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Deux poëmes couronnés/01/14

La bibliothèque libre.
P.-G. Delisle (p. 129-138).


XIV

LA PREMIÈRE MESSE

 Septembre était venu. Déjà les premiers froids
Faisaient frémir, le soir, le feuillage des bois,
Et venaient dessécher les limpides fontaines :
Mais les nuits, toutefois étaient encor sereines.
Les arbres se drapaient dans leurs épais manteaux
Et les fruits mûrissants couronnaient les côteaux.


 La nuit qui s’approchait de cette île isolée
Déroula lentement son écharpe étoilée
Et tout s’enveloppa d’un calme solennel.
Mais au réveil du jour, pour louer l’Éternel,
Les oiseaux, voltigeant sur les mouvantes cimes,
Remplirent les forêts de leurs notes sublimes ;
Et le soleil, sortant de son lit empourpré
D’un éclat inouï parut s’être entouré.

 C’était un jour de fête et de réjouissance
Car l’Église du Christ célébrait la naissance,
De la Vierge qui fut la mère de son Dieu.
Cartier ne voulut pas s’éloigner de ce lieu
Sans rendre à l’humble Vierge un éclatant hommage
Il fit donc élever un autel de feuillage
Sur le bord du grand fleuve, à l’ombrage des bois,
Et le prêtre de Dieu, pour la première fois

Sur ce rivage, offrit l’immortel sacrifice.
Ô Satan ! c’est alors qu’en ton noir précipice
Tu t’en allas cacher ta honte et ta fureur !
Ce monde t’échappait ! le Christ était vainqueur !
Ah ! le grand sacrifice, ah ! l’auguste mystère
Qui te ravit alors cette infidèle terre,
Il s’offre maintenant mille fois chaque jour
Sur nos autels dorés, parmi nos chants d’amour !

 Pendant que le saint Prêtre, à l’autel de verdure
Élevait en priant, la victime humble et pure.
Modulant à l’envi leurs aimables refrains,
Les oiseaux voltigeaient sur les rameaux voisins ;
Le soleil émaillait de lueurs chatoyantes
Les mousses des vieux troncs, les feuilles ondoyantes ;
Les vagues murmuraient sur le sable doré ;
Les marins à genoux sur le gazon serré

Ouvraient à Dieu leurs cœurs remplis de gratitude.
Mille voix s’élevaient de cette solitude.
Et volant dans les airs, les anges radieux
Unissaient à ces chants leurs chants mélodieux !

 À peine le Pasteur sous la verte feuillée
Avait offert à Dieu l’hostie immaculée
Que son front resplendit d’un éclat merveilleux.
Un rayon fulminant s’échappa de ses yeux ;
On eut dit qu’un nuage environnait sa tête,
Un nuage de pourpre où couvait la tempête.
Il leva vers le ciel ses deux bras frémissants ;
Sa bouche s’entrouvrit, et d’étranges accents,
Des mots entrecoupés tombèrent de ses lèvres
Obscurs comme les mots que de brûlantes fièvres
Font parler au malade. — « Assez de sang ! assez !…
« Jetez donc le linceul sur ces morts entassés !…

« À ces héros chrétiens donnez la sépulture !
« Jetez aux noirs corbeaux, jetez donc en pâture
« Cette horde traîtresse !… Écoutez ! Les forêts
« Aux enfants de la foi découvrent leurs secrets !
« J’entends le bruit du fer et les coups de la hache !…
« Le vainqueur s’agenouille et le vaincu se cache !
« Les oiseaux ont appris de plus douces chansons !
« Des champs nouveaux, au loin, se couvrent de moissons !
« Sur ce roc de granit quelle ville s’élève
« Pareille au nid d’un aigle au-dessus de la grève !
« Une croix la domine et monte jusqu’aux cieux !…
« Et ses deux bras tendus couvrent d’immenses lieux !
« De formidables murs l’entourent, la défendent !
« Dans son tranquille port mille vaisseaux se rendent !
« Et que vois-je plus loin sortir du sein de l’eau ?
« Quelle cité rivale élève un front plus beau ?
« Son regard plus coquet captive mieux la foule.
« Que son voile est brillant ! et comme elle déroule

« Pour éblouir le monde un faste surprenant !
« Les peuples accourus de tout le continent
« L’appelleront un jour la cité souveraine !…
« Salut ! noble Prélat dont la face sereine
« Brille du pur reflet de l’immortalité !
« Au Canada ton nom sera longtemps chanté !!
« Salut ! Prêtres pieux, hommes au grand courage !…
« Les grands et les petits béniront votre ouvrage !
« Sous vos soins paternels, ô pasteurs révérés,
« Les Agneaux confiants ne sont point égarés !…
« J’entends un bruit lointain ! la terre qui résonne
« Le coursier qui hennit et le canon qui tonne !…
« Je vois cent escadrons, dans un terrible choc
« Rouler dans la poussière à la cime d’un roc !
« Le soleil fait briller l’acier des baïonnettes !
« Le fracas des obus, les éclats des trompettes
« Se mêlent aux clameurs des mourants, des blessés !
« Et vainqueurs et vaincus se succèdent pressés

« Comme les flots hurlants que poussent sur la dune
« Les orages d’automne. Ô cruelle fortune !
« Que vois-je ? L’étendard aux blanches fleurs de lis
« Traîne aux pieds des vainqueurs ses glorieux replis !
« Que n’ont pu conserver nos phalanges actives !…

 Le prêtre en ce moment resta silencieux,
L’air plaintif, abattu, des larmes dans les yeux.
Puis il reprit bientôt d’une voix plus contrainte :
« Du sein de cette terre il s’élève une plainte :
« Au droit ancien, hélas ! succède au droit nouveau !
« Le faible est opprimé, le fort devient bourreau ;
« Et près du saint autel un autel sans mystères
« Élève avec orgueil ses encens téméraires !
« Mais quels sont ces héros qui viennent à la fois
« De leur pays vaincu revendiquer les droits,

« Et marquer à jamais de stigmates infâmes
« Le front noir des tyrans ? Ils dénoncent les trames,
« Font triompher enfin le droit et la raison…
« Vont expier leur zèle au fond d’une prison !…
« Et la plainte grandit, et le joug est plus lourd :
« Un malaise ineffable, un mugissement sourd
« Annoncent la tempête et des jours de détresse !
« Malheur aux vaincus ! ciel ! un échafaud se dresse !
« Du sang de la victime, ô prodige inouï !
« Renaît la liberté ! L’orage évanoui
« Laisse briller au ciel une clarté plus vive !
« Sur des peuples divers et sur plus d’une rive
« Le drapeau teint de sang étale ses couleurs !
« Mais j’entends tout à coup de joyeuses clameurs !
« Et les yeux sont tournés vers une autre bannière
« Qui déploie au soleil sa devise plus fière,
« Sa guirlande d’érable et son vaillant castor
« Qui ronge pour l’abattre un arbre aux rameaux d’or.

« Devant ce pavillon le premier se replie
« Comme une tente à l’heure où l’aurore délie
« Pour inonder les mers les gerbes de ses feux !
« Entre trois océans ce drapeau glorieux
« Annonce aux nations par l’amitié conquises
« La liberté, la paix ailleurs en vain promises !…
Alors l’homme de Dieu se tut, et son œil doux
Retomba tendrement sur la foule à genoux.