Deux mois d’émotions/Les Amours de mon vieux maître d’écriture

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W. Coquebert (p. 321-391).


LES AMOURS


DE MON VIEUX MAITRE D’ÉCRITURE.


DEUX ASSASSINATS.

À M. JOURDAN.

Montfrein, 28 septembre 1842.

Dans huit jours nous serons à Paris ; je pourrais vous dire de vive voix tout ce que je vais vous écrire : mais aurais-je le temps de vous faire ce récit ? vous-même, monsieur, auriez-vous la patience de m’écouter ? Une lettre se lit toujours, une conversation s’interrompt et ne se reprend guère. J’ai ici quelques heures de repos et de solitude, quelques jours peut-être, car les eaux du Rhône, qui submergent la campagne et les routes, menacent de nous retenir prisonniers dans ce pittoresque village où nous sommes venus voir de vieux parents. J’ai dit village, quoique Montfrein revendique le nom de bourg : faisons droit à cette orgueilleuse réclamation que justifient bien des titres 5 Montfrein est un des bourgs les plus anciens et les plus pittoresques de la France. À une lieue et demie du pont du Gard, sur les bords poétiques du Gardon que Florian a justement vantés, Monfrein échelonne sur un tertre élevé ses anciennes masures et ses constructions gothiques ; une église du douzième siècle, une vieille chapelle, débris d’un couvent de Templiers, des maisons à pignons, ça et là des débris d’ogives, poétisent ces petites rues infectées d’une couche de fumier, où poules, canards et autres volatiles s’ébattent au soleil ; le tertre, tout couvert de maisons est clos à sa base par un mur d’enceinte à poternes armoriées, tandis que son sommet se couronne d’un château seigneurial d’assez majestueuse apparence, et dont les descendants des anciens comtes de Montfrein sont encore aujourd’hui les possesseurs. À la fin du seizième siècle, au lieu de ce château à façades carrées et régulières, s’élevait un vrai manoir féodal entouré de fossés et flanqué de quatre tours massives. La moitié d’une de ces tours colossales reste encore debout. Mais lorsque Richelieu eut détruit les derniers vestiges de la féodalité, que les seigneurs suzerains des petits fiefs ne furent plus que les courtisans du roi de France, l’habitude de vivre à la cour inspira l’amour du luxe à la noblesse française, et les vieux donjons qui avaient convenu aux mœurs rudes et à l’esprit guerroyant des aïeux semblèrent aux fils efféminés de sombres et d’inhabitables prisons. C’est alors qu’aux châteaux forts, qui dominaient comme des nids aériens, chaque hauteur, succédèrent de pacifiques villas, plus élégantes, mais bien moins pittoresques. L’architecture féodale disparut ainsi, non sous la main du temps, mais pour céder la place à l’architecture plus moderne des maisons de plaisance royale que les grands seigneurs cherchèrent à imiter dans leurs terres. Versailles tourna plus d’une tête et inspira plus d’un plagiat ; un grand nombre de gentilshommes voulurent avoir leur Versailles en miniature, et le château de Montfrein est une des plus puériles copies de cette fastueuse ambition. Figurez-vous, monsieur, un Versailles sans jardins et sans eaux, huche à la cime d’un rocher, mais, à part cette dissemblance, un Versailles presque pierre pour pierre, avec sa cour d’honneur, ses ailes latérales, ses terrasses, et rappelant l’habitation royale comme un jouet d’enfant rappelle un monument. Cette imitation mesquine est d’un aspect fort triste, et je comprends que cette vaniteuse demeure reste aujourd’hui abandonnée. De la terrasse du midi, où l’herbe croît et se dessèche et dont les balustres tombent en ruines, on découvre d’immenses terres couvertes d’oliviers et de vignobles, des coteaux fertiles, le double cours du Rhône et du Gardon et le gracieux pont suspendu qui unit Montfrein aux campagnes de Beaucaire. Hier soir, par un magnifique soleil couchant, cette vue n’était pas sans grandeur : toute la vallée submergée ressemblait à un lac enflammé, d’où surgissaient çà et là les grands arbres et les habitations, c’était un beau chaos, un échantillon du déluge.

J’ai visité l’intérieur du château de Montfrein. Je ne vous en dirai rien : partout, un luxe ordinaire et suranné. J’aime mieux vous décrire la chambre où je vous trace ces pages. Nous habitons une des plus vieilles maisons du pays ; elle appartenait autrefois aux comtes de Claviéres ; elle porte encore leurs armoiries. L’appartement où je suis est une grande salle à piliers massifs, dont aucune tenture ne recouvre les pierres glacées. Le vent s’engouffre dans l’immense cheminée, dont le foyer, large de sept ou huit pieds, est orné de meubles comme un cabinet de toilette. L’entablement de cette cheminée, tout sculpté de guirlandes de fleurs et de fruits, est soutenu par les robustes épaules de deux géants en pierre, armés de leurs massues. Là, dans le vieux temps, toute une nombreuse famille nobiliaire venait s’asseoir durant la veillée ; les femmes filaient ou allaitaient leurs enfants ; les adolescents écoutaient les vieillards qui racontaient leurs vieilles guerres, et les jeunes hommes fourbissaient leurs armes pour combattre quelque voisin querelleur. En face de la cheminée une fenêtre en ogive s’ouvre sur une terrasse voisine du mur de l’église ; ce mur, tout couvert de mousse et de plantes grimpantes, reçoit en ce moment quelques rayons de soleil ; je m’efforce d’y réchauffer mes pieds glacés par les dalles froides de la chambre, assise sur une pierre je vous écris sur mes genoux, au son des cloches qui tintent, ayant au-dessus de ma tête une étroite échancrure d’un ciel bleu ou glissent quelques flocons de blancs nuages :

Vous m’avez demandé de vous parler d’Aix et de Marseille, de ces deux villes que j’aime tant, l’une où je suis née, l’autre où j’ai passé mes plus beaux jours. Suivez-moi ; nous arrivons par mer à Marseille ; je me suis embarquée à Arles ; j’ai suivi le cours du Rhône, passé son embouchure, et me voilà dans ce port de la Méditerranée, si bruyant, si gai, si animé. Malgré la fatigue de la traversée, malgré le hâle qui couvre mes joues, je veux à l’instant revoir cette ville plus belle que Paris, car elle a de plus son ciel inaltérable et sa mer sans limite où ce ciel reflète son azur. Le jour même de mon arrivée, je parcourus sans prendre haleine son port, ses rues populeuses, ses promenades ; la plus remarquable de ces promenades est le Prado. D’élégants omnibus, plus propres, plus confortables que ceux de Paris, vous y conduisent ; ils partent de la Cannebière, remontent la rue de Rome, sortent de la ville, et, après avoir roulé quelques minutes sur une route poudreuse, ils vous déposent enfin dans cette magnifique allée du Prado, plus longue que les Champs-Elysées, et d’où l’on a pour perspective la mer. Quel air pur et vivifiant, on respire là ! Des chaînes de montagnes azurées se détachent à l’Est sur la transparence plus pâle du ciel ; ces montagnes sont lointaines, et pourtant elles semblent à portée de la main, tant la sérénité de l’atmosphère en laisse voir la forme et les accidents ; de vertes vallées serpentent à leur pied. Au nord et au midi des allées du Prado, les bastides et les châteaux se déroulent et s’échelonnent sur des pentes riantes. À l’ouest, le soleil couchant empourpre la mer sous ses rayons ; bientôt ces teintes s’adoucissent, et l’on distingue au milieu des flots le fanal éclairé du phare qui signale aux vaisseaux l’approche du port. Que la mer est imposante à cette heure mourante du jour ! je suis restée là longtemps en extase, puis j’ai couru sur la grève comme un enfant, mouillant mes pieds à l’écume des vagues, ramassant des cailloux et des mousses, respirant avec une sorte de volupté les senteurs marines, écoutant avec ivresse ce grand battement de la mer qui est pour l’âme comme un écho de l’infini. La nuit nous a ramenés à la ville ; nous avons parcouru tous ces beaux quartiers éclairés au gaz, et dont le luxe n’est pas surpassé par le luxe parisien.

Le lendemain matin, malgré le vent du nord qui soufflait avec violence, j’ai voulu faire mon pèlerinage à Notre-Dame de la Garde ; je dis pèlerinage, bien que je doive vous avouer, monsieur, que la vue de la mer qui allait m’apparaître là sous une autre aspect m’attirait beaucoup plus que la chapelle consacrée. À mesure que nous gravissions les allées tournantes du cours Bonaparte, les campagnes, la mer, la ville et le port couvert de vaisseaux se déroulaient à nos yeux ; quelques navires entraient dans le port, d’autres en sortaient voiles déployées et comme heureux de s’élancer vers de lointains rivages. J’éprouvais, en les suivant du regard, un bizarre sentiment de jalousie, un invincible désir de vie errante. Le vent soulevait la mer avec violence, et ce ne fut qu’en luttant énergiquement que nous parvînmes au sommet de la hauteur où s’élèvent le fort et la chapelle de Notre-Dame de la Garde. J’entrai dans la nef, un prêtre disait la messe, il n’avait pour assistants que deux vieilles femmes. Là, comme à la chapelle de Fourvières à Lyon, les murs sont couverts de mauvais tableaux votifs et d’effigies en cire ; çà et là, pourtant on voit suspendus aux ogives de la voûte des dons plus précieux : ce sont des poissons d’argent ou de vermeil, que les marins opulents présentent à la Vierge après une traversée heureuse. La statue de Noire-Dame de la Garde, placée sur le maître-autel, est en argent massif, et cette image, grande comme nature, vaut une somme énorme, ainsi que le répètent orgueilleusement les bons Marseillais, esprits mercantiles s’il en fut ; pour moi, j’aurais préféré la céleste Marie, tenant son divin fils, plus belle et un peu moins riche. Vous ne sauriez imaginer quel exécrable morceau d’art est sorti de cette masse d’argent ; au lieu de la madone divine dont Raphaël nous a légué le type, l’artiste marseillais a exécuté une lourde matrone aux traits vulgaires, à l’œil farouche, au cou gonflé, et portant dans ses bras disgracieux, un petit gnome louche et tordu, qui n’a rien de commun avec le beau Jésus. Tandis qu’une telle image repousse la piété, un étrange usage rend dans cette petite église tout recueillement impossible. À côté de l’autel, derrière une espèce de comptoir, sont assis des marguilliers qui sollicitent les visiteurs et leur vendent, à très haut prix, des chapelets, de petites gravures et du pain bénit ; irrité de leurs obsessions, on est tenté, comme le Christ, de chasser les marchands du temple.

En sortant de la chapelle, nous tournâmes sur la petite terrasse du fort, d’où nous contemplâmes la mer toujours grossissante, qui frappait de ses montagnes d’écume les montagnes du rivage. La tempête était dans toute sa furie et le soleil dans tout son éclat quand nous redescendîmes à la ville.

Le vent, l’heure matinale et l’air de la mer nous avaient donné un appétit très vif. Malgré le gros temps, nous résolûmes de sortir du port et d’aller déjeuner à la Réserve, chez Paulicard, restaurateur renommé pour ses bouillabaïsses[1] et ses clovisses[2]. On appelle la Réserve une petite anse de la mer, abritée par des rochers à gauche du port, vis-à-vis le fort Saint-Jean, et réservée pour la pêche des clovisses.

À notre demande de nous conduire hors du port, tous les vieux bateliers secouèrent la tête et refusèrent notre argent ; un seul, jeune, aux bras musculeux, à la figure moresque, répondit en riant à l’offre que je lui fis en idiome provençal d’une double paye : Ma fois, payse, puisque le cœur vous en dit) tentons la sortie ! et après nous avoir fait asseoir sur d’élégants coussins, il démarra son bateau et fendit à force de rames le labyrinthe des barques et des navires. Tant que nous fûmes dans le bassin du port, abrité par une forêt de vergues, de mâts, de cordages et de voiles, nous sentîmes à peine la violence de la tempête ; mais aussitôt que nous approchâmes de la chaîne qui ferme le port, les vagues mugissantes se levèrent devant nous, opposant leur barrière aux efforts de notre frêle embarcation. Durant un instant, soit qu’il voulût éprouver mon courage, soit qu’il trouvât un étrange plaisir dans cette lutte contre les éléments, le batelier s’obstina à tenter le passage ; la barque se remplit d’écume et se pencha violemment vers l’abîme : je tressaillis involontairement ; le batelier se mit à rire. — Mon dieu, lui dis-je, je sais que tout ceci est un jeu, et que nous ne courons pas d’autre danger que celui d’être plus ou moins mouillés en rentrant dans le port ; mais, en face de ce combat impossible que nous voudrions en vain livrer à la mer furieuse, j’ai pensé tout à coup à ceux qui, perdus dans son immensité, après le naufrage d’un navire, n’ont plus pour résister à la tourmente, qu’une frêle embarcation comme la nôtre ; oh ! ce doit être horrible ! — Horrible ! horrible ! répéta le batelier, comme si ses souvenirs lui eussent tout à coup rappelé l’image qui venait de frapper mon imagination. — Ici même il y a du danger, ajouta-t-il : quelques lignes de plus et les vagues nous submergent ; voyez comme elles montent, elles atteignent presque aux meurtrières de la tour St.-Jean ; il fit prestement tourner le bateau. — Je vais vous déposer sur la chaussée à droite, vous gagnerez par terre la Réserve, et j’attendrai à l’abri de ce rocher que vous ayez fini de déjeuner. En quelques minutes, il nous conduisit à cette partie du port qu’il venait de nous désigner, et, après avoir côtoyé la mer une centaine de pas, nous arrivâmes au charmant restaurant de Paulicard ; fragile et coquette construction, qui semblait sourire insoucieuse aux menaces des vagues. Dans ce lieu chaque jour si fréquenté, nous ne trouvâmes que les maîtres du logis ; aucun touriste intrépide n’y était venu chercher son repas du matin. Je fus presque fière de notre isolement.

On nous servit de succulents poissons et d’incomparables coquillages dans un petit salon qui s’ouvrait sur la mer ; en face de nous, nous avions le fort Saint-Jean, puis le Lazaret, puis la plage d’Arem, puis les belles montagnes d’azur qui la bordent. Malgré la violence de l’ouragan, le ciel était d’un bleu vif et limpide, et le soleil versait radieux des milliers d’étincelles sur l’immensité des eaux couvertes d’une écume bondissante. Après quelques heures de bien-être et de silencieuse admiration, nous rentrâmes au port. Avant de débarquer, je voulus visiter un de ces magnifiques paquebots à vapeur qui, rasant les côtes de l’Italie, conduisent en huit jours en Grèce. L’intérieur de ces bâtiments est d’une extrême élégance. Plusieurs grandes salles, ornées avec goût, offrent à l’oisiveté des passagers des livres et des pianos. Deux ou trois cents petites cabines, propres, élégantes, meublées d’un joli lit, d’une chaise et d’une étroite commode, sont autant de cellules confortables où chaque voyageur se retire le soir, et durant les heures fatales du mal de mer. Tout reluit, tout est gai, tout chante sur ces beaux navires ; il semble, en y posant le pied que l’insouciance et la bonne humeur de la vie libre s’emparent de l’esprit le plus sombre ; là, toutes les séductions d’un poétique itinéraire vous tentent et vous attirent : on voit apparaître Gênes et ses fastueux palais, Malte et ses romantiques terrasses, le Pirée et le Parthénon. Un instant je fus tentée de me cacher à fond de cale de ce luxueux vaisseau qui faisait voile le lendemain, et ce désir, refoulé par la nécessité d’un esclavage obligé, s’offrait à moi séduisant et railleur.

Dans la même journée, quelques heures après avoir quitté le port agité, un rapide cabriolet à quatre roues nous conduisait aux Aygalades, à ce délicieux château du comte de Castellane, qui est le véritable éden marseillais. Le comte de Castellane s’est fait une réputation à Paris par l’éctet et le bon goût des fêtes qu’il donne : que serait-ce si ces fêtes pouvait avoir pour théâtre la féerique habitation que je vais vous décrire ?

Nous franchîmes le Cours ; nous passâmes la porte d’Aix, vis-à-vis laquelle s’élève un arc-de-triomphe récemment achevé, tout chargé de bas-reliefs et d’un grand nombre de statues. Les Marseillais sont malheureux dans leurs monuments ; la richesse des matériaux, la profusion des ornements les séduisent plus que la forme. Dans leur arc-de-triomphe, comme dans leur statue de la vierge de la Garde, on est frappé de ce dénuement du vrai goût de l’art et du sens inné du beau. Fuyons ces pierres poudreuses et hâtons-nous d’arriver sous les ombrages des Aygalades. Marseille est entourée de fastueuses villas, d’élégantes bastides, mais malheureusement les routes qui y conduisent sont comme le désert qui mène aux oasis ; c’est toujours un chemin couvert de poussière encaissé entre deux murs. Çà et là ces murs sont percés par des portes fermées, peintes en vert ou en gris ; si quelqu’une de ces portes s’entr’ouvre, vous apercevez des massifs d’arbres, des plates-bandes de fleurs, une échappée de la mer ; et vous devinez qu’à l’abri de ces hautes et tristes barrières se cache une ravissante campagne.

Au bout d’un de ces chemins couverts, nous distinguions déjà la grande grille de fer qui clôt les Aygalades, et, au travers une magnifique avenue de maronniers, lorsqu’une petite porte verte, s’ouvrit à gauche du mur blanc, un vieillard parut sur le seuil, et tout en regardant venir notre voiture qui allait au pas en cet endroit de la route montueuse, il savoura lentement une prise de tabac : sa pose, son regard, son geste, tout me rappela une personne bien connue, mais dont l’image éloignée, quoique chère, se perdait déjà pour moi dans le lointain de l’adolescence ; le vieillard lui-même me regardait attentivement, semblait me reconnaître à demi et chercher à se souvenir !… Tout à coup, quand la voiture passa devant lui, après un dernier regard échangé, nous nous écriâmes simultanément. — Mon enfant ! — M. George ! Et sautant lestement de notre équipage j’embrassai mon vieux maître d’écriture, l’homme le meilleur qui ait aimé mon enfance et qui m’ait donné de doux conseils et d’utiles leçons. Je croyais ne le retrouver qu’à Aix ; j’ignorais que du fruit de ses économies il eût acquis, dans la campagne de Marseille (où tous les Provenceaux sont attirés par l’attraction toute puissante de la mer), une modeste petite bastide, toute parfumée d’une pépinière de roses. — Entrez ma chère enfant, entrez, me dit-il en m’attirant dans son enclos ; combien je suis heureux de vous voir, je ne l’espérais plus ; je craignais de mourir sans avoir pu vous dire que je ne vous avais pas oubliée, que j’avais suivi avec sollicitude vos efforts, vos travaux ; chère enfant, ce jour est bien doux pour moi. — Je pressai les mains de mon vieux maître ; tout en causant, nous fîmes plusieurs fois le tour du jardinet : partout des roses, rien que des roses ; toutes les variétés de l’espèce arrangées par lignées dans les plates-bandes, et çà et là quelques beaux pommiers, dont les pousses orgueilleuses chargées de fruits dominaient les arbustes odorants. — Toujours la même passion exclusive pour la rose, dis-je à M. George en souriant. — Toujours, répliqua le vieillard ; à mon âge, les goûts se continuent, ils ne changent pas. Si j’avais été encore jeune, lorsqu’on s’est mis à cultiver le dalhia, peut-être aurais-je fait une infidélité à la rose pour cette fleur, plus imposante dans sa forme, plus variée dans sa couleur : mais quand les dalhias ont paru ma vocation était fixée, la rose m’avait à jamais séduit par sa facilité à se reproduire, par le charme de son parfum, par tout ce qu’il y a en elle de grâce et de beauté ; et il continuait à parler de sa fleur bien-aimée comme on ferait d’un être aimé. Tout à coup, s’arrêtant devant un beau rosier mousseux, il en détacha un tige fleurie, et me l’offrit ; je savais que c’était un sacrifice, et je fus encore plus touchée de ce don affectueux. Et votre autre passion lui dis-je, votre amour pour les hautes intelligences de Port-Royal ? — Oh ! toujours, toujours, s’écria-t-il avec chaleur ; venez, ma fille, venez voir ces grands hommes, ces nobles amis, que vous avez peut-être trop oublié au milieu des distractions de Paris ; et m’entraînant, il me fit monter les trois marches du perron de sa maisonnette d’où l’on avait en perspective la mer. Nous entrâmes dans une petite pièce qui servait à la fois de salon et de salle à manger. La fille de M. George, alerte et douce ménagère, était assise près de la fenêtre, occupée à raccommoder le linge de son père. Cette pièce avait deux portes, dont l’une conduisait à une petite cuisine et l’autre au cabinet de mon vieux maître. C’était tout le rez-de chaussée. Au-dessus la répétition de ces trois pièces, un petit grenier et deux chambres à coucher pour le père et pour la fille. Je suivis M. George dans son cabinet : sur les murs peints en gris, d’un côté était, étagée sa bibliothèque choisie ; de l’autre, suspendus sur deux rangs, les portraits de Jansénius, e Saint-Cyran, de Pascal, de Nicole, d’Arnauld, de Racine ; puis dela mère Angélique, de sœur Euphémie (nièce de Pascal), de madame de Longueville, madame la duchesse, comme mon vieux maître appelait toujours cette dernière ; car, pour lui, tous ces personnages semblaient être des contemporains, tant il en parlait avec détail, tant il mettait de chaleur, d’enthousiasme et d’affection à faire leur éloge. Bien avant le livre de M. de Sainte-Beuve, il m’avait initié à la destinée de Port-Royal ; il s’était plu à nourrir mon adolescence du récit des miracles, des persécutions, des grandes œuvres de cette célèbre abbaye. Il parlait du miracle de la Sainte-Épine comme s’il l’avait vu. En nommant Pascal, il disait monsieur Pascal, et se découvrait avec respect. À Aix, M. George avait été surnommé le janséniste, et, loin de s’en défendre, il en était fier ; un de ses plus grands griefs contre la restauration avait été le rappel des jésuites. Je crois que cet amour de Port-Royal fut d’abord un culte de famille légué de père en fils ; mais, dans l’esprit cultivé de M. George, cette foi transmise s’était enflammée à tous les sentiments d’admiration que lui inspiraient le génie de Racine et celui de Pascal. Se trouvant à Paris à l’époque de la terreur, il avait pu réunir, dans ce temps de dilapidation des grandes fortunes, les portraits contemporains des grands hommes de Port-Royal, des livres annotés par eux et des autographes de leur main ; que de fois, lorsque j’avais été attentive à ses leçons de grammaire il me montrait pour récompense un de ces vieux volumes qui lui étaient si chers, m’en lisait quelques pages, me les commentait, s’indignait contre les jésuites, et me prouvait, par des arguments irrésistibles, le bon droit des jansénistes ; je pénétrais très-peu alors le fond de ces questions, mais j’étais toute séduite par la forme que leur avait donné Pascal. En me retrouvant en face de ces portraits et au milieu de ces livres, qui tous avaient passé par mes mains, je crus sentir renaître mon adolescence ; j’en vins à rappeler à M. George tous les souvenirs de ce doux temps écoulé. En m’écoutant, il se leva et m’engagea à continuer ma promenade aux Aygalades. — J’y vais moi-même chaque jour, me dit-il, pour découvrir la vue de la mer, plus étendue que celle dont je jouis ici. Prenez mon bras, nous causerons en marchant." Nous franchîmes la petite porte de son enclos, et bientôt nous nous trouvâmes sous la royale avenue des Aygalades, dont les vieux arbres forment une voûte sombre impénétrable aux rayons du soleil. — Vous souvenez-vous, cher maître, lui dis-je tout en avançant, de cette grande cour de l’hôtel de mon père où nous nous asseyions à l’ombre des beaux arbres de Judée, dont les rameaux empourprés pendaient sur nos têtes comme des branches de corail ? Que de grandes et tragiques histoires vous m’avez racontées là ; vous ranimiez pour moi les traditions et les chroniques de la Provence ; le premier, vous m’avez narré avec des formes dramatiques le crime du président d’Entrecasteaux ; puis des catastrophes plus récentes, qui s’étaient passées sous vos yeux, de grands attentats et de nobles dévouements ; c’est vous qui m’avez fait aimer Charlotte Corday ; vous l’aviez vue, me disiez-vous, marcher au supplice riante, belle, résignée ; et elle s’est présentée ainsi à moi, ranimée par votre souvenir, quand j’ai voulu la peindre dans mes vers. — Ah ! ce fut là aussi une sainte, s’écria M. George, non selon l’église, mais par son dévouement à ses semblables et par cet enthousiasme du bien qui découlent aussi de la foi chrétienne.

— Il est un autre drame, repris-je, qui se présente souvent à mon imagination ; c’est celui dont je vous demandais avidement les détails lorsque, toute petite fille, je vous voyais chaque jour venir lire, sur les bancs de la cour, le journal qui renfermait les débats de ce procès sanglant ! — Que voulez-vous dire ? murmura M. George en tressaillant tout à coup. — Mais le procès de Fualdès ! — Il me regarda d’un air étrange ; puis, tremblant de tous ses membres, il ajouta : — Vous êtes jeune et forte, mon enfant, et vous ne savez pas que certaines émotions peuvent faire mourir un vieillard ; oublions les hommes, leurs passions et leurs crimes, et jouissons de la nature si fraîche, si séduisante dans cette délicieuse campagne, par ce beau jour d’automne. Il s’efforça de sourire ; mais son \isage ne recouvra pas l’expression de contentement dont il s’était empreint depuis notre rencontre ; tandis qu’il restait rêveur et preoccupé, nous étions arrivés au bout de l’avenue.

Le château des Aygalades n’est point un fastueux et régulier bâtiment ayant la prétention d’imiter quelque maison royale, c’est mieux que cela : c’est une romantique habitation entourée des plus gracieux caprices de l’art et de la nature. Au nord, dans ses bosquets, ce sont des kiosques, des chalets, des statues, des saules pleureurs se reflétant dans d’étroits ravins à l’onde murmurante. Au midi, dans ses vastes jardins, les pièces d’eau, les cascades, les prairies en miniature, les massifs des Heurs les plus rares, les haies sauvages, les arbres centenaires enserrés d’arbustes parfumés, se mêlent, se confondent, défient la description, et forment un ensemble enchanteur et toujours nouveau. De la terrasse de cette riante demeure on domine toute la campagne marseillaise. La ville, le port, apparaissent à gauche ; la mer, sans rivages comme le ciel, se déroule dans tout l’horizon ; quoiqu’à une lieue de distance elle semble, ainsi qu’un bassin d’azur, baigner les limites des jardins. Quand nous arrivâmes aux Aygalades, le vent, qui le matin soufflai t avec tant de violence, était tout-à-fait tombé. De loin, les vagues, encore agitées, paraissaient calmes et limpides ; le soleil, qui commençait à décliner, les colorait de teintes prismatiques.

Quel incomparable spectacle ! quelles heures de délices on pourrait passer là, assis sur un banc de marbre ou de gazon, abrité par les massifs de jasmins et de roses, ou bien encore étendu dans une de ces petites grottes mystérieuses, asile de quelque divinité mythologique, où la lumière ne pénètre que voilée par un rideau de fleurs, mais d’où l’œil embrasse pourtant le splendide panorama de la vallée, de la mer et du ciel ! Je me’ reposai dans une de ces grottes ; mon vieux maître se plaça près de moi sur un siège formé de coquillages. Il restait toujours sombre et silencieux. — — Quelle ombre a passé sur votre esprit ? lui dis-je, voyons, cher maître, chassez toute image noire ; pour moi, en face d’un pareil spectacle, je me sens disposée à une ineffable sérénité de cœur. — Le monde extérieur ne peut rien sur certains souvenirs, me dit-il. — Peut-être en me parlant de ce qui vous attriste votre âme en sera moins affectée. — Curieuse ! répliqua-t-il avec un sourire. — Oui, toujours curieuse et avide de récits, et en ce moment, mieux que jamais, quelque histoire bien terrible ou bien tendre me charmerait. Il me serait si doux de regarder autour de moi et d’écouter sans rien dire. — Eh bien ! je parlerai, dit-il, comme en faisant un effort et en étant entraîné malgré lui ; aussi bien ces souvenirs m’obsèdent, j’ai besoin de les répandre dans une autre âme qui s’y attache et qui en souffre à son tour :

I

J’ai habité Paris dans ma jeunesse, j’y ai fait mes études ; je m’étais lié dès mon enfance avec un homme dont je ne vous dirai pas le nom ; si la suite de mon récit vous le fait deviner, gardez le silence : ce nom je ne puis, je ne veux pas l’entendre prononcer. Je nommerai mon ami Philippe : autant j’étais rêveur et studieux, autant il était riant et léger ; beau garçon, diseur aimable, esprit facile, il aimait la vie, la fortune, l’amour. À dix-neuf ans, nous sortîmes tous deux du collège ; lui fut destiné par sa famille à la magistrature, et moi je continuai à étudier librement pour me créer une carrière indépendante. Nous nous voyions souvent : sa nature expansive me captivait, comme un contraste à la mienne toujours prédisposée au recueillement. Chaque année, durant les vacances, nous faisions ensemble un petit voyage.

Une année, c’était en 1790, nous voulûmes voir la Normandie ; Rouen m’attirait : monsieur Pascal et sa famille avaient habité cette ville, il me semblait que j’y découvrirais des vestiges de leur séjour. Philippe, me laissant le soin d’explorer le passé, se livrait tout entier aux joies du présent : il avait l’esprit chevaleresque et aventureux ; quoique très positif dans ses amours, il cherchait dans toute aventure le charme de l’imprévu.

J’aimais avec passion la campagne de Normandie, et il ne refusait pas de m’y suivre ; chaque village, chaque métairie, lui offraient quelque beauté champêtre qu’il trouvait piquante de courtiser. Un jour, après une longue excursion à travers les belles prairies bordées de pommiers qui sont la richesse de ces contrées, nous arrivâmes près d’un hameau nommé les Ligneries. Bâti sur les rives d’un grand et clair ruisseau ombragé de beaux arbres, ce petit village avait l’air heureux et tranquille ; hors de ses murs, à gauche, était une immense pièce de sainfoin où paissaient trois belles vaches blanches ; le ruisseau, dans sa fuite entourait cette terre d’une ceinture argentée, une haie touffue indiquait son cours. Au midi de ce grand pré, une courte allée de pommiers robustes tout chargés de fruits dorés conduisait à une petite maison dont nous apercevions à travers les arbres la toiture mousseuse. C’était par une matinée de septembre ; le ciel n’avait pas un nuage, l’air était d’une chaleur tempérée, la nature semblait reposer autour de nous ; on n’entendait que le petit bruit de la mâchoire agile des trois vaches qui coupaient et dévorait prestement le sainfoin. Nous approchions de la tranquille habitation lorsque au pied d’un des beaux pommiers de l’avenue nous aperçûmes une jeune fille assise qui lisait ; comme nous marchions sur un sol gazonné elle ne nous entendit point venir, et nous pûmes l’examiner sans être vus : elle portait une robe de toile rose qui se détachait riante sur le gazon vert et, s’harmoniait parfaitement avec son teint animé par la jeunesse et la santé ! un fichu de mousseline blanche couvrait son sein ; sur ses genoux reposait un chapeau de paille et un gros bouquet de roses fraîchement cueillies. Les milles boucles de ses abondants cheveux châtains se jouaient sur son front pensif et sur son col penché. Ses yeux baissés avaient les plus longs cils que j’ai vus. Tousses traits étaient nobles et grands, de race normande, mais distinguée. Quand nous fûmes en face d’elle, elle leva la tête, répondit à notre salut par un gracieux sourire et fixa sur nous ses yeux d’un bleu sombre, les plus beaux, les plus intelligents du monde ; puis, fermant son livre, elle se leva, et nous dit avec bonté : — Vous êtes des voyageurs, vous paraissez fatigués par la marche si vous voulez entrer vous reposer chez nous, mon père et mon frère vont revenir de la chasse, ils seront heureux de vous offrir quelques heures l’hospitalité. Nous la suivîmes, elle marchait devant nous élégante et légère. Sa taille élevée était pleine de noblesse. — J’en suis amoureux fou, me dit tout bas Philippe ; — moi je n’avais pas de parole ; mais j’étais ravi. La petite maison dans laquelle nous entrâmes ne nous aurait paru qu’une chaumière, si au-dessus de la porte cintrée un écusson d’armoiries sculptées ne nous avait annoncé la demeure d’un pauvre gentilhomme de campagne. La jeune fille nous introduisit dans une salle du rez-de-chaussée où une enfant, qu’elle nomma sa sœur, était occupée à coudre. Deux grands portraits suspendus aux murs nus, des fusils de chasse, quelques fauteuils en jonc, une table servant aux repas, des rideaux blancs, formaient tout l’ameublement de cette pièce. La fenêtre qui l’éclairait s’ouvrait sur l’avenue de pommiers et avait pour perspective bornée la grande prairie. — Voici nos vaches qui reviennent du pâturage, nous dit la jeune fille ; à défauts de mets recherchés, nous pourrons du moins vous offrir d’excellent lait. Quelques instants après, une vieille paysanne, qui avait poussé les trois vaches vers l’habitation, entra dans la salle portant une jatte de lait écumant. — Marthe, lui dit la jeune fille, nos chasseurs ne peuvent tarder à revenir, servez la table, mettez les couverts de ces messieurs, ils déjeuneront avec nous. Et tandis que la vieille Normande, qui paraissait l’unique domestique de la famille, couvrait la table de fruits, de viandes salées et de laitage, nous faisions connaissance avec notre belle hôtesse. Mon ami avait nommé sa famille riche et honorée ; il déclinait ses titres à une hospitalité aimable ; avec assez de fatuité et comme un homme sûr de lui-même il adressait à la jeune fille des compliments qu’elle écoutait d’un air indifférent. Pour moi, tout captivé par ce tableau d’une vie de famille pure et tranquille, qu’elle animait de sa présence, qu’elle embellissait de sa beauté, je me recueillais dans mes sensations. Elle avait déposé sur une chaise le livre que nous l’avions surprise lisant ; profitant d’un moment où elle ne m’observait point, je pus en regarder le titre : c’était le Contrat social de Rousseau. Je laissai échapper une exclamation de surprise. Quoi ! cette simple fille, si jeune et si belle, cachée dans une solitude champêtre, s’interressait aux graves questions qui préoccupaient alors la société ! J’osai lui exprimer mon étonnement ; elle me dit en souriant : — Seriez-vous de ceux qui renvoient les femmes à leur aiguille et à leur fuseau ? Pourquoi voudriez-vous nous dérober la connaissance de ces beaux sentiments, de ces généreuses utopies qui feront un jour le bonheur de l’humanité. Et alors, avec une éloquence naïve et passionnée, elle me parla de Raynal, de Montesquieu et de Rousseau, ses trois auteurs favoris. Mon ami paraissait contrarié de la tournure qu’avait prise la conversation, car il était alors tout-à-fait oublié. Tandis que nous causions ainsi, les aboiements de deux chiens nous annoncèrent le retour des chasseurs ; nous nous levâmes. La jeune fille marcha à la rencontre de son père, et lui dit quelques mots pour nous annoncer. Il vint à nous, et il nous salua cordialement. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, maigre et d’une haute stature ; son visage était triste et noble ; toute sa personne pleine de dignité. — Ma fille Charlotte a bien fait, nous dit-il en nous reconduisant dans la salle, de vous offrir de partager notre frugal repas, et, si une journée de campagne ne vous épouvante pas, je vous propose, comme une compensation à ce triste déjeuner, de faire honneur, en dînant avec nous, au produit de notre heureuse chasse. En parlant ainsi, il tira de sa gibecière cinq à six perdrix grises et une douzaine de poules d’eau qu’il remit à la vieille servante. Nous nous étions rangés autour de la table, et, durant le déjeuner, je voulus reprendre avec Charlotte la conversation que l’arrivée des chasseurs avait interrompue ; elle me fit alors du coin de l’œil un petit signe que je ne compris pas ; je continuai avec maladresse.

— Ah ! ah ! me dit le père en souriant, ma fille vous a fait part de ses idées creuses, de ses espérances de rénovation sociale ; ces fous de philosophes qu’elle lit toujours lui ont tourné la tête ; et, non contente d’être la fille sans dot d’un pauvre gentilhomme ruiné, elle rêve un état d’égalité parfaite qui nous mettrait entièrement sur la paille. — Non, mon père, dit la jeune fille d’une voie claire et douce, notre modeste position est à l’abri du malheur que vous redoutez ; la révolution qui doit se faire en faveur du peuple ne peut atteindre ceux qui vivent humblement et pauvrement comme le peuple. — Merci du parallèle, répliqua le gentilhomme en relevant fièrement la tête ; grâce au ciel, ma fille, votre père, Jacques-François de Corday d’Armont, n’a rien de commun avec la populace dont vous rêvez l’émancipation, et j’espère bien que votre frère, en loyal serviteur de son roi, ira refaire à la cour notre fortune délabrée. Le jeune homme, jusqu’alors silencieux, répondit à son père par des protestations d’obéissance ; il était, comme lui, imbu des vieilles idées nobilières et n’avait de sa sœur que les traits fiers et distingués. — La pauvreté n’est pas un vice, reprit la jeune fille d’un ton simple et décidé ; elle nous élève, au contraire, en nous faisant mieux comprendre les misères de nos semblables et en nous disposant à y compatir. Voyez nos aïeux, Pierre et Thomas Corneille[3] ajouta-t-elle en désignant les deux portraits suspendus aux murs, ils étaient, comme nous, indigents, en sont-ils moins pour cela de grands hommes ? — Sans doute ; sans doute, murmura le gentilhomme ; mais, malgré le respect que je porte à leur génie, je ne puis m’empêcher de leur en vouloir un peu d’avoir, par leurs tragédies républicaines, mis dans votre tête une foule de maximes opposées à mes principes : feue votre mère pensait comme vous, et cela a souvent été un sujet de querelle entre nous. La jeune fille se leva et embrassa tendrement son père comme pour lui fermer la bouche. Le gentilhomme se dérida sous ses caresses ; et, le déjeuner étant terminé, il nous engagea à parcourir son fief. — Il n’en est pas de plus pauvre dans toute la Normandie, ajouta-t-il en souriant tristement. En effet, tout le domaine du chevalier de Corday d’Armont se composait de cinq à six prairies bordées de pommiers, semblables à celle que nous avions traversée ; et la double récolte du cidre et du foin donnait pour unique revenu à la noble famille une modeste rente de quinze cents francs. Nous passâmes là une de ces belles journées qu’on n’oublie jamais, et qui se détachent comme un tableau riant et rare sur les tristes jours sans nombre que l’on traîne dans la vie. Mon compagnon était d’une gaîté folle ; la beauté de la jeune Charlotte l’enivrait ; il jouissait du bonheur des heures présentes comme si elles devaient durer toujours. J’étais près de lui, triste et silencieux et tout pénétré d’une émotion douce. — Le soir, quand il fallut prendre congé de nos hôtes, le visage de Philippe se troubla, je vis des larmes dans ses yeux. Je fus obligé de le raffermir. Au moment des adieux, Charlotte vint mettre dans nos havre-sacs de voyage de belles pommes dorées qu’elle avait cueillies elle-même, et, en repassant dans l’allée où nous l’avions trouvée le matin, je fus assez heureux pour pouvoir dérober sans être vu le bouquet de roses qu’elle avait laissé sur le gazon. Je l’ai encore, ajouta M. George avec émotion : c’est une relique qui ne m’a pas quitté. Les pepins des belles pommes qu’elle nous avait donnés furent aussi conservés par moi, et, dussiez-vous ne pas me croire, je vous dirai que, par une filiation d’horticulture qu’il serait trop long de vous expliquer, les pommiers que vous venez de voir dans mon enclos en sont issus.

Quand nous fûmes à quelques pas du hameau des Ligneries, mon ami se jeta dans mes bras en sanglotant. Je n’irai pas plus loin, me dit-il, j’aime cette femme, je veux demeurer ici, la voir chaque jour et m’en faire aimer ; je combattis cette idée comme insensée ; et, à force de raisonnements et d’instances, je le décidai à me suivre à Argentan, petite ville voisine où nous devions coucher. Nous trouvâmes là une lettre de son père qui le rappelait à Paris ; il fallut obéir, et bientôt les distractions du monde semblèrent avoir effacé de l’âme de Philippe le souvenir de la jeune fille de Normandie.

En prenant congé de nous, le chevalier de Corday d’Armont nous avait fait promettre de venir le revoir si le hasard nous ramenait dans le pays, et nous avions résolu, mon ami et moi, de hâter ce retour. Mais nos études, les affaires, les préoccupations politiques, l’incertitude de la vie dans un temps où toutes les positions allaient être mises en question, nous empêchèrent de réaliser ce désir que nous gardions au fond du cœur pour de meilleurs jours.

II

Trois ans s’étaient écoulés : nous étions en pleine (erreur, toute ma famille était morte ou dispersée ; que faire ? que devenir ? comment vivre avec mon esprit rêveur et timide, très impropre à m’ouvrir une carrière ? Philippe, lancé dans les affaires et le mouvement du temps, avait des amis dans la Convention ; il était lui-même un chaud jacobin, membre du jury révolutionnaire qui, quelques mois plus tard, se changea en tribunal permanent. Il exerçait dans l’intérieur du Palais-de-Justice une certaine autorité. Il sollicita pour moi une petite place d’huissier ; j’eus la faiblesse d’accepter. Combien de spectacles sanglants devaient passer sous mes yeux et se transformer plus tard en remords pour torturer ma vie ! Si j’avais été plus courageux, plus fort, si en moi le penseur n’avait pas tué l’homme d’action, je me serais jeté dans nos armées, j’aurais cherché dans le métier de soldat un asile et du pain. Hélas ! je n’étais qu’un pauvre esprit creux, il fallait vivre, et j’acceptai lâchement l’emploi que Philippe me donna. Que de nobles et belles victimes je vis marcher au supplice ! que de fois, assis silencieux au milieu du jury redoutable, j’entendis retentir ce mot terrible : la mort ! répété de bouche en bouche comme l’écho d’une sentence inévitable ! À part cet affreux spectacle qui m’enchaînait à la réalité sanglante, je vivais très peu dans le présent ; je fuyais les clubs, les lieux publics, je ne lisais jamais les journaux, je ne voyais plus Philippe dans l’intimité. La culture des fleurs et mon commerce avec les grands hommes de Port-Royal me formaient une espèce de retraite où je me retirais. J’habitais un quartier désert. Pourtant un soir, tandis que j’arrosais nies fleurs sur la terrasse en toiture de la maison où je logeais, la voix d’un crieur public monta jusqu’à moi : il annonçait l’assassinat de Marat ; il disait qu’une femme l’avait frappé. J’écoutai, et je ne compris que vaguement. Le lendemain, je fus mandé au tribunal de bonne heure. Quand j’arrivai, le jury était déjà au complet. Philippe en faisait partie ! L’accusée parut ; je laissai échapper un cri perçant : c’était elle ! c’était la jeune fille des Ligneries, Charlotte de Corday d’Armont. Je regardai Philippe : il était d’une pâleur effrayante ; il tremblait de tous ses membres et tenait les yeux baissés. Je fus à lui ; je le secouai vivement : — Mais c’est elle ! lui dis-je. Vous ne pouvez participer à sa mort. Qu’allez vous faire ? — Je ne sais, murmura-t-il faiblement. — Sortez, lui dis-je, fuyez ! — Eh ! le puis-je, maintenant qu’on m’a vu ici ? Le tribunal entra en séance, je fus contraint de reprendre ma place. Tant que l’interrogatoire de Charlotte dura, sa beauté, que l’héroïsme rendait divine, son regard, son geste, sa voix me retinrent immobile. Chacune de ses fières réponses me causait une satisfaction enthousiaste qui me faisait presque oublier le sort qui l’attendait ; mais quand les paroles de la victime eurent fait pâlir ses bourreaux, et que, maîtres de sa destinée, ils se préparèrent à prononcer son arrêt, je me tournai vers Philippe : il évitait mon regard, ses doigts crispés pressaient convulsivement le siège sur lequel il était assis, son visage était livide. En ce moment une vielle jouait l’air du Ça ira dans la cour du palais de juslice. Le jury, sans lever la séance, délibéra un instant pour la forme, puis chaque membre eut à prononcer. Tous ceux qui votèrent avant Philippe dirent d’une voix ferme : la Mort ! Quand son tour arriva, je le tenais sous mon regard, j’écoutais par l’âme, mes oreilles sifflaient, j’étais chancelant. — Eh bien ? — Eh bien ! comme les autres, il dit : La mort ! Je n’entendis plus rien ; je tombai le visage contre terre. Quand je revins à moi, on emmenait la condamnée. Je ne sais si elle nous avait reconnus, mais il me sembla qu’en sortant elle nous jetait un regard de mépris.

Le soir même je quittai Paris. J’errai quelque temps dans divers départements, puis je me retirai à Aix, d’où ma famille était originaire ; c’est alors que je commençai à donner des leçons de grammaire et d’écriture.

III

Quatorze ans s’écoulèrent ; je ne revis jamais Philippe, pourtant je n’avais pas perdu ses traces. Sous l’empire, il entra dans la magistrature ; sous la restauration il monta en grade et fut nommé premier magistrat d’une ville du midi. Un matin, en ouvrant mon journal, j’y lus un épouvantable récit 5 un homme avait été assassiné, son agonie avait été horrible ; on avait épuisé sur lui toutes les lenteurs du meurtre, toutes les tortures infligées aux suppliciés du moyen-âge. Cet homme, on l’avait attiré dans une maison infâme ; il y était entré croyant y trouver une abjecte, mais séduisante créature, que je vis plus tard, et dont l’étrange ressemblance avec la jeune fille des Ligneries me frappa d’un douloureux étonnement. Il était entré là, malgré son âge et tout un passé qui aurait dû le rendre grave ; et, au lieu de quelques heures d’ivresse, il rencontra la mort, la mort hideuse, la mort qu’on voit venir irrévocable et sanglante.

Ses assassins bâillonnèrent sa bouche, l’enchaînèrent sur une table et le frappèrent de plusieurs coups de poignard. Devant la porte de l’ignoble demeure passaient et repassaient des joueurs de vielle exécutant un air rapide et monotone qui couvrait les soupirs de la victime ; une horrible mégère, la matrone du lieu, battait son sang écumant dans un baquet, et le donnait à boire à ses pourceaux, en faisant des plaisanteries obscènes : cette furie rappelait à l’agonisant les/unes de la guillotine. Les enfants de cette femme, enfermés dans un cabinet voisin, recueillaient les détails de cet effroyable drame ; quelque temps après je pus les interroger et ils m’ont dit qu’ils crurent entendre une parole étouffée de la victime, et qu’en expirant elle murmura le nom de Charlotte. Quand le cadavre fut refroidi on fut le jeter à la rivière.

— Ah ! m’écriai-je involontairement, ce juge de Charlotte Corday, cet homme assassiné, c’était Philippe, c’était… — Silence, me dit M. George d’un ton d’autorité, et en posant sa main sur mes lèvres, je vous ai demandé de ne pas le nommer. — Il se tut, et durant quelques minutes, tout entière à l’émotion qu’il venait de faire naître en moi, je restai immobile, la tête inclinée.

À l’air frais qui pénétrait dans la grotte, je m’aperçus que les dernières lueurs du crépuscule allaient faire place à la nuit. Nous nous levâmes, et, sans nous parler, nous traversâmes rapidement le jardin et l’avenue des Aygalades. Ma voiture m’attendait près de l’enclos de M. George ; avant de m’aider à y remonter, mon vieux maître me pressa paternellement dans ses bras. — Adieu, ma fille, me dit-il d’un ton attendri ; ne m’oubliez pas, vos lettres, votre souvenir me seront une grande douceur dans le peu de jours qui me restent à vivre. Je lui promis de lui écrire, et, m’éloignant à regret de ce vieil ami, je repris la route de Marseille.

Le lendemain j’étais à Aix, dans cette ville[4] autrefois si brillante, si animée, si folle, veuve aujourd’hui de son parlement, de sa noblesse et de ses plaisirs ; enceinte morne et déserte, mais que j’aime pourtant, car j’y suis née, et j’y ai laissé la tombe de mon père. Beaucoup de personnes qui me furent chères étaient absentes de la ville quand j’y arrivai. Hélas ! d’autres n’existaient plus ! Les amis, les parents que j’y retrouvai me firent le plus gracieux accueil. Le sous-préfet, le maire, qui m’avait vue tout enfant, M. Rouard, bibliothécaire de la ville érudit, patient, qui a fait dela bibliothèque d’Aix une des plus rares de France ; M. Roux-Alpheran, l’homme qui sait le mieux l’histoire de la Provence, ses vieux usages, ses traditions ; M. Constantin Gazinski, écrivain distingué, un de ces Polonais pour qui notre pays est presque devenu une patrie et qui paient l’hospitalité de la France par l’hommage de leur talent tout Français, d’autres encore m’accompagnèrent dans mes courses rapides à travers ma ville natale, dont je voulus revoir chaque rue, chaque promenade, chaque monument.

M. Rouard me conduisit d’abord à la bibliothèque ; j’y déposai un volume de mes poésies complètes, que ma ville natale m’avait demandé, et je traçai sur la première page les vers suivants :

Sur les bancs studieux de la salle tranquille
Où ce livre aujourd’hui va trouver un asile,
Lorsqu’au bras de ma mère, enfant, j’allais m’asseoir,
Mon cœur battait déjà d’un poétique espoir :
Tous ces écrits fameux, immortel héritage,
Que le génie humain nous lègue d’âge en âge,
À la gloire semblaient me convier aussi.
Je me disais : Un jour j’aurai ma place ici I
Mon âme qui fermente ignorée, inquiète,
Un jour éclatera dans des chants de poète ;
Et dans ces mêmes lieux où je rêve à l’écart,
Des succès que j’envie alors j’aurai ma part !
L’illusion est sainte et sied à la jeunesse ;
Hélas ! que serions-nous sans cette enchanteresse !

Si sa voix en naissant ne nous soutenait pas,
Nous irions dans les pleurs de la vie au trépas.
Des plus nobles instincts que Dieu mit dans notre âme,
L’illusion allume et fait grandir la flamme ;
L’humanité lui doit ses élans généreux,
Et le cœur qui la perd a cessé d’être heureux !
Jeune, l’esprit frappé par le néant des choses,
J’ai senti succéder, tristes métamorphoses !
Au mirage éclatant qui m’attirait d’abord,
Le désenchantement, rivage au sombre bord,
Funestes régions, de deuil toujours couvertes,
Où l’âme, en s’avançant, compte et pleure ses pertes,
Où tout ce qu’elle aima devient cendre et débris,
Où l’amour et la foi ne trouvent plus d’abris,
Où le désir ardent de la gloire a fait place
À la froide raison qui comprend que tout passe ;
Que le plus grand éclat, comme le plus grand bruit,
S’apaise dans la mort et s’éteint dans la nuit !
Lorsque l’homme en est là, nul succès ne l’enivre.

Oh ! mes concitoyens, mon âme est dans ce livre ;
Lisez-le, vous venez que je n’ai point jeté
Un appel orgueilleux à l’immortalité.


La gloire, cet écho que l’avenir emporte,
Est déjà dans mon cœur une espérance morte :
Je vois s’avancer l’ombre et je pressens l’oubli !
Mais avant que mon nom y tombe enseveli,
J’évoque du passé les touchantes images.
Vous qui m’avez connue, oh ! vous lirez ces pages !
Vous chercherez l’enfant dans le poète ; eh bien !
Vous le retrouverez plein de foi dans le bien,
Jetant les cris hardis d’une âme généreuse,
Sans guide s’élançant dans l’arène orageuse,
Luttant avec courage, et parfois triomphant !
Le poète a gardé les instincts de l’enfant !
Il a su conserver, malgré tant de blessures,
Un cœur toujours aimant, des lèvres toujours pures ;
Et pour ceux dont la haine a fait ses jours amers
Vous trouverez encor le pardon dans ses vers !

Souris à mon retour, ô ma ville natale ;
Ce livre, c’est vers toi mon âme qui s’exhale ;
C’est moi qui te reviens pour ne plus te quitter ;
Ces chants de ton enfant tu vas les adopter ;
Et quand je dormirai dans la tombe enfermée,
Seule tu garderas ma frêle renommée.

Dans la plus grande salle de la bibliothèque sont les bustes de la plupart des hommes éminents qu’Aix à vu naître.

Je les saluai en passant, je regardai avec attendrissement le visage triste et doux de Vauvenargue, de ce moraliste mort si jeune, mais je ne pus m’empêcher de lui en vouloir encore d’avoir si mal compris Molière et de l’avoir si faiblement jugé. À quoi bon vous parler des grandes gloires du pays que tout le monde connaît ? Parmi les renommées plus frivoles, il en est une qui caractérise l’époque où elle s’éleva : c’est celle du marquis d’Argent, courtisan et bouffon du grand Fréderick de Prusse, qui passa sa vie à faire la cour à des actrices, et finit par en épouser une ; auteur facile d’un grand nombre d’ouvrages oubliés et d’un petit volume de mémoires et de lettres qu’on lit encore, et où l’on trouve une certaine verve d’esprit. En sortant de la bibliothèque, je visitai Saint-Sauveur, cathédrale gothique dont le petit cloître est un diminutif du cloître de Saint-Trophime d’Arles. Je voulus aussi revoir l’ancien hôtel de Marianne, tout peuplé pour moi du souvenir de Mirabeau et de sa femme, et où d’autres souvenirs m’appelaient encore. C’est dans les salles de cet hôtel, devenu un pensionnat de jeunes filles, que tout enfant j’avais appris à Jire ; je revis ces vastes pièces au plafond doré, où la comtesse de Mirabeau donnait des fêtes pendant que son mari languissait en prison ; son boudoir tout couvert de peintures erotiques, son petit salon aujourd’hui transformé en chapelle, et où une foule d’amours sculptés qui couvrent la voûte sont présentés aux jeunes filles pures, comme des anges qu’il faut adorer ; j’aurais voulu retrouver là mon ancienne maîtresse, la bonne mademoiselle Arsène Icard,|qui eut tant de peine à diriger mon enfance mutine ; son absence m’attrista ; j’ai su depuis qu’elle avait partagé mes regrets. Je vis encore l’ancien hôtel de mon père, aujourd’hui habité par le sous-préfet. Là, j’évoquai longtemps son image tendrement respectée ; puis, je fus au cimetière pleurer sur sa tombe, avec ma vieille nourrice qui était accourue d’une campagne lointaine pour m’embrasser. J’aurais voulu passer plusieurs jours à Aix ; mais ma fille, la plus chère part de moi-même, ne m’avait pas suivie et son souvenir me disputait aux souvenirs de mon berceau. Je partis malgré les tendres reproches de mes amis qui m’escortèrent jusqu’au dernier moment ; quand les chevaux s’élancèrent, je sentis un serrement de cœur inexprimable ; le riant passé de l’enfance s’évanouissait une dernière fois pour moi. Je restai longtemps silencieuse et attendrie. Tandis que la voiture fuyait avec rapidité, la nuit s’était levée brillante d’étoiles ; mes compagnons de voyage dormaient ; rien ne troublait l’ineffable rêverie qui s’emparait de mon cœur ; alors, comme autant de voix intérieures, les sensations diverses que j’avais éprouvées me dictèrent ces vers que j’adressai le lendemain à mes amis :


RETOUR À AIX.

I


Ô doux temps regretté d’une jeunesse éteinte,
  Allez-vous revenir ?
Chaque pas que je fais dans cette chère enceinte
  Éveille un souvenir !

C’est ici que mon cœur, s’ouvrant à la pensée,
  Souffrit avant le temps ;
C’est ici que la Muse en naissant m’a bercée
  De songes éclatants.

Sous le dôme empourpré des arbres de Judée,
  Dans cette vaste cour,
Par des pleurs ou des vers mon orageuse idée
  Débordait tour à tour.

Passons le corridor, voici le jardin sombre
Où le toit paternel est clos par un vieux mur,
Là, l’orme séculaire abritait de son ombre
  L’enfant poète obscur !

Au pied de ce tronc noir je suis encore assise ;
Le bel arbre est toujours de rameaux verts chargé ;
Je sens comme autrefois le souffle de la brise...
  Pourtant tout est changé !

     Dans cette demeure,
     Oh ! vous que je pleure,
     Je vous cherche ; hélas !
     Ombres bien aimées,
     Ces portes fermées
     Ne s’ouvrent donc pas !
     Tristement j’avance ;
     Partout le silence
     Ou bien l’étranger,
     L’étranger qui passe,

    Et dont l’œil de glace
    Vient m’interroger !

    « Qui donc cherche-t-elle ? »
    Ô douleur mortelle !
    Tout s’efface ainsi…
    Ma famille entière
    Dort au cimetière…
    Je suis seule ici !

II


Mais tandis qu’ici-bas notre âme inconsolable
Saigne et porte le deuil de tout ce qui périt,
À nos regards charmés la nature immuable,
  Toujours jeune, sourit.

Voici le frais vallon où serpente la Torse[5],
Où le tremble argenté porte sur son écocre,

  Des chiffres amoureux…
Ces flots forment encor de gracieux méandres,
Ces bois verts sont restés peuplés d’images tendres,
 Ces coteaux ont gardé leurs contours vaporeux.

Les bastides, avec leurs toits coquets d’ardoises,
Parent leur seuil riant prêt à nous recevoir ;
Et dès l’aube, en chantant, les brunes villageoises
  Lavent au blanc lavoir.

III


Il est un autre lieu pour moi toujours le même,
C’est l’église où mon front a reçu le baptême,
  C’est mon vieux Saint-Sauveur
Au gothique portail couvert de figurines ;
Là, la prière et l’art, ces deux langues divines,
  Parlèrent à mon cœur !

J’aimais l’enlacement de ces sveltes ogives,
Le beau temple païen sous la nef abrité[6],
L’orgue religieux dont les notes plaintives
Semblaient porter mes vœux à la Divinité.

Oh ! laissez-moi pleurer, rêver, prier encore,
Comme aux jours écoulés de cette pure aurore

  Qui ne revient jamais !
Au passé laissez-moi rendre un pieux hommage,
Et repeupler ces lieux de la vivante image
  De tous ceux que j’aimais.

IV


Où me conduisez-vous, en me parlant de gloire ?
Que cette salle est belle ! ici l’esprit humain
Semble, à notre néant opposant sa victoire,
Tracer de siècle en siècle un lumineux chemin.

Ces livres, sanctuaire où revit la pensée,
De tout ce qui fut grand gardent le souvenir.
Couvrant de leur éclat mon obscur avenir,
Quoi ! près d’eux vous m’avez placée ?

Là, des grands hommes, fils de ma vieille cité,
Les marbres animés, ainsi que dans un temple,
S’offrent à qui les contemple,
   Rayonnants d’immortalité !

Et d’abord c’est Peiresc, ami de Galilée
  Et de Campanella !
Grande âme que jamais une erreur n’a voilée,
Qui mesura son siècle et sut voir au delà.

C’est Vauvenargue, épris d’une morale pure,
Répandant sur nos maux sa sublime douceur,
Jugeant l’humanité sans blesser la nature,
    En généreux penseur.

Enfin c’est Mirabeau, qu’il suffit que l’on nomme,
C’est Mirabeau tonnant du geste et de la voix,
Avec la liberté fondant les droits de l’homme
    Sur d’éternelles lois !

Quelques autres encor dont la gloire s’élève
   Ont leur image ici,
Et votre sympathie a caressé le rêve
    De m’y placer aussi.

Ah ! je n’ai pas conçu cette orgueilleuse envie,
C’est la paix, non l’éclat qui convient à ma vie :
    Fatigué de lutter,
Ce qui charme mon cœur, ce qui vraiment le touche,
Ce sont les mots d’adieu sortis de votre bouche,
    Quand je vais vous quitter !

Vers nous il est si doux de voir des mains se tendre,
    Voulant nous retenir ;

De saisir des regards attendris, et d’entendre
  Des lèvres nous bénir !

Dans ce monde fécond en affronts, en injures,
À côté de l’envie et de la lâcheté,
Il est doux de penser qu’il est des âmes pures,
Qui versent leur dictame au poète insulté.

Ici, comme une sœur, vous m’avez accueillie,
Vous m’entourez encor à l’heure du départ.
Adieu, ne craignez pas que mon cœur vous oublie,
Ce cœur vers son berceau se tourne et se replie ;
  Vous avez sa meilleure part !…


Adieu, monsieur, je finis ma lettre ; on vient m’annoncer que les eaux du Rhône se retirent des terres ; demain, les chemins seront praticables et nous reprendrons la route de Paris ; à cette pensée, mon cœur se serre. Paris, c’est le travail, c’est la lutte, ce sont les chaînes de tout genre, qu’oublieuse, j’avais, durant quelque temps secouées : pour avoir le courage de les porter encore je reviendrai souvent, par le souvenir, aux deux mois d’émotions que je viens de goûter.



FIN.
  1. Délicieux ragoût de poissons.
  2. Coquillage préférable à l’huître.
  3. La mère de Charlotte Corday descendait en ligne directe de la sœur de Corneille.
  4. Que j’ai décrite ailleurs dans la Jeunesse de Mirabeau et le Président d’Entrecasteaux.
  5. Petite rivière qui arrose la campagne d’Aix.
  6. Six colonnes de porphyre d’un beau petit temple payen, enfermé dans les constructions de l’église de Saint-Sauveur, servent aujourd’hui d’enceinte au baptistaire.