Deux mois d’émotions/Les Bohémiens du pont du Gard

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W. Coquebert (p. 94-193).



LES
BOHÉMIENS DU PONT DU GARD.


LE CHÂTEAU DE MON PÈRE.


À MADAME DUPIN.[1]


I


Au village de Mouriès, 20 septembre 1842.

Je crois, madame, que vous ne pourriez découvrir sur aucune carte de la France le nom du village d’où je vous écris. C’est à peine si quelques anciennes cartes de la Provence en font mention comme d’un hameau sans importance. Aujourd’hui, le hameau s’est agrandi et compte une population de deux mille habitants, heureux, tranquilles, vivant dans l’égalité sociale la plus complète, car, à part le curé, le notaire, un ou deux médecins et le professeur de l’école primaire, cette population se compose entièrement de cultivateurs, entre lesquels le sol est partagé presque par égales parts.

Chaque possesseur cultive son champ et vit de ses produits.

La famille du général Dumouriez est originaire du village de Mouriès, et en a tiré son nom ; mais cette particularité historique n’a pas laissé de traces dans le pays, tant les souvenirs historiques sont indifférents à ces esprits bucoliques. Mouriès ne possède aucune ruine romaine, ni aucun débris de monument du moyen âge ; seulement, la façade d’un mas[2] voisin est le reste d’une maison de plaisance de Jeanne de Naples. Le souvenir de cette reine, si belle, si poétique, si coupable et si malheureuse, répand sur ce tranquille village comme un retentissement lointain des agitations du monde. C’est là tout, car, à part cette ruine, Mouriès se compose de maisons propres et simples, toutes de construction moderne et d’une église blanche, surmontée de son clocher blanc ; autour du village s’étendent à perte de vue d’immenses vergers d’oliviers, dont la verdure paie et terreuse semble couvrir le sol d’un linceul gris. Çà et là quelques terres, plantées de mûriers ou de vignes, jettent un peu de variété sur cette végétation monotone. On aperçoit aussi des landes abandonnées, toutes semées de cailloux ; à l’ouest, de vastes marais entourés de grands roseaux ; au nord, une petite chaîne de montagnes qui accidente le paysage ; ainsi, rien de pittoresque dans ce village, rien d’agreste dans ses environs ; partout une uniformité triste qui ne dit rien à l’âme, et pourtant la mienne est retenue ici par les sentiments les plus puissants ; je suis à Mouriès depuis une huitaine de jours, et je vois, avec un invincible regret, s’avancer le moment du départ ; quel charme douloureux me retient ici ? Ah ! c’est que derrière cette petite chaîne de montagnes, qui s’élève au nord, est caché l’ancien château de mon père ; c’est que, sur ce tertre, à l’ouest du village où se déroule un mur blanc, surmonté d’une simple croix, est ensevelie ma mère sous une humble tombe, entourée des pauvres qu’elle a secourus et qui l’ont aimée durant sa vie. Mais, avant de vous dire toutes les émotions que j’ai trouvées ici, je dois vous raconter comment j’y suis arrivée, vous parler des lieux que j’ai parcourus, tenir enfin la promesse que je vous ai faite d’une description de voyage. Je ne vous peindrai pas classiquement tous les grands monuments que j’ai admirés, tous les beaux paysages qui m’ont souri ; je vous dirai mes impressions avec la fantaisie libre du poète ; puissiez-vous me suivre sans trop d’ennui !

Et d’abord, c’est à Nîmes, madame, que je veux vous conduire. Pour arriver dignement dans cette ville romaine, prenons la route qui passe près du pont du Gard ; près de ce déhris du gigantesque aqueduc, qui transportait les eaux dans toute la contrée. Les ruines sont toujours belles et saisissantes ; elles parlent à l’homme un langage mélancolique et profond, mais elles nous frappent surtout lorsqu’elle nous apparaissent au milieu de quelque beau paysage solitaire, loin du bruit des cités modernes, que distrairait la méditation qu’éveillent en nous ces grands vestiges du monde antique. C’est ainsi que le pont du Gard est doublement imposant par la hardiesse de son architecture et par les lieux pittoresques qui lui servent d’encadrement. Nous arrivâmes, par une belle matinée des premiers jours de septembre, en face de ce triple rang d’arcades qui s’élèvent jusqu’au ciel et se détachent sur son vif azur. Les eaux du Gardon, grossies par les pluies, coulaient rapides et argentées. À l’est, le riant village de Remoulin se groupait à quelque distance. Au nord, aux dernières limites de l’horizon, nous découvrions le mont Ventoux se perdant dans les nuages ; puis, sur des plans plus rapprochés, de petits vallons boisés, de jolies collines, animées çà et là par de gracieuses maisons des champs. Au midi, la vue est bornée par la grande route qui conduit à Nîmes et qui se déroule comme une longue pièce de toile écrue, ensuite par des rochers mousseux dont les flancs, creusés en cavernes, servent souvent d’abri à des troupes de Bohémiens. Enfin, à l’ouest, le pont de construction moderne, dominé par le pont ou plutôt par l’aquéduc antique ; et derrière ces grandes lignes d’architecture aérienne, des coteaux couverts de beaux arbres, qui voilent à demi le vieux château de Fournaise, dont Louis XIII et Richelieu ont été les hôtes durant quelques jours.

Nous nous assîmes au pied des rochers qui s’élèvent au midi, sur une espèce de plate-forme gazonnée qui descend jusqu’au lit du Gardon. De là, le point de vue est admirable. Nous nous disposâmes à déjeuner sur l’herbe. D’autres voyageurs nous avaient précédés et prenaient déjà leur repas. C’était une famille de ces Bohémiens qui vont errants dans toutes les parties du globe, race étrange, dont l’origine se perd dans l’obscurité des âges. Notre approche n’eut pas l’air d’effaroucher la petite bande vagabonde, que semblait présider un vieillard à barbe et à chevelure blanches, couvert d’un long manteau de toile blanche assujéti au cou par une agrafe de bois sculptée au couteau. Un homme de quarante ans, qui paraissait son fils, était assis près de lui ; grand, robuste, il était vêtu d’une chemise de toile bleue et d’un pantalon de même étoffe et de même couleur ; sa tête au teint olivâtre, aux yeux noirs, aux cheveux bruns et touffus, était couronnée d’un long bonnet de laine à zones rouges, vertes et bleues. À. ses côtés, une femme à peu près du même âge que lui allaitait un enfant. Quoique flétris, les traits de cette femme étaient encore expressifs et réguliers ; elle avait les yeux plein de feu et les dents d’une éblouissante blancheur ; pour toute coiffure, elle portait, penché sur son front, et laissant à découvert ses cheveux déjà grisonnants, un de ces larges chapeaux de feutre noir à petite calotte, que les belles Arlaisiennes posent inclinés par-dessus leur coiffe. Enfin, auprès d’elle se tenaient un jeune garçon et une jeune fille de quatorze à quinze ans, bien faits, élancés, agiles, au visage mobile, à l’œil doux et vif, véritables types de Bohémiens, habillés de clinquants et d’oripeaux.

Ces deux enfants fermaient le cercle formé par l’errante famille autour d’une marmite de fer où chacun puisait tour à tour, avec une longue fourchette d’étain, des tronçons de viande noire, dont le parfum épicé s’exhalait jusqu’à nous. Quand leur repas fut terminé, le frère et la sœur se levèrent les premiers ; ils firent claquer leur langue en mesure comme un bruit de castagnettes, et leurs pieds légers, sautillant sur le gazon, semblèrent préluder à une danse. Mais tout à coup ils nous regardèrent, et, comme si notre présence les avait intimidés, ils allèrent se rasseoir auprès de leur mère. Comprenant leur hésitation, je me levai, je marchai vers la famille, et, m’adressant à la mère en patois languedocien, je lui dis que nous aurions un grand plaisir à voir danser ses enfants. — Je le crois bien, me répondit-elle en fixant sur moi un regard vif et plein d’orgueil, surtout s’ils vous régalaient de la danse qu’ils ont dansée hier devant des anglais ! — Et pourquoi ne le feraient-ils pas, lui dis-je ? — Ah ! c’est que cela coûte cher, dit le vieillard, trahissant la rapacité de sa tribu. Je jetai quelques pièces de monnaie sur la jupe de la mère, elle parut satisfaite. — Allons, Zimbo et Minolitta, dit-elle à ses enfants, montez sur l’arche et dansez votre ronde. — Il nous faut une écharpe, répliqua la jeune fille. Je détachai de mon cou une écharpe de voyage en soie rouge, et je la présentai à la petite Bohémienne. Elle la prit par un bout, son frère par l’autre, et, recommençant à faire claquer leur langue en mesure, ils s’élancèrent en dansant vers l’aquéduc romain. — Prends ton instrument, et suis-les, dit la mère à son mari. Le père se leva, secoua son long bonnet, et alla chercher dans un grand sac de cuivre un vieux tambour de basque, puis il marcha sur les traces de ses enfants, mais d’un pas moins rapide. Qu’allaient-ils faire ? Nous les suivions du regard avec curiosité. Le frère et la sœur gravirent comme de jeunes chevreuils jusqu’au second rang d’arcades de l’aquéduc romain, tantôt se frayant une route à travers les pierres brisées, tantôt se suspendant aux arbustes qui croissent entre leurs joints. Quand ils furent parvenus sous l’arceau aérien qui forme le milieu de l’édifice, ils s’arrêtèrent et se posèrent gracieusement en agitant leur écharpe dans l’air. Leur père les rejoignit bientôt ; il s’assit sous l’arceau voisin, et préluda quelques accords sur son tambour de basque. À ce son, les deux petits Bohémiens se levèrent sur la pointe des pieds, leur langue et les doigs de leur main gauche claquèrent à l’unisson, tandis que de leur main droite ils faisaient flotter au-dessus de leur tête l’écharpe écarlate. Les paillettes de la jupe bleue de la jeune fille, les galons de cuivre du pantalon pourpre de son frère, scintillaient au soleil ; le bleu vif du ciel formait le fond de ce tableau ; l’arche suspendue du pont romain lui servait de cadre, et, à deux cents pieds du sol, ces rejetons hardis d’une race avantureuse exécutaient, entre deux précipices, sur une dalle large de quatre à cinq pieds, une danse rapide et tournoyante qui à chaque instant pouvait leur donner le vertige et les lancer dans l’abîme. Vu à distance, ce spectacle était vraiment effrayant, car l’étroit terrain où les jeunes Bohémiens dansaient avec tant de souplesse et de grâce ne paraissait guère plus large à l’œil qu’une corde tendue. Aux mouvements pressés du tambour, les pas des danseurs devinrent durant un instant si vifs, si véloces, qu’enivrés par la danse ils paraissaient oublier tout danger, et dansaient là comme dans une vaste prairie. Tout à coup la jeune fille, après quelques tours de valse rapide, se suspendant d’une main à l’écharpe que soutenait son frère, détacha de l’autre quelques fleurs posées dans ses cheveux, elle les jeta du côté où nous étions assis et secoua la tête comme pour nous saluer ; en cet instant, tout son corps dépassait les bords de l’arche de pierre. Je laissai échapper un cri, et je fermai les yeux.

— Quoi ! ne craignez-vous rien pour vos enfants ? dis-je à la mère en lui saisissant le bras.

— Rien, reprit-elle froidement, je connais leur sort : ils ne mourront pas d’une chute !

— Et qui vous a si bien instruite ? répliquai-je.

— J’ai lu là-haut et dans leur main, dit-elle avec autorité.

La danse était finie ; le père et les enfants revenaient vers nous. La Bohémienne continuait : — Je puis lire aussi dans la vôtre, et vous dire votre destinée. Elle voulut s’emparer de ma main ; je souris. — Vous êtes incrédule, reprit-elle ; eh ! bien, essayons.

— Non, lui dis-je d’un ton plus sérieux ; je ne crois pas que personne puisse dérober à Dieu la connaissance de l’avenir ; mais en fût-il autrement, hélas ! ma chère femme, l’avenir ne nous garde pas assez de bonheur pour que je sois tentée de le connaître ; il est un proverbe triste et vrai : Chaque jour porte sa peine ! Eh 1 si tous les jours de notre vie nous étaient à l’avance connus, aurions-nous jamais la force d’en supporter le fardeau ? La Bohémienne m’écoutait attentivement ; je poursuivis : — Si, à quatorze ans, au lieu des riantes illusions qui nous attirent à la vie, nous étions tout à coup frappées du tableau des souffrances, des déceptions, des douleurs morales et physiques qui sont le lot de la femme ici-bas, pauvre mère, je vous le demande, aurions-nous la force de vivre, de nous dévouer et de nous résigner enfin ? La Bohémienne parut réfléchir ; mais, après une minute de silence, elle posa sur le gazon son nourrisson endormi, Ut deux o(u trois bonds et me dit gaîment : — Je n’aime pas à penser, ça m’attriste : imitez-moi, j’aurais pu tout de même vous prédire un beau sort, ça vous aurait donné courage. — Merci, lui répondis-je tristement, ma destinée est faite ; puis je lui dis adieu, non sans envier un peu cette sauvage indépendance, cette insouciance de la pauvreté et de la vie errante.

En ce moment le soleil penchait vers l’occident et jetait ses reflets de pourpre à travers le triple rang d’arcades du pont du Gard ; on eût dit un pont infernal suspendu sur un fleuve de feu. Je saluai une dernière fois ce merveilleux monument que tant de générations ont salué, et, m’arrachant malgré moi à cet imposant spectacle, je remontai en voiture et repris la route de Nîmes.

À la lueur d’un pur crépuscule, nous vîmes, après deux heures de course rapide, apparaître à l’horizon, vers l’ouest, la belle tour romaine, la Tour Magne, qui de nos jours encore peut être appelée un phare, puisqu’elle annonce la cité au voyageur qui s’approche. J’avais habité Nîmes durant plusieurs années en étant jeune fille ; j’y avais encore des parents et des amis, mais moins tendres, moins aimés que ceux que j’avais perdus ; j’éprouvai une sensation triste, mêlée pourtant de quelque douceur, en entrant dans ces murs. Mon Dieu, que de changements quelques années amènent, et combien aussi de révolutions cachées se font dans l’âme ! La mort prend vite ceux qui nous sont chers ; le temps métamorphose ou détruit à jamais nos plus riantes illusions ! N’ayant plus une mère, plus une sœur, dont la maison aurait été la mienne, je voulus, en arrivant à Nîmes, descendre à l’hôtel et m’établir un peu en étrangère dans cette ville dont j’avais été autrefois l’enfant d’adoption ; mais, dès le lendemain, des parents éloignés, des amis empressés, vinrent à moi et m’entourèrent de tant de cordialité, que la glace qui s’était formée sur mon cœur se fondit aussitôt. Rien ne ranime, une âme accablée comme le contact des esprits et des cœurs méridionaux : l’élan, le feu, le sentiment sont en eux ; ils ont toute, la chaleur du beau ciel qui les anime ; les hommes du Midi pensent moins que ceux du Nord, mais ils sentent bien davantage. Ne trouvez-vous pas, madame, qu’en décrivant une ville intéressante, souvent on parle beaucoup trop de ses monuments et pas assez des hommes distingués qui l’habitent ? Ainsi tout le monde sait le nombre d’édifices romains que Nîmes possède encore, on connaît leur conservation, leur beauté, leur grandeur, on a plus ou moins décrit leur architecture et compté leurs pierres. Mais la ville n’a pas seulement des monuments, elle a aussi des intelligences qu’il faut mentionner ; je vous entends me répondre : — Nous connaissons tous le poète boulanger, Jean Reboul, de Nîmes. Ce poète inspiré n’est pas le seul esprit remarquable de son pays : l’astre a de brillants satellites, et d’abord, près de lui, comme poète, on doit nommer M. Jules Canonge ; bien jeune encore, il a déjà publié deux recueils de poésies que Paris a remarqués. Dans le dernier se trouve une ode à Beethoven, pleine de grandes et touchantes pensées ; la strophe qui la termine est vraiment belle :

Tu connus cet effroi de soi-même, ces doutes
Qui nous font hésiter dans nos brillantes routes ;
Mais lorsque tu brisas les entraves du corps,
Au pied de l’Éternel ta grande âme montée
D’un noble et saint orgueil fut soudain transportée
En entendant vibrer les célestes accords ;
Car elle y reconnut des chants dont, sur la terre,
Elle seule avait su pressentir le mystère ;
Et quand de ton bonheur l’hymne ardent éclata,
Le plus harmonieux, le plus brillant des anges,

Commanda le silence aux divines louanges,
Et, se penchant vers toi, l’Éternel t’écouta.

Dans les arts, Nîmes compte aussi plusieurs fils dont elle est fière. Sigalon, le grand peintre Nîmois, qui a fait connaître à la France le jugement dernier de Michel-Ange[3], Sigalon n’est plus, mais son jeune élève, M. Numa Beaucoiran, qui l’aidait à Rome dans ses grands travaux, et qui après sa mort en a terminé plusieurs, continue aujourd’hui à Nîmes l’école de son maître. Comme représentant de la sculpture, on doit citer M. Colin, le frère du peintre, et comme un des archéologues les plus consciencieux de la France, M. Auguste Pelet. Allez au musée des Petit-Augustins, aujourd’hui le palais des Beaux-Arts, vous y verrez, madame, les ouvrages de ce patient et ingénieux artiste. Il a retrouvé par de savantes études tous les mystères de construction des édifices antiques, et il a reproduit en liège l’effigie exacte, pierre par pierre, de tous les monuments romains du midi ; ce que M. Pelet a déjà fait pour la France, il le fait aujourd’hui pour l’Italie, il le fera un jour pour la Grèce.

Nîmes aime la musique comme toutes les villes du midi : cette ville a donné le jour à des musiciens distingués ; il en "est un dont vous devinez le nom, madame, etque je ne dois point nommer. On cultive surtout à Nîmes la musique vocale : souvent, par une belle soirée, des ouvriers] après le travail de la journée, se réunissent et chantent dans les rues ou sur les places publiques quelque grand chœur de Rossini ou de Meyerbeer ; ces voix fermes et sonores manquent parfois de méthode, mais jamais d’harmonie, et l’âme est pénétrée par ces accords improvisés et puissants. Nimes possède aujourd’hui une école de chant ; elle est dirigée par M. Grimaldi, professeur intelligent qui forme de bons élèves. Nous avons entendu chez lui deux enfants, une basse et un ténor, qui remplaceront peut-être un jour Levasseur et Duprez à l’Opéra.

Émule de Litz et de Talberg, M. Im-Thurn, à qui M. Jules Canonge a dédié ses vers sur Beethoven est aussi une des illustrations de Nîmes. Beethoven, c’est le dieu musical de M. Im-Thurn ; il a chez lui un admirable portrait du grand maître allemand ; amateur ardent, il donne à l’interprétation de ses œuvres tout son temps, tous ses rêves ; jaloux de la gloire du sublime artiste, il ne souffre pas qu’on lui compare une gloire nouvelle. Ce culte intelligent et passionné vous émeut et vous gagne ; on aime, dans notre siècle d’égoïstes passions, à trouver encore dans quelques âmes d’enthoutiastes sympathies.

Dans les lettres, Nîmes compte encore M. de Lafarelle, député, auteur d’un ouvrage d’économie sociale couronné par l’Académie française, et M. Roux-Ferrand, quia publié plusieurs travaux historiques. Dans les sciences, M. Wals, astronome qui a souvent transmis aux savants de Paris d’intéressantes découvertes ; son parent, directeur des écoles primaires, esprit sérieux et fin à la fois. En médecine, et vous savez, madame, que je suis presque athée en médecine, Nîmes possède un jeune docteur, M. Hippolyte Alric qui sera un jour sa gloire ; aujourd’hui encore peu’connu, il n’est apprécié que par les classes ouvrières auxquelles il se dévoue ; mais, après ce noviciat de charité si favorable à une science où le cœur et l’intelligence doivent s’unir, cet esprit du premier ordre parviendra à la renommée à laquelle il a droit. L’éloquence du barreau de Nîmes est représentée à la Chambre par M. Béchard, député. Comme causeurs spirituels, on cite dans la magistrature M. de Lablanque, M. Salel et M. Gaston de Labeaume.

Toutes ces personnes et beaucoup d’autres, aussitôt qu’elles furent instruites de notre arrivée, nous entourèrent d’un cercle aimable et empressé qui nous faisait moins regretter notre cercle de Paris. On émet souvent la prétention vraiment arbitraire que l’esprit est centralisé à Paris. En France, l’esprit est partout, ainsi que l’a dit Voltaire.

Et maintenant, madame, entourées de ces hommes remarquables qui tous aiment Nîmes comme une mère et la montrent avec orgueil aux étrangers, voulez-vous que nous visitions les promenades, les monuments et les ruines de celle ville célèbre ? Ma première excursion fut à La Fontaine ; sous le bras du poète Reboul, je revis, par une belle journée de septembre, ce jardin de fée, souvenir enivrant de mes jeunes années. Les jardins des Tuileries et du Luxembourg ne donnent qu’une idée imparfaite de cette promenade enchantée. La Fontaine de Nîmes rappelle plutôt le jardin de Versailles en miniature ; comme à Versailles, les eaux, encaissées dans de larges canaux de pierre entourés d’élégants balustres, divisent les parterres de fleurs, les massifs d’arbres, les bosquets où se cachent les statues. Mieux qu’à Versailles, la source qui jaillit de terre court et circule. Là sont encore des débris de bains romains et les belles ruines du temple de Diane.

Nous voici sur un des plus larges boulevards de Nîmes ; nous marchons vers l’ouest, une belle allée d’arbres nous abrite, c’est l’allée qui conduit à La Fontaine ; à gauche, nous longeons uu grand canal où, en hiver, les eaux jaillissent en cascades ; à droite, une ligne de belles maisons ou plutôt d’opulentes villas aux grandes portes en noyer ciré, aux fenêtres coquettes et riantes ; toutes ces demeures ont au nord un délicieux jardin. Nous avançons : le canal fait un coude et s’arrondit pour fermer l’enceinte du terrain circulaire du jardin ; nous touchons à la grille d’entrée, grille aérienne qui ne cache rien et à travers laquelle les fleurs, les arbres et les eaux charment déjà nos regards. Parcourons d’abord au midi ces trois larges allées de marroniers centenaires dont le dôme d’un vert sombre est impénétrable aux rayons perçants du soleil. Revenons ensuite sur nos pas : au nord, un mont verdoyant tout couvert de pins et d’arbustes domine la promenade et la complète ; après le vallon, nous avons la colline ; la colline dont le sommet orgueilleux se couronne de l’immense ruine de la Tour Magne : ce monument, comme le pont du Gard, est merveilleusement situé ; à distance, sa base semble reposer sur la robe verte du mont, tandis que les constructions supérieures se détachent sur l’azur éclatant du ciel. Que sont les magnificences du jardin de Versailles auprès d’une pareille ruine ! Après avoir admiré Nîmes, de ces hauteurs nous descendîmes les allées en losanges qui sillonnent le mont et nous trouvâmes à l’ouest les merveilleux débris du temple de Diane. Ici, laissons parler le poète qui en ce moment était mon cicerone :

C’est le temple croulant de la triple déesse,
Dans un bosquet riant étalant ses douleurs,
Et qui s’offre couvert d’une ombre enchanteresse,
    Comme un front ridé sous des fleurs.


Ruines où le soir vient rêver le poète,
Débris qui sert d’asile à de moindres débris[4].
Comme un prince exilé donne encor la retraite
    À de misérables proscrits.

Diane, poursuivant son nocturne voyage,
Semble y chercher encor, d’un rayon désolé,
Sur son autel fendu par le figuier sauvage,
    Un encens qui s’est envolé.

Je répétai au poète Reboul ces beaux vers adressés par lui à M. de Lamartine, ces vers qui désormais sont liés à l’image de ces ruines.

Vous avez vu, madame, plusieurs dessins de la Maison carrée ; il n’est pas, en Italie, un monument antique d’une plus admirable conservation : pas une pierre, pas une cannelure, pas une fouille d’acanthe, ne manquent à ces belles colonnes d’ordre corinthien ; les murs, le fronton et les frises sont intacts, et ce merveilleux petit temple, après avoir traversé dix-huit siècles, s’offre aux regards charmés aussi jeune, aussi complet que s’il était sorti hier des mains de l’architecte ; la toiture seule est moderne. Un large espace, pavé en dalles de marbre et entouré d’une grille, protège ce bijou d’architecture. Dans ce terrain réservé, on a laissé à découvert les débris des bases des colonnes qui formaient une galerie autour du temple ; ça et là gisent épars sur le sol de magnifiques chapiteaux, et quelques autels où les prêtres païens offraient le sacrifice. M. Auguste Pelet nous décrivait dans tous ses détails le monument primitif, reproduit par lui avec tant de fidélité dans son modèle en liège. L’intérieur de la Maison carrée sert aujourd’hui de Musée : on y remarque quelques bons tableaux.

Nous avons passé deux semaines à Nîmes et nous avons revu presque tous les jours et sous tous les aspects ce chef-d’œuvre de l’art antique. Par un éclatant soleil, la Maison car-rée étale, orgueilleuse, ses colonnes aux pierres dorées, dont les tons chauds ont tous les reflets du bronze florentin ; au soleil couchant, ces teintes se fondent pour ainsi dire et deviennent plus transparentes ; le monument se voile et gagne en grâce ce qu’il perd de sa fierté ; au clair de lune enfin, le temple revêt une forme religieuse, il semble plus vaste, sa colonnade se double et se prolonge dans l’obcurité : on dirait que de blanches ombres flottent sous ce merveilleux portique et glissent sous la porte fermée. On voudrait, pour que l’admiration ne pût être troublée par quelque bruit ou quelque image vulgaire, que ce rare monument fût situé, comme le pont du Gard ou la Tour Magne, dans quelque calme solitude ; on souffre pour lui du voisinage du théâtre de Nîmes et de ses bruyants faubourgs qui, aux jours d’émeute, vomissent dans la ville deux factions rivales qui s’entredéchirent. On s’effraie à la pensée que la pierre d’Une fronde pourrait atteindre une de ces pures feuilles d’acanthe, que les siècles ont respectées.

La Maison carrée enchante, l’Arène de Nîmes frappe et impose. C’est, en France comme en Italie, le monument antique le mieux conservé. Le Colysée de Rome est bien plus vaste, mais on sait qu’Une partie est en ruine. L’Arène de Nimes est entière extérieurement ; à l’intérieur quelques gradins manquent, quelques arceaux sont écroulés, mais l’aspect général est encore fort régulier. Comme la Maison carrée, l’Arène s’élève au sein de la ville ; mais, une fois qu’on y a pénétré, on trouve la solitude dans cette vaste et haute enceinte.

Nous y allâmes un jour après une pluie d’orage ; un grand nombre de gradins étaient encore mouillés et brunis par l’ondée, tandis que d’autres, exposés au soleil, avaient des reflets d’or et d’azur : ces diverses teintes donnaient au monument un aspect animé. Les rares arbustes qui croissent parmi les pierres éboulées étaient tout verdoyants ; quelques oiseaux se perchaient gaîment sur leurs cimes. Franchissant de gradin en gradin, nous parvînmes jusqu’au faîte du monument et nous en fîmes le tour. Vue de ces hauteurs, la ville s’aplatissait à nos pieds ; ses maisons, ses monuments, n’étaient plus que des nains. La prison de Nîmes était seule parallèle à l’amphithéâtre, et ses fenêtres étroites dominaient même les gradins les plus élevés. Nous nous arrêtâmes un instant vis-à-vis de ce lieu de misères ; quelques têtes pâles nous apparurent à travers les barreaux. Les jours de fêtes publiques, lorsque l’Arène se remplit de monde, lorsque quelque hardi tauréador lutte à outrance contre les indomptables taureaux de la Camargue[5] et en triomphe, sanglant, aux acclamations du peuple, on permet aux prisonniers de se suspendre aux étroites fenêtres, et de prendre aussi leur part du spectacle. Nous descendîmes jusqu’aux gradins inférieurs, et, à demi couchés sur une large dalle, nous contemplâmes longtemps l’ensemble de l’édifice : le ciel était sur nos têtes d’une ravissante pureté, çà et là quelques nuages blancs se mouvaient comme des flocons de neige sur ce bleu de saphir. Ce dôme naturel, d’une incomparable beauté, ne nous faisait pas regretter l’immense toile qu’autrefois les Romains étendaient durant les jeux sur toute la circonférence de l’amphithéâtre. Rappelés aux souvenirs de l’antiquité, un instant nous ranimâmes autour de nous un de ces grands et terribles spectacles si chers au peuple romain : M. Jules Canonge me récitait quelques descriptions des poètes latins et les traduisait à mon ignorance ; M. Alric rappelait quelques fragments des historiens ; l’arène se repeuplait à leur parole ; les sénateurs, les hauts dignitaires, les vestales, les matrones, les licteurs, le peuple, affluaient dans les hautes galeries et inondaient les gradins : tout à coup la grille d’une porte basse s’ouvrait, les gladiateurs paraissaient, et, se tournant vers le proconsul, ils saluaient par trois fois ; puis les bêtes rugissantes, tigres, panthères ou lions, s’élançaient dans le cirque, et le combat entre hommes et animaux commençait. Les femmes romaines applaudissaient quand les gladiateurs tombaient avec grâce. — Ne nous récrions pas trop sur la cruauté du monde antique, dis-je à ces messieurs, du gladiateur au tauréador il n’y a qu’un pas ; de certains taureaux sauvages aux lions et aux panthères la différence est peu de chose 5 et quant à votre bon peuple nîmois, je crois que si le parti protestant, et réciproquement le parti catholique, pouvaient voir immoler un de leurs antagonistes, ils en seraient tout aussi friands que le peuple romain du supplice des martyrs. En fils dévoués à leur cité, ces messieurs nièrent la vérité de mon assertion ; mais peu de jours après le peuple nîmois se chargea de me donner raison.

On jouait au théâtre de Nîmes la Favorite ; je voulus revoir cet opéra de Donizetti, qui renferme quelques mélodies vraiment belles. M. Wals nous conduisit dans sa loge. On disait autour de nous que la soirée serait orageuse ; le peuple voulait faire justice d’un sujet de la troupe qui n’était plus à sa convenance ; le parterre était plein de figures menaçantes. On laissa pourtant jouer le premier acte assez tranquillement. Mais, au second acte, à peine la prima donna parut-elle, qu’elle fut accueillie d’un concert discordant de sifflets et de vociférations : cette femme était belle, et l’on nous a assuré qu’elle possédait une voix remarquable. Elle tenta d’abord de tenir tête à l’orage, et essaya de chanter un premier air ; mais alors la rage du parterre n’eut plus de bornes, le peuple souverain s’imagina que la cantatrice voulait le braver, et, prêt à se ruer sur elle, il lui lança au visage tous les projectiles de la fruiterie, des oranges, des poires, des pommes de terre, des noix, des tronçons de choux et de salade, accompagnés des plus basses injures ; la malheureuse victime recula épouvantée au fond de la scène. En voyant cette femme jeune, belle intelligence peut-être, ainsi livrée, sous sa brillante parure, à la risée et aux outrages de la populace, nous regrettions pour elle un simple et honnête métier : mieux eût valu pour cette femme faire toute sa vie de la couture dans quelque mansarde que de se voir ainsi foulée aux pieds par ce même public qui, hier peut-être, l’applaudissait. Rien ne put calmer l’exaspération populaire ; en vain le directeur vint-il annoncer pompeusement, après les trois saluts d’usage : Que de cette soirée dépendait à la fois son avenir et celui du grand théâtre de Nîmes ; on lui imposa silence, et il fut accueilli comme la chanteuse par des coups de sifflet ; en vain le commissaire de police, revêtu de son écharpe, fit-il à plusieurs reprises un signe pacificateur et demanda la parole, on ne voulut point l’entendre, on menaça d’envahir la scène, on demanda à grands cris le renvoi de la cantatrice et la fin du spectacle. L’autorité céda. Je vous le demande, madame, entre l’assassinat moral de cette femme et les supplices du cirque la différence est-elle si grande ? S’il fallait choisir, je crois que je me déciderais pour le sort des victimes antiques.

Pendant cette horrible scène, qui dura plus d’une heure, pour échapper à ces cris frénétiques nous nous étions réfugiés dans le foyer du théâtre, dont le balcon s’ouvre sur la belle place où s’élève la Maison carrée. La nuit était resplendissante d’étoiles ; la voie lactée s’étendait comme un réseau de pierreries au front du monument antique ; l’art et la nature se mariaient sous nos jeux dans une sereine et imposante harmonie, mais, à l’entour de ce magnifique spectacle, l’homme troublait de ses rumeurs grossières ces heures de poétique contemplation.

Vous pensez bien qu’après une pareille scène je ne fus pas tentée de retourner au spectacle durant mon séjour à Nimes ; je préférai, entourée de mes amis, donner mes soirées à la causerie et à la promenade. Souvent nous nous réunissions sur une grande place entourée d’arbres et au milieu de laquelle jaillit une fontaine ; cette promenade, appelée Y Esplanade, s’élève dans le voisinage des arènes, quelques pieds au-dessus du boulevard où est situé le palais-de-justice. Là, par les chaudes soirées de septembre, on respire toujours un air frais ; vis-à-vis l’Esplanade, un brillant café, le café Pelloux, réunit chaque soir l’élite des promeneurs. Le propriétaire de cet établissement est un artiste, et on le devine à la décoration de ses élégants salons qui l’emportent, selon moi, sur ceux de notre célèbre Tortoni. Au lieu de tentures d’étoffes et de papiers peints, les gravures les plus rares et les plus célèbres ornent les parois de ces charmantes salles ; on prend là des sorbets et des fruits glacés comme on n’en prend qu’en Italie. Presque tous les soirs nous savourions ces exquis rafraîchissements ; puis nous allions achever la soirée, soit chez moi, soit chez M. Im-Thurn qui nous faisait entendre quelque grave mélodie de Beethoven, soit chez M. Reboul qui possède une charmante maisonnette dans le voisinage des arènes ; au rez-de-chaussée est la boulangerie, au premier étage le cabinet du poète, où l’on trouve réunis les ouvrages et les portraits de nos écrivains les plus célèbres, envoyés par eux au barde-boulanger comme à un frère bien-aimé. Aux étages supérieurs sont les greniers à farine ; enfin, au faîte de la maison, un autre cabinet de travail qui s’ouvre sur une petite terrasse d’où l’on touche presque aux arènes. C’est là que, durant une lumineuse soirée, le poète nous a récité des fragments de la belle épître qu’il vient d’adresser à M. de Chateaubriand.

Quand je rentrais après ces journées si doucement remplies, souvent je ne trouvais pas que l’heure du repos fût encore arrivée pour moi ; je ne voulais rien perdre de ce temps d’heureuse liberté que je passais loin de Paris, je sentais que les jours de peine et de douleur reviendraient, je voulais jouir pleinement de cette halte au milieu de ma vie.

Sur la toiture de l’hôtel où nous logions, était une grande terrasse, peu poétique au premier aspect ; elle servait à étendre le linge et avait pour voisinage une grande cage à poules, entourée d’un treillis ; mais, à onze heures du soir, quand le linge avait été enlevé, quand les volatiles dormaient, rien ne m’était plus doux que de passer là une heure de rêverie ; la ville reposait à mes pieds, entourée de la ceinture brillante de ses boulevards éclairés au gaz. Dans les parties les plus obscures, je distinguais la forme de quelque grand monument à la claire lueur des étoiles ; puis je détournais mes regards de la terre et ils s’attachaient avec extase vers le ciel. Rien n’est enivrant pour l’âme comme ces nuits sereines du Midi où brillent des milliers de constellations. Les étoiles du Nord sont ternes et petites ; celles des pays chauds, détachées sur la pureté de l’éther, s’élargissent à l’œil et brillent comme des escarboucles. Que de fois dans mon enfance j’étais restée ainsi a méditer durant ces nuits éblouissantes ! Que de rêves perdus j’avais fait en face de ces mêmes astres qui brillaient de nouveau sur mon front ! Le souvenir de ces sensations intérieures me rajeunissait ; quinze ans de ma vie semblaient s’être effacés ; j’étais libre, heureuse, pleine d’espérance et d’illusions ; je sentais comme autrefois glisser sur mon front le souffle de la muse ; j’entendais encore retentir à mon oreille les promesses de l’avenir. Un soir, cette sensation fut si vive, que le sommeil qui la suivit ne put parvenir à l’effacer ; le lendemain, je sentis qu’à défaut de la réalité il me fallait retrouver l’image de cette jeunesse regrettée ; j’éprouvais un invincible besoin de revoir les lieux où elle s’était écoulée, et je partis pour le village de Mouriès, voisin du château de Servanne, l’ancien château de mon père.

Nous franchîmes en vingt-cinq minutes, par le chemin de fer, la distance qui sépare Nîmes de Beaucaire. Aucun pays n’est plus triste que Beaucaire en l’absence de la foire ; cet ancien caravansérail de l’Europe devient en temps ordinaire un bourg désert et sans ressources, où je ne pus pas même trouver le plus modeste véhicule pour me transporter à travers champs au village de Mouriès. Je traversai le Rhône sur le pont si plein d’élégance et de hardiesse qui unit Beaucaire à Tarascon. De ce pont, la vue des deux villes est une des plus belles qu’on puisse avoir. Du côté de Beaucaire, de vastes pelouses entourées de grands arbres descendent jusqu’au rivage ; c’est là que se tient la foire ; au-dessus de ces masses de verdure, de hauts rochers nus élèvent jusqu’au ciel une charmante chapelle gothique, les ruines d’un château fort et les débris de fortifications. Du côté de Tarascon, se dresse le donjon à tours carrées bâti par le roi René ; il ne manque pas une pierre à ces vieux murs battus par le Rhône depuis quatre siècles. Sur la même rive s’étendent d’immenses saulées du plus gracieux effet. Le soleil penchait au couchant lorsque j’arrivai à Tarascon, et ce ne fut qu’après une heure de recherches que je parvins à me procurer une pauvre carriole, assez semblable au hideux coucou parisien ; je montai dans la cahotante voilure avec ma fille et la jeune paysanne provençale qui lui donnait des soins, et, à la lueur du crépuscule, nous primes enfin la roule de traverse qui devait nous conduire à Mouriès.

À un quart de lieue de Tarascon, je retrouvai à gauche une ravissante petite chapelle gothique ; sa porte en ogive, soutenue par deux colonnes torses d’ordre composite, est surmontée d’une rosace à jour, seule ouverture par laquelle la lumière pénètre dans l’étroite nef. Ce petit monument, parfaitement conservé, s’élève à mi-côte d’une colline couverte d’oliviers et au haut de laquelle on voit encore les tours brisées d’un ancien château. Que de fois je m’étais arrêtée avec ma mère en face de ces ruines ! que de fois nous avions prié ensemble dans la petite chapelle dédiée à l’ange Gabriel ! elle fut construite par le bon roi René. À chaque pas, on rencontre, en Provence, des monuments fondés par ce roi protecteur des arts, littérateur, peintre et musicien. Son héroïque fille, Marguerite d’Anjou, lui reprocha souvent ses goûts pacifiques ; mais les générations reconnaissantes ont absous la mémoire du bon roi. Que reste-t-il des guerres d’Yorck et de Lancastre ? rien que des souvenirs sanglants, tandis que les campagnes du midi sont encore toutes peuplées des fondations utiles du père de la belliqueuse Marguerite.

Après quatre heures de marche à travers les plus horribles chemins éclairés seulement par la clarté douteuse de la lune, nous arrivâmes enfin au village de Mouriès ; une croix de fer noir, élevée sur une base de pierre blanche, me fit reconnaître à l’instant des sentiers bien chers et souvent fréquentés. À cette heure tout dormait, tout était silencieux ; à peine quelques aboiements craintifs saluèrent-ils notre équipage lorsqu’il traversa la place de l’église. Il n’était pas neuf heures, et déjà toute cette tranquille population était plongée dans le sommeil ; sans doute j’allais troubler celui de mes hôtes ; j’étais attendue, mais déjà depuis plusieurs jours, chez madame Boussot, excellente femme, veuve d’un maire de Mouriès, toujours aimé, toujours regretté. À la mort de ma mère, j’avais trouvé dans cette famille une affectueuse protection : maintenant je venais ranimer auprès de la bonne dame mes souvenirs, mes douleurs, je venais donner quelques jours à ce culte du passé dont une âme tendre ne se détache jamais. Notre arrivée éveilla toute la ferme : madame Boussot quitta son lit et me reçut dans ses bras, elle m’y tint longtemps pressée ainsi que ma fille. Nous causâmes et pleurâmes ensemble jusqu’à une Retiré du matin. Joies tristes du retour, vous éclatez toujours par des larmes ! Nous ne nous étions pas vues depuis huit ans ! que de tristesse ! que de deuil ! que de vide ! Mon enfant seule était là comme une espérance auprès de toutes ces tombes !

Je voulus savoir en quelles mains était tombé l’ancien château de mon père ; la mort avait pris toute ma famille, et l’on m’apprit que ces biens si chers avaient été vendus à un Belge, à un industriel sans entrailles et sans intelligence. Détesté dans le pays, cet homme avait pris en haine la mémoire de mon père et de ma mère, que la reconnaissance des pauvres se plaisait à opposer à son avarice et à sa dureté ; j’appris que j’étais moi-même, sans m’en douter, un sujet d’irritation pour ce singulier personnage. Les poésies où j’ai célébré Servanne, mes souvenirs d’enfance et les vertus de ma mère ont souvent attiré au nouveau propriétaire des visiteurs émus qui lui répétaient mon nom et celui de mes parents bien-aimés. L’orgueil du parvenu s’en irritait ; quoi ! toute la richesse du nouveau Gaveston ne pouvait effacer le souvenir des pauvres seigneurs d’Avenel !

Malgré les représentations de mes hôtes, qui me conjurèrent de ne pas affronter l’abord de cet homme étrange, je résolus de visiter dès le lendemain le château de Servanne, de parcourir encore ces allées qu’habitait toujours l’ombre de ma mère, de respirer l’air de ces montagnes qu’elle avait respiré jusqu’à son dernier jour, et enfin, si la porte ne m’en était point fermée, de prier dans la chambre où elle était morte entre mes bras.

Le lendemain, le mistral soufflait avec violence ; je quittai la ferme tandis que mes hôtes dormaient encore ; seule, retrouvant des sentiers bien connus, je franchis la petite chaîne de montagnes qui cache au village de Mouriès la vue du château de Servanne.

J’allais d’un pas rapide ; mais quand je touchai à l’avenue, quand j’aperçus à travers les arbres la tour carrée, voisine de la chambre de ma mère, je m’arrêtai accablée par l’émotion. Quoi ! sous ce même toit où vécurent les êtres que j’avais le plus aimés, habitaient maintenant des étrangers dont je n’avais pas seulement à redouter l’indifférence, mais peut-être un accueil grossier ! Oh ! si du moins un frère, une sœur, avaient hérité du domaine de mon père, leurs cœurs me seraient ouverts, leurs bras me seraient tendus», après mes années d’exil et de labeur, je reviendrais pleurer avec eux sur le passé, et leur affection m’aurait doucement consolée. Mais qu’attendre du nouveau maître du château ? Tout ce qu’on m’en avait dit m’épouvantait presque, car lorsque l’âme est livrée à certaines sensations tristes et délicates, tout contact qui pourrait la blesser lui fait peur. Je fus prête à revenir sur mes pas. L’image de ces lieux était à jamais gravée dans mon âme ; qu’avais-je besoin de les visiter, qu’avais-je besoin de les revoir insultés par la présence d’un être vénal, hostile à tous les nobles instincts de l’esprit et du cœur ?

Je vous ai parlé souvent, madame, d’une bonne femme du village de Mouriès, nommée Reine Picard, qui avait été, dans mon enfance, domestique chez ma mère. J’avais reçu de cette femme les plus tendres soins, et depuis que je me suis éloignée du Midi je retrouvais dans ses lettres naïves l’expression d’une tendresse que le temps n’altère pas. L’an passé, je demandais à Reine de me parler de Servanne, de ce château désert que j’allais revoir aujourd’hui après tant d’années d’absence. Reine me répondit alors par un billet touchant, on dirait le français primitif de Montaigne. « Ma chère dame, me disait-elle, » depuis votre départ, je n’avais pu mettre le pied à Servanne. Cependant, cette année-ci j’ai fait les vers à soie, et j’ai été obligée d’aller cueillir la feuille à Servanne. Me trouvant un jour toute seule à cueillir la feuille d’un mûrier de la cour, vis à-vis la cuisine du château, une tendresse me surmonta ; ne pouvant retenir mes larmes, je pleurai sans pouvoir me consoler ; je regardais de tous côtés ; je ne voyais ni maître, ni maîtresse ; enfin, l’on voit aujourd’hui Servanne comme un désert.

» Mouriès, le 21 juin 1841, Reine Picard. »

Ne trouvez-vous pas, madame, que rien n’est plus louchant que cette expression de vieux serviteur : « Je ne voyais ni maître ni » maîtresse. » Pour lui, comme pour le nègre fidèle, ceux qu’il a servis et qui ne sont plus sont toujours le maître et la maîtresse. J’avais répondu à Reine par des vers qui me revinrent alors en mémoire, et je les répétais, tristement assise sur cette hauteur d’où je voyais apparaître à travers les arbres l’ancien toit de famille. Permettez-moi de transcrire ici cette poésie d’intime émotion.


À CELLE QUI M’A SOIGNÉE ENFANT.

Ces seuls mots de ta lettre, âme naïve et tendre,
Sont toute une élégie, et mon cœur sait l’entendre.
Oh ! oui, tu dus pleurer en revoyant désert
Ce château maternel, jadis toujours ouvert
Aux humbles visiteurs, aux pauvres du village ;
Oh ! oui, tu dus pleurer en revoyant l’image
De ma mère adorée errant autour de toi,
Caressant tes enfants, puis se penchant vers moi,
Et m’envoyant chercher l’offrande réservée
À ta jeune famille. Ainsi qu’à la couvée
Du passereau des champs Dieu veille avec amour,
Elle veilla sur toi jusqu’à son dernier jour.
Oh ! oui, tu dus pleurer, toi dont l’unie est si bonne,
Lorsque, dans ce château que le deuil environne,

Des doux bruits d’autrefois tu n’entendis plus rien,
Ni les cris des enfants, ni la voix du vieux chien ;
Oh ! oui, tu dus pleurer quand dans les sombres salles
Ton regard vit passer les deux fantômes pâles
De tes vieux maîtres morts disant, les yeux baissés :
« Où sont les six enfants que nous avons laissés ? »
Et quand, des jours présents si remplis de tristesse,
Tu revins aux tableaux que le passé nous laisse,
Aux souvenirs riants qui se mêlent au deuil,
Ainsi qu’on voit des fleurs aux pierres d’un cercueil ;
Tu dus penser encore à ta jeunesse heureuse,
Quand tu vins au château, villageoise rieuse,
T’offrir pour prendre soin de l’enfant dernier né
Qu’à son heureux époux ma mère avait donné.
Oh ! comme tout riait alors dans la demeure
Si déserte, si triste et si sombre à cette heure !
Comme tout prospérait pour ces époux bénis
Qui voyaient autour d’eux six enfants réunis !
0 doux temps où, le soir, au banquet de famille
J’assistais sur ton sein toute petite fille,
Où le frère et la sœur tour à tour m’arrachaient
À tes bras, et vers moi souriants se penchaient !

Ô doux temps où, cédant à l’amour d’une mère,
Nos cœurs se pardonnaient une parole amère,
Où la haine d’un jour était sans lendemain,
Où nous marchions unis dans le même chemin !
Ô doux passé détruit où mon âme se plonge,
Hélas ! tu n’es donc plus que l’image d’un songe !
Où sont-ils, où sont-ils, tous ces êtres chéris ?
Ils ont longtemps souffert, puis la mort les a pris ;
Deux fils dans le cercueil ont suivi leur vieux père ;
Moi j’aspire à la tombe où repose ma mère ;
Les autres ?… de leur cœur Dieu seul a vu le fond.
Je souffre et je les plains pour le mal qu’ils me font.
Insensés ! au fardeau de la misère humaine,
Pour le rendre plus lourd, ils ajoutent la haine,
Et vainement pour eux le deuil succède au deuil :
Rien ne touche leur cœur plein d’un stérile orgueil !…

Tu le vois, ces seuls mots de ta lettre fidèle
Ont rouvert dans mon âme une plaie éternelle ;
Car ce château désert que tu m’as rappelé,
C’est le bonheur perdu pour l’enfant exilé.
Mais dans ces lieux si chers, hélas ! qu’irais-je faire ?
Ceux qui les habitaient sont dans une autre sphère ;

Tous les cœurs qu’ici-bas j’avais le plus aimés
Sont glacés par la mort ou bien me sont fermés.
Si j’allais demander au vallon de Servannes,
Comme l’Américain demande à ses savanes,
Un air tiède, un ciel pur, un soleil éclatant,
Et la fraîcheur des eaux pour mon front haletant ;
Si, recueillant mon âme avant que je succombe,
Je voulais de ma mère aller revoir la tombe,
Ceux qui gardent la haine en face d’un cercueil
Du château paternel m’interdiraient le seuil ;
Dans cette vaste cour, que le grand orme abrite,
On me verrait errer comme une ombre maudite,
Et moi, moi de ma mère et l’orgueil et l’espoir,
Au foyer des aïeux je ne pourrais m’asseoir !…

Mais je t’entends me dire, avec ta voix de mère :
« À défaut du château n’as-tu pas la chaumière ?
N’as-tu pas notre toit, humble asile où, du moins,
Chacun t’entourera de tendresse et de soins ?
Oh ! viens, viens parmi nous, puisqu’ils t’ont méconnue ;
Nos cœurs simples et bons fêteront ta venue ;
Le respect et l’amour à ta mère accordés
Comme un doux héritage ici te sont gardés ;

Viens, le village entier n’est-il pas ta famille ?
Ne t’ai-je pas bercée en t’appelant ma fille ?
Lorsque pour toi je prie, en m’adressant au ciel,
Ce nom échappe encore à mon cœur maternel ;
Oh ! viens le recevoir dans ma pauvre demeure ;
Il faut que je te voie avant que je ne meure :
Si la tombe et la haine ont brisé tes liens,
Mon cœur te reste encore ; il te rappelle ; oh ! viens ! »

Ce désir de ton âme est aussi dans la mienne ;
Oui, nous nous reverrons, femme tendre et chrétienne,
Humble cœur qui comprends, par l’amour et la foi,
Tous les grands sentiments dont l’instinct est en toi.
Oui, nous nous reverrons, et nous irons encore,
Du sommet des rochers, quand le soleil les dore,
Contempler à nos pieds ce vieux château fermé
À l’enfant que sa mère avait le plus aimé.

Tandis que je récitais tout bas ces vers, un homme en blouse, conduisant une charrette, passa près de moi dans l’avenue ; je crus reconnaître un ancien fermier : cet homme s’avança ; je ne m’étais point trompée.

— André ! m’écriai-je.

— Madame ! dit-il à son tour en me tendant sa main calleuse et en retenant avec peine de grosses larmes qui roulaient dans ses yeux, que Dieu vous bénisse, madame, je suis bien heureux de vous revoir !

L’émotion étouffait aussi ma voix ; cet homme m’avait vue tout enfant.

— André, lui dis-je après quelques minutes de silence et de larmes, pensez-vous qu’on me laissera visiter le château ?

Il hocha la tête en signe de doute.

— Mais, du moins, croyez-vous que je pourrai parcourir librement les jardins et les promenades ?

— Oh ! vous empêcher de respirer l’air qui vous a nourrie, cela serait par trop fort ; ils ne l’oseront pas !

— Le nouveau propriétaire n’habite-t-il pas seul le château ?

— Il y est avec sa sœur.

— Tant mieux ; une femme a toujours du cœur.

— Celle-là, madame, c’est l’âme damnée de son frère ; ce qu’il dit, elle le répète ; le mal qu’il fait, elle l’imite.

— Pauvre et faible nature ! murmurai-je ; enfin, à la grâce de Dieu ! je poursuivrai ma route. Adieu, André !

— Adieu, madame ; et que le ciel vous accompagne !

J’arrivais en ce moment à une magnifique avenue de platanes, dont le sol gazonné avait été foulé pendant plus d’un demi-siècle par les pas de ma mère ; deux allées parallèles, une de hauts cyprès, servant à abriter du vent une terre voisine, et une autre de beaux cerisiers, faisaient de cette avenue une sorte de bosquet ; à droite, s’élevaient les murs du vaste jardin ; en face, l’immense pièce d’eau, où, tout enfant, je guidais de mes mains agiles un charmant bateau en forme de cygne. Que d’heures de rêveries j’avais passées, mollement balancée sur les flots clairs de ce bassin voilé par de grands arbres ! Le bateau avait disparu, et le bassin limpide avait été transformé en lavoir par le Belge industriel.

J’entrai dans le jardin ; oh ! mon Dieu ! qu’étaient devenues les plates-bandes aimées par ma mère, les œillets, les primevères, les belles-de-nuit, dont le parfum la charmaient. ; et ce kiosque en treillis couverts de roses grimpantes dans l’angle du jardin ? Ce n’était plus aujourd’hui que des filaments desséchés ! Partout, les hautes herbes croissaient en place des fleurs ; et ces belles bordures de buis, autrefois taillées en dessins réguliers, imitation naïve des ifs de Versailles, comment les reconnaître ? Leurs pousses irrégulières et échevelées jonchent maintenant les sentiers et se confondent aux grandes herbes. Partout l’absence de la direction d’une intelligente châtelaine se fait sentir ; les carrés réservés aux légumes étaient seuls cultivés avec quelque soin : les salades et les choux se vendent dans ces contrées ; les plus belles fleurs n’y ont aucun prix.

L’esprit du maître se trahissait dans la culture de son jardin.

Vous souvenez-vous, madame, de cet admirable page de René, lorsqu’après plusieurs années d’absence il revoit le château de ses pères, silencieux, abandonné et devenu aussi la propriété d’un étranger ? Tous les douloureux sentiments que M. de Chateaubriand prête à son héros, je les éprouvais en ce jour ; mais qui pourra jamais les rendre avec des expressions égales à celles de ce puissant génie ? J’eus, de plus que René, une puissante douleur ; lui, retrouvait du moins désert le toit vénéré, il put y pleurer eh liberté. Moi, je revoyais le château paternel habité par un étranger hostile et insolent. Le rapprochement que je fais ici me frappa douloureusement, lorsqu’en sortant de ce jardin désolé je vis venir à moi un homme d’une haute stature. Sans l’avoir jamais vu, je reconnus lé nouveau maître du château ; ses traits avaient une expression d’arrogance hautaine.

— Madame, me dit-il brusquement sans aucun préambule, de quel droit vous promenez-vous dans ma propriété sans que je vous l’aie permis ?

Je vis que j’avais affaire à un esprit grossier, qui n’avait pas même le vernis d’une bonne éducation, et je résolus de le prendre en raillerie, sans répondre précisément à son interpellation.

— Ne trouvez-vous pas, monsieur, lui dis-je, que la matinée est charmante, que l’air pur des champs vivifie, et que l’on ressent une sorte de bien-être à le respirer ?

— Mais, madame, vous pouvez vous passer cette fantaisie tout autre part que dans m’a propriété, répéta-t-if en appuyant sur chaque lettre de ce dernier mot.

En échangeant ces paroles, nous étions arrivés dans une allée qui est une route communale, où les voitures et les piétons ont le droit de passer.

— Ne suis-je pas ici dans le domaine public ? dis-je au Belge, que mon sang-froid exaspérait de plus en plus ; ce chemin n’appartient-il pas à tout le monde ?

— Ce chemin, reprit-il (et je transcris textuellement, je vous jure), est pour les charrettes, et vous n’êtes pas une charrette, madame.

À ces mots, qui trahissaient une espèce d’idiotisme, je laissai échapper un léger éclat de rire, et, reportant sur moi-même un regard de satisfaction vaniteuse :

— Mais, lui dis-je, je ne crois pas avoir la tournure d’une charrette.

Puis, contrariée de la manière bouffonne dont tournait cette explication, je le saluai d’un air railleur, et je m’élançai à travers champs. Il ne put m’atteindre, et, grâce à ma course rapide, je fus débarrassée pour quelques instants de son irritante compagnie. Je parcourus toutes les promenades qu’avait aimées ma mère. Je m’assis sur les bancs où elle s’était assise. Je revis la grande source à couvert, qui prend naissance dans une vaste prairie entourée de trembles argentés. Je montai sur l’aquéduc qui porte les eaux de cette source limpide jusque dans la cour du château. Cet aqueduc, bordé de chaque côté par de beaux arbres fruitiers, est une promenade charmante ; je la parcourais lentement, et chaque pas me ramenait aux souvenirs doux et tristes que j’étais venue évoquer en ces lieux. L’image de mon père et de ma mère flottait autour de moi, je ne pensais plus au nouveau propriétaire ; j’arrivai au bout de l’aquéduc, dont les eaux se jettent bruyamment dans une élégante fontaine soutenue par deux lions antiques. Cette fontaine est placée dans la cour du château qu’ombragent de beaux arbres ; fatiguée par ma course précipitée, je puisais l’eau jaillissante dans mes mains et je m’en désaltérais, quand tout à coup j’entendis au-dessus de moi le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait ; je tournai mes regards dans cette direction, c’était la fenêtre de la chambre de ma mère ; son ombre bien-aimée allait-elle m’apparaître ? Hélas ! je vis à la place de ses traits touchants là figure froide de l’étrangère qui me regardait avec curiosité ; une jeune fille de douze à quatorze ans était près d’elle.

— Madame, lui dis-je en tournant vers elle mon visage baigné de larmes, au nom de cette enfant qui est sans doute la vôtre, laissez-moi revoir une dernière fois la chambre de ma mère.

— C’est impossible, dit-elle d’un ton glacial, et elle referma brusquement la fenêtre.

Oh ! qu’une pareille action vous porte malheur ! m’écriai-je, soyez punie dans votre enfant du mal que vous me faites ! Et éperdue je m’élançai vers la porte du château avec l’intention d’en forcer l’entrée. Je me heurtai sur le seuil, au corps raide et droit du grand Belge, qui me dit de son air niais et insolent :

— Vous n’entrerez pas, madame, je ne me soucie point qu’un jour vous publiiez quelque pièce de vers là-dessus.

Rendue à moi-même par la stupidité de cet homme, je lui jetai tin regard de mépris, et après avoir salué mentalement cette demeure profanée, je m’en allai triste et grave, pensant que le grand Shakspeare avait raison et que les scènes les plus déchirantes de la vie ont toujours leur côté bouffon. Quand je fus seule, mes pensées de deuil reprirent leur cours, j’allais franchir l’enceinte de rochers, mais, avant de perdre à jamais de vue ce vieux domaine de ma famille, je voulus l’apercevoir une dernière fois : je montais sur ces hauteurs, te château, les promenades, les eaux et les jardins m’apparurent à la fois ; je repeuplais ces lieux des êtres adorés qui n’étaient plus, et je pleurais silencieusement en pensant à eux. Je fus arrachée à ma contemplation par le doux bruit des clochettes d’un troupeau de moutons, qui s’avançait guidé par un jeune berger, à figure intelligente et douce. Cet homme s’arrêta près de moi et me regarda quelques instants avec curiosité, puis tout à coup il me dit avec une sorte d’émotion :

— N’est-ce pas vous qui étiez mademoiselle Louise ?

— Et comment me connaissez-vous ? répondis-je.

— Ah ! c’est qu’avec la bonne dame qui était votre mère, vous m’avez donné plus d’un pain et plus d’un sou quand je demandais l’aumône ; cela ne s’oublie pas, voyez-vous.

— Et le maître actuel est-il aimé ? lui dis-je.

— Lui ! oh ! le misérable ! Si vous saviez ce qu’il m’a fait il y a huit jours.

— Voyons, contez-moi cela.

— Il faut vous dire, ma bonne dame, que je suis un berger indépendant, que ce petit troupeau m’appartient ; le coteau où nous sommes maintenant est un terrain communal, où tout le monde a le droit de venir ; souvent je porte un fusil, en gardant mon troupeau. Il y a huit jours, j’étais ici, à cette même place ; un lièvre passe, je le tire, je le tue, mais malheureusement il va tomber au pied du coteau, juste à la lisière des terres de ce grand coquin de Belge. Il était là, madame, à compter ses olives, et quand je voulus ramasser mon lièvre : — Cette bête est à moi, me dit-il, tu l’as tuée sur mes terres. Il savait bien le contraire ; il me parla longtemps pour me prouver qu’il avait raison ; cela m’exaspérait.

— Je n’ai pas une belle langue, lui dis-je en relevant mes manches de chemise, je ne puis pas lutter de paroles avec vous, mais voyons, de cette manière (et je faisais jouer mes poings), qui emportera le lièvre de vous ou de moi. Le grand Belge recula, puis il me dit d’un air méprisant : — Tu n’es qu’un berger, est-ce que je puis me battre avec un berger ? En attendant, il avait battu en retraite, et j’avais le lièvre.

Je ne pus m’empêcher de rire du récit du jeune pâtre ; puis, faisant un retour sur moimême : — Mon ami, lui dis-je, si tu avais été une femme il t’aurait fallu céder, ou ce misérable t’aurait maltraité.

Tout en écoutant le jeune pâtre, j’avais marché lentement, à la suite de son troupeau, sur la erête de la montagne ; nous cheminions vers l’est ; bientôt, par une pente insensible, nous arrivâmes sur une grande route qui forme de ce côté la limite des terres du château de Servanne. Là, nous nous séparâmes ; lui prit la route du village, moi je me dirigeai, à travers champs, vers un petit bâtiment dont les murs blancs réapparaissaient derrière les rameaux d’une allée d’amandiers. J’allais encore chercher dans ce lieu des impressions de deuil, mais du moins rien ici ne devait en troubler la tristesse et le recueillement. Cette blanche bastide, abritée par les arbres et bâtie au bord d’un gaudre (nom qu’on donne aux torrents dans ce pays), avait été la propriété de mon plus jeune frère. Hélas ! un an plus tôt il serait accouru vers moi sous sa verte avenue d’amandiers ; ses bras se seraient ouverts pour me recevoir ; mais aujourd’hui il n’était plus, il reposait auprès de notre mère. Flore, tel est le nom de cette pittoresque retraite, qu’il avait tant aimée, parut me sourire tristement lorsque je m’approchai. Ici le seuil ne me fut pas interdit comme au château de Servanne ; une honnête fermière vint à moi et me fit entrer avec empressement. — Tout est encore comme de son vivant ; voyez, me dit-elle, en m’introduisant dans le modeste salon de la maisonnette. En effet, je trouvai là un herbier complet réuni par mon pauvre frère. Des milliers de plantes, rangées par ordre et étiquetées, reposaient dans leurs cases de carton. Quelques livres de botanique étaient épars sur une étagère ; au-dessus d’une petite console, débris du mobilier du château de Servanne, était suspendu un tableau de famille. Du salon, je pénétrai dans la chambre de celui que je pleurais ; là ses traces étaient plus présentes encore. Je retrouvai son nécessaire de toilette sur une commode dont les tiroirs renfermaient encore ses vêtements ; sa grande pipe était encore remplie de tabac ; son fusil de chasse encore chargé ; ses pantoufles gisaient au pied de son lit.

Vaincu par l’émotion, je m’assis dans son grand fauteuil, je cachai ma tête dans mes mains ; il me semblait qu’il allait m’apparaître, me parler comme autrefois, ranimer avec moi nos souvenirs d’enfance. Ne pouvant soutenir une aussi douloureuse sensation, je quittai cette chambre trop pleine de son image, je m’élançai au dehors ; mais partout je le retrouvai à chaque pas. L’attrayante et douce passion de sa vie avait été la botanique. Il avait tenté d’élever dans son jardin une grande partie des plantes réunies dans son herbier. Quelques belles fleurs semées par lui lui avaient survécu ; elles souriaient au milieu des plates-bandes mortes et désolées. Le petit jardin, dessiné à l’anglaise, avait pour limites le torrent. Des ronces et des vignes sauvages suspendaient sur son lit un réseau de verdure ; au delà du torrent, s’échelonnait sur un coteau un verger d’oliviers et de figuiers. Je parcourus les sentiers couverts de hautes herbes de ce petit enclos encore tout parfumé des senteurs des roses d’avril ; quelques plantes rares, à demi protégées par des cloches de verre brisées, résistaient encore çà et là à l’intempérie des saisons. Je cueillis un beau cactus pourpre et quelques touffes de roses blanches. Je songeai qu’il m’aurait offert ses fleurs et ses fruits s’il avait vécu ; je pressai entre mes lèvres une grappe de raisin de ses pampres. Au bout du jardin, s’élevaient deux acacias tout fleuris qui formaient un joli bosquet ; j’y trouvai encore le pliant sur lequel mon frère s’asseyait. En cet endroit, le torrent décrit un étroit bassin où la fermière de Flore lave son linge ; je passai là plusieurs heures à rêver dans cette calme solitude qu’il avait tant aimée ; puis, reprenant ma course à travers champs, je regagnai le village ; mais, avant d’y rentrer, il me restait une solennelle et dernière visite à faire. Je me fis ouvrir la porte du cimetière, j’y restai longtemps prosternée sur la tombe de ma mère, et j’appris du fossoyeur qu’à côté de ces restes vénérés reposaient ceux de mon frère. À l’avenir, une pierre tumulaire les recouvrira ; je veux qu’ils soient respectés, je veux en retrouver la trace quand je reviendrai prier ici ; et, quand je ne serai plus moi-même, je veux qu’on puisse m’ensevelir auprès de ma mère adorée et de ce frère si cher. Revenue au village, je racontai à mes hôtes mes impressions de la journée et la scène du château. Le fils de madame Boussot, jeune médecin distingué, arrivait en ce moment d’une promenade dans les environs.

— II jouit donc de son reste, ce vilain Belge, me dit-il, après avoir entendu mon récit.

— Comment, que voulez-vous dire ?

— Mais une grande nouvelle : le château de Servanne est vendu à lord Kilgour, un riche anglais qui possède pour deux millions de propriétés dans le midi de la France ; c’est un admirateur de vos vers, madame, il est fier que vous ayez chanté Servanne, et il veut mettre le chateau à votre disposition aussitôt qu’il en sera possesseur.

Cette nouvelle me causait un sentiment de satisfaction ; enfin I’ancien château de mon père allait passer dans des mains intelligentes.

— L’acte de vente est dresse continua M. Boussot, il sera signé avant trois jours.

Le soir, à la veillée, nous parlâmes longuement de lord Kilgour ; on me raconta plusieurs traits de sa bienfaisance, qui me prouvèrent que c’était à la fois un homme de cœur et un homme d’esprit ; tout ce que je voulais de lui, c’était qu’il me laissât habiter pendant quelques jours mon château bien-aimé et pleurer en silence dans la chambre de ma mère.

Mais, trois jours après, madame, le jour même où l’acte de vente du château de Servanne devait être signé, nous apprîmes tout à coup une triste nouvelle ; lord Kilgour était mort subitement pour avoir pris imprudemment un remède violent qu’un empirique lui avait ordonné contre la fièvre d’accès.

Jeune, riche, bienfaisant, il fut pleuré dans toute la contrée, et je donnai aussi un regret sincère à cet homme généreux qui m’aurait ouvert le seuil paternel désormais fermé pour moi.

Adieu, madame, je quitte demain le village de Mouriès, qu’ai-je encore à faire ici ? Je n’ai pu que pleurer sur les tombes de ma mère et de mon frère, je pars pour Arles où un excellent parent m’attend. Votre pensée me suivra partout, partout je vous souhaiterai les joies et le bonheur que je n’ai pas.

P. S. Je vous adresse, madame, une copie d’une pièce de vers dédiée à Béranger : je l’ai écrite au village de Mouriès durant mes heures de solitude.

À BÉRANGER.
I

Lorsque, pour réveiller les âmes assoupies,
Les penseurs vont créant de grandes utopies,
Notre siècle en travail à Paris leur répond :
Il n’est pas un esprit généreux et profond

Qui ne trouve d’écho dans cette ville immense
Où l’idée a versé sa féconde semence.
Ici tout est compris, ici le peuple entend
La voix des précurseurs, et, comme eux, il attend
Un avenir meilleur ; il sent ses destinées
S’accomplir dans l’obstacle et grandir enchaînées ;
Patient, il n’a plus de soudaine fureur,
Il s’instruit et se forme à renverser l’erreur.

De ce peuple en voyant l’intelligence active,
Ceux qui l’ont éclairé pensent que l’heure arrive,
Qu’au rêve doit enfin succéder l’action.
Ils se trompent, Paris n’est pas la nation :
Sitôt qu’on est sorti de ce centre de vie
On ne rencontre plus qu’une foule asservie
Aux intérêts grossiers ; ses plus âpres travaux
N’ont pas de but moral ; les systèmes nouveaux
Épouvantent ces cœurs soumis à la routine
Et que n’éclaire plus l’étincelle divine.

Toi, poète du peuple et son fier défenseur,
De notre Liberté toi dont la Muse est sœur,
Béranger ! toi qui sais de ce peuple qui t’aime
Deviner les instincts, les vœux, l’avenir même ;

Oh ! laisse à ton esprit mon esprit s’éclairer,
Écoute, et suis mes pas qui pourraient s’égarer.

J’allais loin de Paris, l’âme remplie encore
De l’espoir généreux de l’idéale aurore
Que pour le peuple un jour on verra se lever ;
J’allais rêvant ces temps que l’on aime à rêver,
Et, le regard ému, cherchant partout le germe
Du sublime avenir que la France renferme.
Les splendeurs des cités, les monuments romains,
Ruines du passé qui parent nos chemins,
N’attiraient pas mon cœur ; le passé, tombe immense,
Ne pouvait m’éclairer sur l’ère qui commence.
Partout j’interrogeais la génération
Dans le peuple ; et d’abord l’ouvrier de Lyon,
Créature épuisée, être chétif et blême,
Se présentait à moi comme un sombre problème :
Dans la ruelle étroite et haute où jamais l’air
Ne pénètre l’été, ni le soleil l’hiver,
L’ouvrier naît, travaille et meurt dans l’indigence,
Sans que le pâle éclair de son intelligence
Lui montre qu’il a droit à des destins meilleurs.
Ce n’est que par le corps qu’il ressent les douleurs ;

À force de souffrir, son âme abâtardie
Se fondant à la chair y demeure engourdie ;
Pourvu qu’il ait chez lui du pain pour aliment,
Un lit pour reposer, un humble vêtement,
On ne désire rien dans sa pauvre famille,
Ni savoir pour le fils, ni beauté pour la fille.
Ce qui charme le cœur, l’élève, l’ennoblit,
Est un livre étranger où jamais il ne lit ;
Ne pas mourir de faim, avoir le nécessaire,
Combattre pied à pied la hideuse misère,
En triompher parfois, oh ! c’est tant de bonheur,
Qu’aspirer au delà semble impie à son cœur.
Aussi quand tout à coup dans la ville brume use
Se lève un jour d’hiver l’émeute furieuse,
Pour cri de ralliment on n’entend que ces mots :
« Du travail et du pain ! » Mais les instincts plus hauts,
La dignité de l’homme et son indépendance,
Aliment nécessaire à tout être qui pense,
L’ouvrier révolté n’y fait jamais appel ;
Ô pauvre paria, déshérité du ciel,
Qui donc, te relevant de la terre où tu broutes,
Des peuples affranchis t’enseignera les routes ?

Et mon cœur se serrait ; et du haut de ce mont,
Qui se baigne à la Saône une chapelle au front,
Je voyais à mes pieds la ville humide et noire
De ses calamités me dérouler l’histoire.
Implacables fléaux, dans ces sombres réduits
Les fleuves débordés hier se sont introduits ;
Aujourd’hui la misère est là toujours pressante,
Elle excite au labeur la ville gémissante,
Torture l’ouvrier, et le condamne enfin
À mourir lentement de travail ou de faim.

Quand la nécessité plie et brise ces âmes,
Comment leur demander de généreuses flammes ?
Esclave du besoin, quand la chair dépérit,
Quel espoir aurait-on d’émanciper l’esprit ?
Cherchons ailleurs ; Lyon n’est pas toute la France ;
Partons, éloignons-nous de ce lieu de souffrance,
Où l’œil du voyageur ne saurait s’arrêter
Sans qu’un peuple expirant vienne l’épouvanter.

II


La rapide vapeur sur le Rhône m’entraîne
Aux champs de la Provence où la nature est reine,

Où le ciel bienfaisant semble, sous ses rayons,
De la pauvreté même embellir les haillons ;
Là, la terre pour tous se sème et se moissonne ;
La vie est pour le peuple insouciante et bonne,
La chaleur, la lumière, ont pour lui des douceurs ;
Il recueille le fruit de faciles labeurs,
Et, sans trop de fatigue, enfin il peut connaître,
Au déclin de ses ans, le charme du bien-être.
Mais cet heureux climat où l’olivier fleurit
Développe le corps sans élever l’esprit ;
Le vœu du travailleur qui cultive la terre
Ne va pas au delà d’être propriétaire ;
Avoir pour sa famille et lui sa part du sol,
De son ambition c’est là le plus haut vol.
Du désir d’acquérir incessamment nourrie,
Son âme ne sent point l’amour de la patrie ;
Les intérêts de tous cèdent devant le sien,
Il n’a pas les vertus qui font le citoyen !
Fils de la grande armée, à peine s’il tressaille
Quand nous sommes vainqueurs sur un champ de bataille !
Mais de la dignité de l’homme et de ses droits
Rien ne pénètre encor dans ces cerveaux étroits !

Le gain, la seule ardeur qui toujours les anime,
Dérobe à leur regard tout horizon sublime ;
D’un vulgaire égoïsme ils ont les passions
Ils n’ont pas ce qui fait les grandes nations.
Aussi, quoique doués d’une bonté native
L’élan manque à leur vie aride et positive ;
L’ardente charité, ce lien généreux
Unissant l’homme à l’homme, est ignoré par eux ;
Ils donnent, mais jamais une tendre parole,
Un mot profond du cœur qui touche et qui console,
N’accompagne leurs dons ; ils donnent par devoir
Et c’est ainsi qu’ils ont la foi, sans concevoir
Ni la grandeur de Dieu, ni sa bonté suprême.
Au prêtre ils sont croyants beaucoup plus qu’à Dieu même
Du culte extérieur ils observent la loi
Mais l’idéal divin est absent de leur foi.
Dans ces cœurs enchaînés à l’inerte matière
Qui donc fera jamais descendre la lumière ?

III


Par le calme des champs ce peuple est endormi,
Les hommes isolés ne sentent qu’à demi,

Il leur faut la cité. Sur cette même rive,
Marseille, caches-tu dans ton enceinte active
Un peuple qui, semblable aux vagues de la mer,
Heureux sous ton beau ciel s’agite libre et fier ?
Comprend-il l’avenir qui sera sa conquête ?
Sent-il, intelligent, fermenter dans sa tête
Tous ces nobles instincts, tous ces généreux cris
Que répandent au loin ses frères de Paris ?
Non, ce peuple qui plaît par sa rude franchise,
Liberté te repousse, et ne t’a pas comprise ;
Son intérêt grossier par ton règne blessé
Lui fait aveuglément regretter le passé ;
Il voudrait à l’exil redemander des maîtres
Rois par le droit divin et rois par leurs ancêtres,
Et quand le monde entier pressent la Liberté,
Pour culte il garde encor la légitimité 1

IV


Peut-être nous faut-il des passions rivales
Pour raviver en nous les croyances morales ?
Peut-être par la paix les esprits amollis
Se retrempent au choc des plus ardents conflits ?

Nîmes, dans ton enceinte où le sang fume encore,
Un de ces deux partis que la haine dévore
Peut-être cache-t-il l’esprit de vérité
Pour lequel en tous temps combat l’humanité ?
Non ! c’est l’étroit esprit de Rome ou de Genève
Qui les a désunis et les arme du glaive ;
Entre eux et l’Évangile il n’est plus de liens ;
Papistes, protestants, ils ne sont pas chrétiens.
L’aveuglement les pousse à la guerre civile,
Ils s’égorgent encor dans les murs d’une ville ;
Le monde marche en vain et leur dit de s’unir,
Pour eux leur vieille haine est toujours l’avenir !

V


Ô maître, qu’espérer ! Ici, c’est la misère
Qui tient encor le peuple écrasé sous sa serre ;
Là, dans son ignorance, à sa chaîne obstiné,
Il combat les destins pour lesquels il est né ;
Ces hommes animés de passions contraires,
Comment les réunir, comment les rendre frères ?
Et de tant de débris de superstition
Comment constituer la grande nation ?

Tandis que je parlais, je voyais dans la tête
Du choc de tes pensers s’agiter la tempête,
Et lorsque quelques mots lumineux t’échappaient,
Comme venus d’en haut, poète, ils me frappaient.
Tu m’as dit : « Tous ces maux ont de vieilles racines,
» D’un monde qui n’est plus nous portons les ruines,
» Notre âge où la raison verse un souffle divin
» Des siècles corrompus conserve le levain.
» Ce peuple dont l’aspect attriste et décourage
» Des fers garda l’empreinte en sortant d’esclavage ;
» Par ses maîtres longtemps à servir façonné,
» Libre, il redoute encor ceux qui l’ont enchaîné ;
» Oubliant que lui seul est la force vivante,
» L’ombre des pouvoirs morts l’abuse et l’épouvante ;
» À ces débris croulants il tremble de toucher,
» Et sans lisière encore il n’ose pas marcher.

» La faute en est à ceux qui font ses destinées :
» Nous voyons, remontant le courant des années,
» Au passé tout pouvoir essayer de s’unir,
» Méconnaître son siècle et craindre l’avenir.
» Et comme cependant nulle force n’enchaîne
» L’essor libre et hardi de la pensée humaine,

» Pour rendre à tout progrès le peuple indifférent,
» On corrompt les instincts, on le laisse ignorant ;
» Lui dérobant les biens qui changeraient son être,
» Dans le lucre on l’enseigne à chercher le bien-être.
» Toute route est fermée au pauvre intelligent,
» Pour conduire aux grandeurs il n’est qu’un Dieu : l’argent !
» Il faudrait désormais des plus hautes carrières
» Aplanir le chemin, répandre les lumières,
» Avant qu’il soit commis mettre un obstacle au mal,
» À tout être égaré rendre le sens moral ;
» Lorsque parmi le peuple un grand cœur se révèle,
» Lui faire aimer la France et l’élever pour elle,
» Et dans tous ces esprits que l’égoïsme abat
» Tuer l’amour de soi par l’amour de l’état ;
» Il faudrait… »

    Mais ma voix traduit mal ta pensée,
D’un langage vivant c’est l’image effacée ;
Toi qu’adore le peuple et qu’il sait écouter,
Dans nos jours douloureux pourquoi ne plus chanter ?
Ces grandes vérités promises à la terre
Puisque tu les pressens, tu ne dois pas les taire ;

Tous ces cœurs désunis, tous ces esprits divers,
Tu peux les rallier au charme de tes vers ;
Et si de notre siècle enfin tu désespères,
Pense aux temps à venir comme l’ont fait nos pères.
La vie est si rapide et le trépas si prompt,
Poète, il faut chanter pour ceux qui nous suivront.

  1. Cette lettre, adressée à madame Dupin, n’a pu être lue par elle. Madame Dupin a succombé il y a plusieurs mois à une longue et douloureuse maladie. Nous donnons ici quelques pages que nous publiâmes alors, sur cette femme distinguée, dans la Revue de Paris, du 5 février 1843 :
    « Il y a quelques jours, la porte d’une maison de la rue d’Enfer était tendue de noir. On descendit un cercueil d’un quatrième étage, il fut déposé dans un simple corbillard drapé de blanc, et une vingtaine de personnes l’accompagnèrent au cimetière du Montparnasse. Parmi elles, on remarquait M. Ballanche, M. Geoffroy-Saint-Hilaire, M. de Salvandy, M. Sainte-Beuve, et le fils de M. de Senancour qui était là pour remplacer son père aveugle et infirme. Celle que ces hommes éminents accompagnaient à la terre qui doit nous recouvrir tous était madame Dupin, une des femmes auteurs qui se sont le plus distinguées dans la littérature contemporaine. Ce n’était pas seulement l’esprit qu’on honorait en elle, c’était surtout un noble caractère éprouvé à toutes les angoisses de la mauvaise fortune. La vie courte et douloureuse de madame Dupin avait passé respectée et soutenue par les précieuses amitiés qui lui survivaient.
    » Femme d’un libraire de Lyon qui avait fait de mauvaises affaires, madame Dupin vint à Paris avec son mari et ses enfants. M. Dupin, ancien soldat, obtint d’être placé aux Invalides, et la courageuse mère resta l’unique appui de trois filles, dont l’aînée n’avait pas alors douze ans. Que faire pour soutenir ces jeunes vies ! quel honnête et calme métier trouvera-t-elle qui puisse à la fois lui permettre de s’occuper de l’éducation de ses enfants et de subvenir à leurs besoins ? Madame Dupin avait aimé la littérature comme une puissante distraction ; elle songea à la cultiver comme un moyen d’existence. Et ici nous demanderons à de certains écrivains qui croient fort piquant et de très bon goût de tourner en ridicule les femmes de lettres, quels que soient d’ailleurs leur talent et le respect que devrait inspirer leur position, nous demanderons à ces petits messieurs, qui traitent de bas bleu toute femme qui tient une plume, l’état qu’ils conseilleraient à leur mère ou à leur sœur si elles étaient frappées par la mauvaise fortune. Ils avaient la liberté du choix entre plusieurs carrières, eux, qui écrivent si lestement un pamphlet ou un feuilleton ; les armes, la marine, l’industrie, étaient autant de professions qu’ils pouvaient embrasser ; mais, pour des femmes, quel parti prendre, sinon de mettre à profit dans la retraite la culture de leur esprit ? Ce qu’il y a de plaisant, c’est que ces courageux pourfendeurs des intelligences féminines s’imaginent marcher sur les traces de lord Byron et de Molière. Les femmes que lord Byron a raillées sous le nom de bas bleus étaient quelques vieilles pairesses d’Angleterre très opulentes, et qui ne demandaient pas aux lettres le pain de chaque jour. Quant aux précieuses et aux femmes savantes de Molière, issues du brillant hôtel de Rambouillet, elles étaient de la même famille que ces insolents et prétentieux marquis que Louis XIV désignait lui-même à la verve satirique de son grand poète. Molière raillait le ridicule heureux, mais il n’aurait pas raillé le malheur uni à l’intelligence ; qui sait même, s’il revivait de nos jours, ce bon et sublime génie, s’il ne protégerait pas de ses conseils et de son talent ces femmes éclairées et courageuses qui demandent à la littérature un peu d’or pour leurs enfants, un peu de gloire pour prix de leurs talents ? Il dirait d’elles ce qu’il disait de sa troupe : « Ces braves gens ont besoin de moi, ce sont mes enfants. »
    » Lorsque madame Dupin commença à écrire, la révolution de 1830 venait d’éclater ; les idées politiques préoccupaient tous les esprits. C’était une époque peu favorable pour se faire une réputation littéraire ; et, sans un nom cité, comment gagner un peu d’argent ? Que de chagrins, que de luttes eut à supporter ce noble esprit ! à combien de travaux infimes elle descendit pour recueillir péniblement, jour par jour, le prix de la nourriture de ses trois filles et du loyer de l’appartement modeste qui les abritait ! Elle écrivit des contes d’enfants, des abrégés historiques, une mythologie dramatique qui eut un véritable succès et qui fut adoptée par la maison royale de Saint-Denis. À combien de portes de libraires elle dut frapper ! et, certes, il lui fallut un grand courage pour affronter les dédains ou l’ignorance de ces messieurs. Que de fois la pauvre mère dut répéter avec amertume les trois vers de Dante :

        Tu proverai siccome sa di sale

        Lo pane altrui, e com’è duro calle
        Lo scendere e’l salir per l’altrui scale.


    Tu sauras combien le pain d’autrui a d’amertume, et combien il est dur de monter et de descendre un escalier étranger.


    Mais elle était soutenue par la pensée de ses enfants, par ce sentiment maternel, le plus puissant, le plus passionné, le plus durable que Dieu mette en nous. Lorsque le nom de madame Dupin commença à être connu, elle s’essaya dans le roman : son ardente imagination l’y portait. Elle a publié eu ce genre trois ouvrages qui ont eu du succès : Marguerite, Cydonie et Comment tout finit. Ou trouve dans ce dernier livre une nouvelle fort remarquable, qui a pour titre : les Joies de Henri VIII. Peut-être on pourrait reprocher à ces ouvrages quelques exagérations de sentiment et un abus de la phraséologie d’une certaine école. Peut-être encore madame Dupin avait trop constamment souffert pour bien écrire le roman ; il faut avoir eu dans sa vie quelques phases heureuses, quelques lueurs de bonheur, pour peindre avec vérité certaines illusions.
    » Dès ses débuts littéraires, madame Dupin avait été accueillie par madame Récamier, par cette femme qui a le génie de la bonté et de la grâce. Dans ce salon d’où sont sortis tant de brillantes réputations, tant de modèles d’esprit et de goût, madame Dupin put contempler chaque jour la majestueuse figure de M. de Chateaubriand, de ce génie reconnu et consacré de son vivant, comme ne le sont d’ordinaire que les grands hommes des siècles passés. Un tel contact contribua puissamment à élever sa pensée et à former son style. Elle fit dès lors des études sérieuses. Un grand article sur Schiller, publié par l’Encyclopédie nouvelle, et une appréciation d’Alfieri, qui parut dans la Revue de Paris, révélèrent tout à coup en elle un esprit d’analyse plein de portée et une rare vigueur de style. Que de veilles elle passa à se former ainsi ! quelle lutte à la fois intéressante et douloureuse entre la nécessité de travailler vite et le désir de se perfectionner ! Le travail assidu, les privations, le chagrin, minaient lentement sa santé ; mais une autre vie dépérissait auprès de la sienne ; pouvait-elle penser à elle ? Sa fille aînée, belle, intelligente, et qui l’aidait déjà dans ses travaux, mourut à quinze ans d’une maladie de langueur. Alors la pauvre mère fut frappée au cœur ; elle, jusqu’à présent si pleine de force et de bon vouloir, elle perdit tout à coup toute énergie morale ; elle oublia presque, durant un temps, les deux enfants qui lui restaient ; elle avait perdu la plus chère, celle du moins qui savait la comprendre et la soutenir. Avec une telle douleur dans l’âme, comment travailler, comment songer à vivre ? Un homme généreux lui vint en aide. M. de Salvandy, alors ministre de l’instruction publique, lui accorda une pension. Que de fois elle m’a raconté avec larmes la bonté empressée et la touchante délicatesse qu’il mit à la secourir ! Le jour où elle reçut l’ordonnance de la pension, elle dit à ses enfants de mettre chaque soir dans leur prière le nom de leur bienfaiteur. « Sans lui, ajouta-t-elle simplement, vous manquiez de pain, car je n’avais plus de courage pour vous en gagner. »
    » Quoique à jamais brisée, cette âme triste et fière fut relevée par le sentiment du devoir. Cette dernière douleur, qui effaçait toutes les autres, donna à son talent un ressort de plus. Elle se remit au travail, et tous les écrits qui sortirent dès lors de sa plume furent empreints d’un sentiment grave et réfléchi qui la rendait propre à pénétrer et à analyser avec une véritable supériorité les passions humaines mises en scène par les grands poètes. Attachée à la rédaction de l’Artiste, de la Revue du XIXe siècle et de la Revue de Paris, madame Dupin publia tour à tour, dans ces diverses feuilles, un grand nombre de nouvelles et d’articles bibliographiques. Elle donna, dans la Revue de Paris, une série de poètes italiens qui, réunis en un volume, offriraient des sujets d’étude intéressants. À Alfieri succéda Manzoni, puis Métastase, puis Monti, qu’elle écrivit sur son lit de mort ; Ugo Foscolo, qu’elle avait commencé, est resté inachevé.
    » Après la perte de sa fille, madame Dupin avait voulu se raidir, mais le coup était mortel. Elle continuait sa carrière, elle accomplissait ses devoirs ; loin de fuir sa douleur, elle vivait avec elle. Elle couchait dans la chambre où son enfant était morte. Souvent, assise auprès de sa fenêtre qui dominait les vastes jardins qui s’étendent derrière la rue d’Enfer, elle me disait : « Ma fille aimait à reposer les yeux sur ces grands arbres, sur ce clocher de la vieille église Saint-Jacques dont l’horloge remplaçait pour elle la pendule qui nous manquait, sur ce beau dôme du Val-de-Grâce ; comme elle, j’aime cette perspective, je mourrai en la regardant. » Un jour, comme je voulais la distraire de ces tristes pensées, elle me dit tout à coup : « Vous voyez ce dôme du Val-de-Grâce ; c’est là qu’Anne d’Autriche venait prier ; lorsque la mère de Louis XIV s’enfermait durant des semaines entières avec d’humbles religieuses pour implorer Dieu, elle était atteinte d’un mal horrible, d’un mal que madame de Motteville nous décrit avec des détails qui font frémir ; eh bien ! ce mal, j’en porte le germe, j’en mourrai.» » Elle disait vrai ; une vie d’indigence et de labeur avait appauvri et consumé son sang et développé un cancer. Ce fut avec un courage héroïque qu’elle supporta l’opération. On lui avait donné quelque espérance, elle devait essayer à vivre pour ses enfants. Durant deux ou trois mois, elle crut à une guérison, elle se remit au travail, mais le mal revint, et son agonie fut cruelle, elle dura près d’un an ; alors cette âme délicate et fière se vit tout à coup entourée des plus hautes et des plus glorieuses sympathies. La reine, cette mère auguste si cruellement frappée, elle aussi, dans ses deux enfants bien-aimés, la reine comprit la douleur de cette autre pauvre mère qui allait mourir. Elle assura le sort de sa fille cadette qu’elle plaça dans une pension. M. Villemain fut bon et généreux pour elle, comme l’avait été M. de Salvandy. Madame Récamier venait chaque jour lui apporter ses douces et pénétrantes consolations. Mesdames Augustin Thierry, Geoffroi-Saint-Hilaire, Desbordes-Valmore, Amable Tastu, ne l’ont pas quittée dans ses derniers jours.
    » Elle me disait deux semaines avant sa mort : « Il m’est presque doux de souffrir et de mourir. Je n’ai bien compris que dans ces derniers temps combien l’humanité est bonne et compatissante. Ceux qui m’ont aimée n’abandonneront pas mes enfants. »
    » Ainsi elle a fini dans d’affreuses douleurs physiques, mais entourée de toutes les consolations morales qui peuvent soutenir l’âme dans ce terrible moment.
    » Madame Dupin avait à peine quarante ans.»

  2. Nom provençal d’une grande ferme.
  3. Voir au palais des Beaux-Arts.
  4. L’enceinte du temple de Diane est une espèce de musée où l’on a ressemblé des torses de statues, des tronçons de colonnes, des fragments de chapiteaux, etc.
  5. Île du Rhône, voisine d’Arles, peuplée de chevaux et de taureaux sauvages.