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Deux poëmes couronnés/01/15

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P.-G. Delisle (p. 139-142).


XV

STADACONÉ

 Cependant sur les bords la montante marée
Faisait flotter déjà la chaloupe amarrée.
La brise fraîchissait ; et le fleuve gonflé,
Se berçant comme au vent se berce un champ de blé,
Paraissait de nouveau remonter vers sa source.
Il fallut s’embarquer. Les vaisseaux dans leur course

Rasèrent bien longtemps avec rapidité
Un rivage dont rien n’égalait la beauté.
Les sauvages, debout sur le pont du navire,
Jetaient sur cette rive un regard en délire.
Que de pensers charmants leur rappelaient ces bois !!
Ils avaient passé là gais et fiers autrefois,
Poursuivant l’orignal sur les profondes neiges,
Ou forçant l’ours grognard à tomber dans leurs pièges.
Et Cartier attentif cherchait dans le lointain
S’il ne pourrait pas voir apparaître soudain,
Comme un géant tombé sur les flots diaphanes,
Cet énorme rocher recouvert de cabanes
Dont les deux Indiens lui parlèrent souvent :
Et les gais matelots jetaient leurs chants au vent.

 Les marins vers le soir longent encore une île,
Une île plus riante, une île plus fertile

Que celles qui d’abord enchantèrent leurs yeux.
C’est un brillant joyau que le fleuve orgueilleux
Soutient avec amour sur son onde sereine ;
C’est le plus bel anneau de cette longue chaîne
Que forment sur le fleuve et jusques dans les mers
Cent îles dont les bords sont ornés d’arbres verts.
De ses sauvages fleurs un doux parfum s’échappe ;
La vigne la couronne et sa brillante grappe
Semble rire au soleil à travers les rameaux.
Tout à coup un grand cri s’élève des vaisseaux
Monte jusques au ciel et fait trembler les ondes.
Cent clameurs aussitôt, formidables, profondes,
Du milieu des forêts répondent à ce cri.
Devant les bâtiments, formant un vaste abri,
S’avançait dans le fleuve un rocher âpre et sombre ;
Son flanc se hérissait de cabanes sans nombre ;
Son sommet couronné d’arbres majestueux
Semblait, dans son orgueil, aux vents impétueux

Jeter un fier défi. Cet étonnant village
Debout sur son rocher comme un aigle sauvage,
Ce nid sombre où grouillait un peuple basané,
C’était le grand hameau ! C’était Stadaconé !

 Reposez-vous ici près de ces fiers rivages,
À l’abri des autans, à l’abri des orages !
Ici reposez-vous, ô glorieux vaisseaux !
Dans les airs parfumés déroulez vos drapeaux !
N’êtes-vous donc point las de votre longue course ?
Vous voudriez en vain suivre jusqu’à sa source
Ce fleuve merveilleux dont le paisible cours
Comme un autre océan se déroule toujours !