
(Un temps.)
MADAME BLANDIN
C’est très important le baccalauréat ?
PELLETIER
Pas celui des autres… tu vois. !
(Un temps.)
MADAME BLANDIN
Tu l’aimes, hein, ton gosse ?
PELLETIER
Ne parlons pas de lui, veux-tu ?
(Un temps.)
MADAME BLANDIN
Dans le fond, tu l’aimes plus que moi !
PELLETIER
J’en ai peur !
MADAME BLANDIN
C’est charmant !
PELLETIER
Je suis de ton avis !
(Un temps.)
MADAME BLANDIN
Tu crois qu’il sera reçu ?
PELLETIER
S’il ne l’est pas là-bas… il le sera ici.
(Un temps.)
(Madame Blandin se lève…)
PELLETIER
C’est ça…
MADAME BLANDIN
À demain…
PELLETIER
Tu es fâchée ?
MADAME BLANDIN
Je suis jalouse !
PELLETIER
Ah ! Dame, il y a de quoi !… À demain.
(Pelletier accompagne Mme Blandin qui s’en va.)
(La scène, un instant, reste vide.)
(Pelletier et le valet de chambre rentrent en scène en même temps, l’un par la porte du fond, l’autre par la porte de la salle à manger.)
LE VALET
Monsieur, Marie voudrait savoir pour quelle heure est le dîner.
PELLETIER
Je me le demande !… Sept heures !… Est-il possible de faire attendre ainsi des enfants… et des parents !… Que voulez-vous, nous dînerons sitôt que monsieur Jacques sera là !…
LE VALET
C’est à cause des perdreaux…
(On sonne )
PELLETIER
Elle peut les mettre !… Allez ouvrir.. enfin !… C’est toi ?…
(Jacques entre.)
JACQUES
Oui, Papa !
PELLETIER
Eh ! Bien ?
JACQUES
Recalé !
PELLETIER
Oh !… Embrasse-moi tout de même !
(Jacques embrasse son père.)
PELLETIER
Mon pauvre petit !… Oh !… Et… quand l’as-tu su ?
JACQUES
Que j’étais recalé ?
PELLETIER
Oui…
JACQUES
À… cinq heures et demie,
PELLETIER
À cinq heures et demie ?
JACQUES
Oui, Papa…
PELLETIER
Oh ! Ce n’est pas possible ?
JACQUES
Mais si, Papa, pourquoi ?
PELLETIER
Oh !… Tu sais l’heure qu’il est ?
JACQUES
Oui, il doit être six heures…
PELLETIER
Non, mon petit, non… il est sept heures cinq !… Et j’attends depuis quatre heures !
JACQUES
Je te demande pardon, Papa.
PELLETIER
D’où viens-tu ?
JACQUES
Je… j’ai été… heu…
PELLETIER
Où as-tu été ?
JACQUES
J’ai été avec des camarades…
PELLETIER
Oui, mais, où… où as-tu été ?
JACQUES
Nous avons été prendre quelque chose…
PELLETIER
Vous avez été prendre quelque chose ! ! ! C’est superbe ! Et tu n’as pas pensé à moi… tu ne t’es pas souvenu que j’attendais ici le résultat…
JACQUES
Si, Papa… mais le temps a passé si vite !
PELLETIER
Je ne trouve pas ! (Un temps.) Assieds-toi, ne reste pas debout. Et, pourquoi as-tu été recalé ?
JACQUES
Ils m’ont posé des questions stupides !
PELLETIER
Ça m’étonne ! Peut-être t’ont-elles semblé stupides parce que tu les ignorais !… Quelles sont les questions auxquelles tu as mal répondu ?
JACQUES
D’abord, il m’a posé en histoire une question que je n’avais jamais étudiée…
PELLETIER
À qui la faute ?
JACQUES
Alors, comme je n’ai pas su répondre… il a fait le malin, et il m’a demandé sur un ton vexant si je savais au moins quel avait été le héros de la bataille d’Arc…
PELLETIER
Et tu as répondu ?
JACQUES
J’ai répondu en rigolant : Jeanne d’Arc !
PELLETIER
Oui, eh bien, je trouve la réponse plus stupide que la question !… En géographie ?
JACQUES
En géographie, il m’a demandé quels étaient les principaux fleuves de l’Australie ! ! ! Comment veux-tu savoir ça ?
PELLETIER
En l’apprenant ! Je ne vois pas d’autre moyen !… À plusieurs reprises, cet hiver, mon petit, je t’ai proposé de t’appliquer davantage… tu ne me semblais pas au point… mais, chaque fois que je t’en ai fait l’observation, tu m’as juré que tout « allait très bien… » et ma foi, tu avais fini par me donner ta confiance !… Enfin, c’est fait, c’est fait !… Je ne m’exagère pas la gravité de cette aventure, bien sûr… ce n’est pas un désastre, mais c’est un avertissement, et je te conseille de donner un bon coup de collier cet été afin d’être prêt, afin d’être complètement prêt en octobre prochain. C’est bien en octobre, n’est-ce pas, que tu repasses ?
JACQUES
Oui, on peut se représenter en octobre.
PELLETIER
Comment, on peut ?… Qu’est-ce que ça veut dire ?
JACQUES
Heu… ben…
PELLETIER
Parle…
JACQUES
Ben, ça veut dire que j’aimerais autant ne pas repasser…
PELLETIER
Qu’est-ce que tu dis ?
JACQUES
Oui, quoi… j’aimerais mieux en rester là ! Moi, je m’en fiche du baccalauréat !
PELLETIER
Ah ! Oui ?
JACQUES
Oui… je ne connais rien de plus bête que ce truc-là !
PELLETIER
Allons donc ?
JACQUES
Ah ! La, la !
PELLETIER
Oui, seulement, moi, je ne m’en fiche pas du baccalauréat !
JACQUES
Ça, c’est autre chose !
PELLETIER
Oui, et c’est même une chose qui a son importance ! Mais tout de même, je ne serais pas fâché de savoir pourquoi tu te fiches du baccalauréat !
JACQUES
Oh ! C’est bien simple… je me suis aperçu aujourd’hui que tous les idiots avaient été reçus !
PELLETIER
Vraiment ?
JACQUES
Oui !
PELLETIER
Et les élèves intelligents ont tous été refusés ?
JACQUES
Oui !
PELLETIER
Exemple : toi !
JACQUES
Oui.
PELLETIER
C’est admirable !
JACQUES
Moi, je les connais. Papa, les camarades de ma classe ! Il y en a deux, tiens… Rondel et Debacker, ils ont eu le maximum de points… eh ! bien, je n’ai jamais ren contré deux types plus bêtes ! Il n’y a pas moyen de causer avec eux cinq minutes !
PELLETIER
Mais, mon enfant, la vie ne se passe pas en conversations ! Tu as d’étranges idées sur l’intelligence… Les deux camarades dont tu parles n’ont peut-être pas ton toupet, ton bagout et ton exubérance… ce sont sans doute des enfants réfléchis et sérieux…
JACQUES
Ils sont abrutis, tout simplement ! Quand on pense qu’ils ont refusé Mareuil !
PELLETIER
Mareuil ? Qui est Mareuil ?
JACQUES
Mareuil, tu sais bien, que je t’ai amené un matin, à déjeuner…
PELLETIER
Oui, oui, parfaitement. C’est ce jeune homme qui a inventé un aéroplane.
JACQUES
C’est ça ! Eh ! Bien, ils l’ont recalé parce qu’il ne savait pas qui avait succédé à Pépin-le-Bref !… Je me demande un peu à quoi ça peut servir de savoir qui a succédé à Pépin-le-Bref, pour un type qui veut être aviateur !… Veux-tu que je te dise, Papa… je suis sûr que Mareuil a du génie !
PELLETIER
Je n’ai jamais dit le contraire !… D’ailleurs, il ne s’agit pas de ton ami Mareuil en ce moment, il s’agit uniquement de toi !… Il est possible que ton camarade ait du génie… mais, sans vouloir te désobliger, comme jusqu’à présent, toi, tu ne me sembles avoir de dispositions géniales pour aucune branche, tu me laisseras le soin, je te prie, de diriger ton instruction et ton éducation jusqu’à ta majorité.
JACQUES
Ah ! Non !
PELLETIER
Comment « Ah ! Non !… » ?… Est-ce que tu perds la tête ?… Je ne discute pas avec toi, en ce moment… je te renseigne simplement !…
JACQUES
Je peux tout de même te répondre !
PELLETIER
Parle-moi autrement, je te prie !… Vas-y… réponds… je t’écoute !…
JACQUES
J’ai seize ans, n’est-ce pas… or à vingt ans, il faudra que je fasse mon service militaire… et tu crois que je vais rester de seize à vingt-trois ans sans profiter de la vie ?…
PELLETIER
Ne crie pas, c’est inutile !… Je n’ai pas l’intention de t’empêcher de profiter de la vie !
JACQUES
Est-ce qu’on peut profiter de la vie, quand on travaille !
PELLETIER
Oh ! Oui, petit malheureux !
JACQUES
Mon intention est d’interrompre dès aujourd’hui, mes études !
PELLETIER
Ton intention ! ! !
JACQUES
Oui !
PELLETIER
Oui, eh ! bien, ma volonté à moi est que tu les termines comme je l’entendrai !
JACQUES
Mais, Papa, laisse-moi t’expliquer…
PELLETIER
Non, assez ! À moi de parler maintenant !… J’ai vu le fond de ta pensée, et tu m’as fait connaître ton intention ! Tu n’as rien à m’expliquer. Tu vas maintenant connaître ma pensée et ma décision I… Si tu dois avoir un jour du génie, mon enfant, ton baccalauréat n’en empêchera pas l’éclosion… mais si toute ta vie tu dois rester un cancre, tu auras du moins la possibilité d’entrer aux Postes et Télégraphes, étant bachelier ! (Temps.) Si par malheur, tu refusais d’obéir, je me séparerais de toi ! (Un temps.) Ainsi, j’ai passé quinze années de ma vie à me priver de bi en des choses pour te donner une éducation aussi forte que ma tendresse, et voilà le fruit de mes peines !… Est-ce que tu te rends compte de ce que j’ai fait pour toi ?…
JACQUES
Oui, quoi… tu as…
PELLETIER
Oh ! Non, ne me dis pas que j’ai fait ce qu’ont fait les autres pères.
JACQUES
Tu t’es privé ?
PELLETIER
Oui… mais tu ne t’en es jamais aperçu !… Nous ne sommes pas si riches que tu crois !… Nous ne sommes pas riches. Tu es très élégant… tu t’habilles très bien… moi, c’est tout fait !… Je ne me plains pas… je l’ai voulu… et je ne le regrette pas encore… Ah ! Mon petit bonhomme, tu ne t’es rendu compte de rien !… Ta mère est morte deux ans après ta naissance… il y a quatorze ans de cela, comprends-tu ?
JACQUES
Quoi ?
PELLETIER
Quoi ?… J’avais trente-six ans, mon petit, et j’en ai cinquante, à présent ! J’étais jeune… je ne le suis plus !… J’ai vieilli pour toi… je me suis consacré entièrement à toi !… Écoute bien… deux fois j’ai dû me remarier… la première fois, tu étais trop petit… la seconde fois, tu étais trop grand… Penses-y de temps en temps !…
(Un temps.)
JACQUES (regarde la pendule et se lève.)
Au revoir. Papa…
PELLETIER
Quoi ?
JACQUES
Au revoir. Papa !
PELLETIER
Où vas-tu ?
JACQUES
Je dîne chez Mareuil… et il est sept heures et demie…
PELLETIER
Ah ! Tu dînes chez Mareuil…
JACQUES
Oui, Papa… ça t’ennuie ?
PELLETIER
Du tout, mon enfant, du tout… c’est tout naturel… ça doit être sûrement naturel !
JACQUES
Et toi ?
PELLETIER
Moi ?… Oh ! Mon petit, ça se trouve bien… je ne dîne pas seul !
JACQUES
Ah !
PELLETIER
Oui… regarde toi-même ! (Il ouvre la porte de la sa lle à manger.) Tu vois !… Tu peux lire le menu… tu vas voir que je ne dîne pas seul ! D’ailleurs… regarde… deux couverts !…
JACQUES (vexé.)
Au revoir. Papa… à demain…
PELLETIER
À demain, mon petit… (Jacques embrasse son père et sort.) Et il me fait la tête !
(Et après avoir pensé qu’il pourrait peut-être téléphoner à Madame Blandin — et, après y avoir renoncé. Pelletier entre dans la salle à manger, en disant :)
Émile, vous pouvez servir !
RIDEAU