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Deux poëmes couronnés/01/10

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P.-G. Delisle (p. 97-106).


X

LE SIGNAL

 Au fond de l’Occident le soleil descendait,
Et l’ombre de la nuit à l’Orient montait,
Comme on voit dans un cœur s’affaisser l’espérance
Et monter tout à coup une sombre souffrance.
Après avoir marché dans l’île tout le jour,
Sur le bord de la mer les marins de retour,

Entassaient des rameaux pour les livrer aux flammes
Quand le voile des nuits s’étendrait sur les lames.
Et faire aux deux vaisseaux peut-être errants encor
Un signal qui pourrait diriger leur essor
Vers la tranquille baie où la bonté divine
Avait, malgré l’enfer, guidé la Grande-Hermine.

 Sur le sable où le flot courait avec lenteur
Cartier se promenait, méditant dans son cœur
Les desseins du Très-Haut et sa magnificence ;
Et débordant d’amour et de reconnaissance
Son esprit droit et pur montait vers le Seigneur,
Comme vers le soleil une molle vapeur.

 Cependant ses regards avec inquiétude
Interrogeaient souvent la vaste solitude.

Le chasseur Indien n’était pas revenu.
S’était-il égaré dans le bois inconnu ?
Ou sentant tout à coup ses tiers instincts renaître,
S’était-il échappé pour ne pas reparaître ?
Pendant que ces pensers occupaient ses esprits,
Sur un rocher couvert de sapins rabougris
Cartier vit s’élancer deux rapides fantômes.
Comme un mulot rusé se cache dans les chaumes,
Il les vit se cacher au plus épais des bois,
Et là les entendit contrefaire trois fois,
Toujours en élevant leur voix imitative.
Du lugubre hibou la voix morne et plaintive.
Surpris, vers les marins il accourt promptement,
Mais il les trouve aussi remplis d’étonnement.
À l’instant où les voix s’élevant des ténèbres,
Avaient fait trembler l’air de leurs trois cris funèbres.
Taiguragny, pensif, avait bondi soudain,
Et s’était vers les bois élancé comme un daim.

Mais ses pieds n’avaient plus leur souplesse première ;
Un marin le saisit avant que la bruyère
Lui donnât dans son ombre un asile certain :
Et tenant son front pâle appuyé sur sa main,
Il était maintenant assis au pied d’un arbre,
Immobile et muet comme un buste de marbre.
— « Ces endroits, dit Cartier, ne sont donc pas déserts ;
« Nous les explorerons en mille sens divers
« Sitôt qu’à l’horizon l’on verra l’aube poindre.
« Domagaya nous fuit, il faudra le rejoindre
« Mais brûlons ces rameaux que l’on vient d’entamer ;
« Dans le sommeil ensuite allons nous délasser. »

 Alors un des marins en frappant une pierre
Fit jaillir avec bruit une vive lumière :
L’étincelle mordit les rameaux résineux :
La fumée éleva ses orbes onduleux

Comme un voile flottant dans l’air chaud et limpide,
Un gai pétillement, un craquement rapide
Se mêlèrent alors aux cris des matelots.
À leurs éclats de rire, à leurs joyeux propos.
Bientôt tout fut en feu. De ses flèches aiguës
La flamme en bourdonnant semblait percer les nues
Un rideau ténébreux dérobait les forêts ;
Et du vaste brasier les ondoyants reflets
Luisaient d’un vif éclat au loin sur l’onde amère.
Comme le souvenir d’une joie éphémère
Vient luire quelque fois sur notre pauvre cœur
Quand il est recouvert d’un voile de douleur.

 La flamme cependant s’était bien vite éteinte.
Et la mer n’avait plus sa lumineuse teinte.
Monté sur son vaisseau, l’aventureux marin
Reposait ses esprits dans un sommeil serein.

Aussitôt que l’aurore au monde vint sourire,
Le Commandant monta sur le pont du navire,
Et longtemps sur la mer promena son regard.
Alors les matelots, honteux d’être en retard,
Laissèrent leurs hamacs et leurs aimables rêves.
Le vent soufflait du large, et l’onde sur les grèves.
Jetait sa blanche écume avec de vagues bruits,
Pendant qu’au ciel montaient les frais brouillards des nuits.

 Tout-à-coup, rasant l’île, une frêle pirogue,
Sur les flots écumeux se précipite et vogue.
Elle laisse la rive et vient vers le vaisseau :
Chaque coup d’aviron la fait bondir sur l’eau.
Cartier a reconnu l’Indien qui la guide.
C’est bien Domagaya dont la ruse perfide,
Faillit avoir la veille un étrange succès,
il rame avec vigueur ; il est déjà tout près.

Taiguragny surpris ne sait par quel mystère
Dans un canot d’écorce il voit voguer son frère.
Cependant il arrive, amarre son canot,
Et sur le bâtiment il paraît aussitôt.
Il jette sur son frère un regard de reproche
Et vers le Commandant humblement il s’approche :
— « Noble Seigneur, dit-il, tu vois que l’Indien
« Ne devient pas ingrat quand on lui fait du bien.
« J’aurais pu me cacher dans de secrets repaires
« Et voler cette nuit au pays de mes pères ;
« Mais de bons soins toujours tu m’as environné
« Et je vais pour cela jusqu’à Stadaconé.
« À travers les écueils diriger ton navire.
« Mais il est dans cette île, enfin je dois le dire,
« Une femme que j’aime et qu’il faut emmener.
« Des méchants à la mort ont pu la condamner.
« Son amour pour la croix fut son unique crime :
« Des ennemis des Blancs elle fut la victime.

« Un esprit de ton ciel l’a ravie au bûcher,
« Et dans ces bois déserts elle vint se cacher.
« Si nous hi délaissions en ce lieu solitaire
« Elle mourrait bien tôt de peine et de misère.
« Au ciel du Canada qu’elle vienne avec nous,
« Et que ta charité lui fasse un sort plus doux. »

 Cartier, tout étonné de ce noble langage.
Ivresse contre son cœur la main du bon sauvage.
sait que l’Indien avec habileté
Peut donner au mensonge un air de vérité,
Et que d’autres motifs en empêchant sa fuite,
Ont pu déterminer cette noble conduite ;
Cependant il se plaît à croire ses discours
Et veut que sans retard l’on prête du secours
À cette enfant des bois que poursuit l’injustice.
Par son ordre aussitôt une chaloupe glisse

Vers la rive déserte où l’humble fille attend ;
Domagaya, ravi, la conduit en chantant.

 Qu’il est plaisant et frais le souffle de la brise !
Vers les récifs lointains comme l’onde se brise !
Qu’ils sont gais dans leur vol les oiseaux de la mer !
Qu’elle est forte la voix de l’océan amer !
Est-ce une aile, là-bas, qui s’ouvre et se balance ?
Est-ce un immense oiseau qui sur l’onde s’élance ?
Cartier, quel éclair s’échappe de tes yeux !
Quel doux étonnement, quel espoir radieux
Font tressaillir ton cœur comme un bronze qu’on frappe !
Que portent donc les flots sur leur mouvante nappe ?
Ce n’est point un brouillard qui s’élève éclatant !
Ce n’est point un oiseau qui vient en s’ébattant !
Une voile ! une voile ! Ô Dieu ! c’est une voile !
Puis une autre la suit comme au ciel une étoile

Suit de près dans l’azur l’astre aux rayons sereins !
Elle approche ! elle approche ! Et déjà les marin
Du rivage de l’île au loin l’ont aperçue ;
Leur immense clameur monte jusqu’à la nue
Et du rocher sonore éveille les échos :
Et sur le bâtiment les autres matelots
Répondent à ces cris par d’autres cris de joie !
À la cime des mâts le pavillon ondoie !
C’est une belle fête ! et les coquets vaisseaux
Paraissent de plaisir s’agiter sur les eaux !
Les voilà ! les voilà ces navires rapides
Avec leurs ponts couverts de marins intrépides.
Leurs flancs tout écumeux, leurs agrès mutilés !
Sous quels cieux, sur quels flots étaient-ils donc allés ?
Quel astre les conduit vers cet heureux rivage ?
Quel pouvoir les sauva des fureurs de l’orage ?…
L’ancre tombe soudain^ dans les flot » orgueilleux ;
Un cantique d’amour s’élève jusqu’aux cieux !