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Deux poëmes couronnés/01/09

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P.-G. Delisle (p. 85-96).


IX

UNE ÎLE

 Comme un athlète heureux qui remporte la palme,
Le navire s’arrête au fond d’une anse calme
Que le rivage ceint de ses bras arrondis.
Dans les flots de cristal les arbres reverdis
Se plaisent à mirer leur grande et sombre image.
Et d’agiles oiseaux au chatoyant plumage

Ornent comme des fleurs les feuillages touffus ;
Et du fond des forêts des chants gais et confus
S’élèvent tout à coup pour saluer les hôtes
Que le ciel a conduits sur ces lointaines côtes.

 Les marins agités d’indicibles transports
Descendent cependant sur ces sauvages bords.
Tourmentés par la crainte et par l’inquiétude,
Leur cœur s’ouvre à la joie en cette solitude
Où l’orgueilleuse mer vient humblement mourir.
Ils foulent le gazon ; se plaisent à courir
Sous le dôme ondoyant des arbres séculaires ;
Réveillent les échos de ces lieux solitaires
Par leurs cris d’allégresse et leurs couplets joyeux ;
S’enivrent du parfum des arbres résineux ;
Escaladent les rocs ; montent dans les feuillages
Comme ils montent sur l’eau dans leurs tremblants cordages.


 Ainsi jusques au soir, d’un pied souple et léger,
Ils parcourent gaîment le rivage étranger :
Mais quand l’oiseau des nuits s’enfuit de sa cellule,
Quand aux cimes des pins tremble le crépuscule,
À la voix de Cartier, sur le pont du vaisseau
Avec empressement tous montent de nouveau ;
Puis ensemble à genoux, ils élèvent leur âme
Vers celui qu’en tout lieu la nature proclame ;
Et cette mer tranquille, et ces immenses bois
Entendent louer Dieu pour la première fois !
Pour leurs frères aimés que les vents dispersèrent
Avec ferveur et foi les matelots prièrent.

 Deux hommes, par leur geste et sur leurs fronts cuivrés,
Laissent voir le bonheur dont ils sont enivrés
À l’aspect imprévu de la rive déserte.
Leur âme si longtemps froide, insensible, inerte,

A retrouvé la vie et repris sa gaîté,
À leurs esprits ardents sourit la liberté,
Pareils à deux oiseaux dont la prison s’entr’ouvre.
Ils prendront leur essor vers le bois qui recouvre
La cabane où jadis ils virent de beaux jours,
Les os de leurs aïeux et leurs tendres amours.

 Le lendemain matin, au lever de l’aurore.
Quand la grive chanta sa cantate sonore,
Quand la fleur entr’ouvrit son calice odorant,
Et que l’onde effleura le sable en murmurant,
Cartier et ses marins revinrent aux rivages
Amenant avec eux les deux captifs sauvages.

 Ils marchèrent longtemps, tantôt au bord des eaux,
Tantôt sur les rocs nus ou sur les verts coteaux,

Cherchant où s’étendait cette terre fertile.
Ils purent voir enfin qu’elle n’était qu’une île
que la mer étreignait dans ses bras palpitants,
Mais au nord, au midi, du sein des mers sereines,
Ils virent s’élever d’autres terres lointaines.
Et pendant qu’ils marchaient dans les épais taillis,
Les oiseaux effrayés s’élançant de leurs nids
Faisaient vibrer les bois de leurs notes stridentes.
Et les deux Indiens dans leurs âmes ardentes.
Éprouvaient le besoin de s’envoler comme eux.

 Domagaya pourtant, sous les bois ténébreux,
Poursuit, armé d’un arc qu’il fit d’un jeune frêne,
Un oiseau gigantesque au plumage d’ébène.
Il est bien loin déjà : ses compagnons surpris
Jettent pour l’appeler, tour à tour, de vains cris.
II court comme un chevreuil sur le tapis de mousse :

La liberté jamais ne lui parut plus douce.
Au sommet élevé d’un odorant sapin,
Fatigué d’un long vol, l’oiseau s’arrête enfin
Croyant avoir vaincu le chasseur insensible.
Domagaya joyeux, bande son arc flexible
Et s’apprête à percer l’oiseau trop confiant.
Mais il a tardé trop. Une flèche en criant
De l’arbre chevelu perce l’altière cime,
Et d’un autre chasseur l’oiseau tombe victime.
Le sauvage étonné ne sait plus que penser :
L’espérance et la peur l’empêchent d’avancer.
Est-ce un enfant des bois qui vient à sa rencontre,
Ou le bon manitou qui devant lui se montre
Pour le sauver enfin des entraves des Blancs ?
Des pas froissent le sol sous les arbres tremblants ;
Le feuillage s’écarte et le rameau s’incline,
Et soudain apparaît une forme divine.
Un sentiment d’effroi saisit Domagaya :

Il reconnaît pourtant la jeune Naïa :
Mais il ne peut encor lui dire une parole.
Jusqu’au pied du sapin la chasseresse vole
Fit va saisir l’oiseau que sa flèche a percé.
Elle aperçoit alors contre un arbre adossé
L’homme que pour époux a choisi sa tendresse :
Elle lui tend les bras, jette un cri, puis s’affaisse !
Mais l’amant auprès d’elle à genoux s’est jeté :
Il soulève son front brillant de pureté,
Et pour la réchauffer tient sa main refroidie.
Une tendre parole à son âme engourdie
Rend insensiblement la force et la vigueur !
Elle ouvre ses grands yeux tout remplis de langueur :
— « Ô toi qui m’apparais sous ce désert feuillage
« Es-tu Domagaya l’amour de mon jeune âge ? »
Dit-elle, en essuyant les larmes de ses yeux,
« Ou bien es-tu, dis-moi, son esprit soucieux
« Qui vient du champ des morts soutenir mon courage ?

 « Les Blancs t’ont-ils chez-eux fait subir quelqu’outrage ?
« Et les vieillards sensés n’ont-ils donc pas eu tort
« De me dire traîtresse et d’exiger ma mort ? »
— « Naïa, que dis-tu ? Que dis-tu, mon amie ?
« Je suis Domagaya plein d’amour et de vie !
« Les guerriers de l’Aurore ont un cœur généreux :
« À travers le grand lac je reviens avec eux.
« Le vent nous a jetés sur cette petite île :
« Notre vaisseau là-bas, dort sur l’onde tranquille.
« Mais toi, dis-moi comment tu te trouves ici,
« Comment tu fus traîtresse et condamnée aussi.
— « Non ! non ! ta Naïa ne fut point insensée !
« Son crime n’existait qu’au fond de la pensée
« De ces vieillards pervers qui désiraient du sang !
« Asseyons-nous plus loin, au bord de cet étang ;
« Je vais en quelques mots te dire mes misères. »
Tous deux s’étant assis sur les molles fougères,
Auprès des flots d’azur d’un petit lac dormant,

Elle fit ce récit à son fidèle amant :
— « Quand des Blancs le navire eut laissé notre plage,
« Un sombre désespoir, une bouillante rage
« S’emparèrent du cœur de ton père attristé.
« Il accusa longtemps les Blancs de cruauté,
« Et demanda les fils ravis à sa tendresse.
« Un perfide jongleur, plein de haine et d’adresse
« Lui dit de se venger en renversant la croix.
« Le conseil des vieillards l’aurait voulu je crois :
« Mais j’arrive soudain pendant qu’on délibère :
« J’avais du Dieu des Blancs vu l’adorable mère ;
« Au pied de la croix même elle m’avait parlé.
« Je redis son discours au grand chef désolé :
« Il sentit se calmer son courroux et ses peines :
« La croix resta debout au milieu de nos plaines.
« Mais en vain notre chef, dans les pleurs nuit et jour,
« De ses fils bien aimés attendit le retour.
« Le jongleur nourrissant une haine farouche

 « Se plut à me souiller du venin de sa bouche.
« Il me traqua partout, jusqu’au fond des forêts ;
« Pour me perdre il forma mille infâmes projets.
« Il m’accusa d’avoir par des bruits ridicules,
« Surpris la bonne foi des vieillards trop crédules.
« Et ceux-ci s’indignant de ma témérité,
« Et d’avoir devant moi manqué de fermeté,
« Crurent couvrir leur honte et servir la justice
« En me faisant du feu subir l’affreux supplice.
« J’étais-là dépouillée et liée au poteau,
« À l’heure où le soleil derrière le coteau
« Semble se reposer dans un lit de feuillage.
« Autour de moi pleuraient, les femmes du village.
« Mais le jongleur riait ; et son rire moqueur
« Comme un trait acéré me déchirait le cœur.
« Pour narguer mes bourreaux à cette heure terrible
« Je n’aurais pas chanté d’un ton calme et paisible ;
« Mais j’étais innocente, et je mourais sans peur.

« Un instant s’éloigna le barbare jongleur ;
« Il revint brandissant une torche enflammée :
« Il me sourit encore ! et soudain la fumée
« Fit monter jusqu’au ciel ses épais tourbillons,
« Et je sentis du feu les cuisants aiguillons,
« Mais tout à coup que vois-je au milieu de la flamme ?
« Un esprit merveilleux ! une brillante femme !
« Le même que je vis devant la haute croix !
« Elle défait mes nœuds de ses flexibles doigts,
« Baise mon pâle front et me dit à l’oreille :
« Naïa, sauve-toi, sur tes jours moi je veille ! »
« Et je ne sais comment malgré les javelots,
« Je franchis le village et courus près des flots :
« Mais j’éprouvais alors une étonnante force ;
« Je pris mon aviron et mon canot d’écorce,
« Et je voguai sans peur sur les flots périlleux
« Jusqu’au jour où le vent me poussa vers ces lieux. »


 Ainsi parla longtemps la jeune fugitive.
Prêtant à son récit une oreille attentive,
Domagaya, muet, la regardait toujours.
— « Ô Naïa ! dit-il, Naïa, mes amours,
« Retournons maintenant au pays de nos pères !
« Je les écraserai ces langues de vipères
« Qui sur toi n’ont pas craint d’appeler tant de maux !
« Le jongleur maudira ses desseins infernaux.
« Comme l’iniquité la justice a son heure !
« Mon père en revoyant les deux enfants qu’il pleure
« Saura qu’à des méchants il a donné sa foi.
« Il se repentira d’avoir douté de toi.
« Voguons dans ton canot ! voguons, ô mon amie !
« Mon frère nous suivra sur la mer endormie.