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Deux poëmes couronnés/01/19

La bibliothèque libre.
P.-G. Delisle (p. 179-188).


XIX

UN FLÉAU

 Enfermés dans leur fort qu’ils ne quittent plus guère
Exposés aux rigueurs de ce climat sévère
Contre lequel, hélas ! ils ne sont pas armés,
Les marins dans l’ennui paraissent abîmés.
Le jour leur paraît long, le froid insupportable,
Il leur semble parfois que l’hiver implacable

Dans sa glace à jamais enchaîne leurs vaisseaux.
Ils regrettent le temps où voguant sur les eaux
Ils luttaient vaillamment contre le noir orage,
Et déjouaient la mort à force de courage.
À regret maintenant ils demeurent oisifs :
L’hiver les trouble plus que l’aspect des récifs.
Ils appellent souvent l’époque où leurs navires
Livreront de nouveau leurs voiles aux zéphires ;
L’époque où revenus de ces bords dangereux
À la France ils feront des récits merveilleux.

 Au pénible chagrin qui déjà les abreuve
Vient se joindre pourtant une terrible épreuve.
Comme du haut de l’air on voit un sombre oiseau
S’élancer tout à coup sur un faible troupeau
Et broyer à plaisir, dans sa griffe sanglante,
Les timides brebis dont la fuite est trop lente ;

Ainsi sur les marins s’abat un grand fléau.
Pourquoi donc, ô Seigneur ! pourquoi ce mal nouveau ?
Le froid qui les transit sur ces déserts rivages,
Et les traîtres complots qu’ourdissent les sauvages
N’est-ce donc pas assez contre ces malheureux,
Et le ciel maintenant se tourne-t-il contre eux ?

 Déjà plusieurs marins vers leur couche fiévreuse
Sentent venir la mort ! mort triste et douloureuse
Dont le prêtre peut seul adoucir la rigueur !
Ces hommes dévoués et remplis de vigueur
Comme la mort les tient dans ses froides étreintes !
Ah ! qui pourrait redire et leurs maux et leurs plaintes ?
Les voyez-vous, hélas ! les voyez-vous mourants !
Bien loin de leurs foyers ! bien loin de leurs parents !
Entourés d’ennemis ! sur des rives glacées !…
C’est vers la France alors qu’ils tournent leurs pensées !

Ô ciel de la Patrie, ils ne te verront plus !
Les fruits de leurs labeurs seront-ils donc perdus !
Ils t’aiment bien, ô France ! ils meurent pour ta gloire !
Ah ! conserve à jamais et bénis leur mémoire !

 Plusieurs ont succombé ; la neige est leur tombeau !
Cartier pour apaiser le terrible fléau
Ordonne d’invoquer la divine Marie.
Il fait porter au loin son image chérie
Et la suspend au tronc d’un sapin orgueilleux.
Alors les matelots s’enviennent deux à deux.
Sur la neige et la glace, en chantant un cantique,
Vénérer humblement la céleste relique.
Le ciel dut tressaillir en entendant les voix
Qui l’imploraient ainsi du milieu de ces bois.


 Alors, aussi, l’enfer eut un moment de joie,
Et les Esprits maudits, par une sombre voie
Sortirent tout joyeux de leurs gouffres ardents ;
Puis au milieu des airs ils planèrent longtemps,
Comme de noirs corbeaux, au-dessus des rivages
Où le fléau cruel faisait tant de ravages.
— « Les voilà, disaient-ils, en les montrant du doigt,
« Les voilà ces héros ! ces hommes au cœur droit,
« Qui se vantaient hier de nous ravir ce monde
« Et de couvrir nos fronts d’une honte profonde !
« Où donc est aujourd’hui le Dieu qui les défend ?
« Honte au ciel ! gloire à nous ! L’enfer est triomphant !
« Il ébranle de Dieu le tyrannique empire ! »
Et l’air retentissait de leurs éclats de rire.
Et pendant qu’ils riaient, un ange prosterné
Sur la cime du cap, près de Stadaconé,
Versait des pleurs amers en voilant de son aile
Les suaves rayons de sa face immortelle.


 L’hiver s’adoucissait. La neige moins souvent
Tourbillonnait dans l’air aux caprices du vent :
Un givre plus léger scintillait sur les branches.
S’il venait à pleuvoir, les gouttelettes blanches
Se changeaient sur les bois en un cristal vermeil
Que faisait resplendir un plus brillant soleil.

 Le grand chef animé de sentiments hostiles
Avait depuis longtemps, vers des tribus dociles
Dépêché des guerriers : — « Allez, avait-il dit,
« Pendant que sur nos bords l’âpre hiver engourdit,
« Comme des ours frileux, tous les Pâles-Visages,
« Allez donner l’éveil aux nations sauvages !
« Qu’elles viennent à nous ; unis, nous serons forts :
« Nous tuerons l’étranger et prendront ses trésors. »
Et munis de leurs arcs, montés sur leurs raquettes,
Les traîtres envoyés aux tribus inquiètes

Allèrent annoncer, au fond des bois lointains,
Du fier Donnacona les perfides desseins.

 Cartier près de l’enceinte à pas lents se promène
Il craint que le guerrier n’arrive et le surprenne.
Il a vu près de lui plusieurs des siens mourir,
Et lui-même, bientôt peut-être, il va périr,
Car le ciel qu’il invoque avec persévérance
Semble voir ses malheurs d’un œil d’indifférence !

 Pendant qu’il est en proie à la crainte, à l’ennui,
Un vieux chasseur sauvage arrive près de lui :
— « Grand chef des blancs, dit-il, non tu n’es pas un traître :
« En ce moment heureux je dois le reconnaître.
« Tu m’avais pris mes fils : je les croyais perdus ;
« Mais en noble guerrier tu me les as rendus.

 « J’ai marché bien longtemps pour te dire ma joie,
« Car je ne vais pas vite et sous les ans je ploie…
« Mais ton visage est triste et tu parais souffrir ?
« Je sais quel mal vous tue, et je puis le guérir !
« Vois-tu cet arbre vert ? Va promptement, recueille
« Et fais bouillir ensemble et l’écorce et la feuille,
« Et tu posséderas un breuvage enchanté
« Qui vous rendra bientôt la force et la santé,
« Tu vois que l’lndien détestant la vengeance,
« N’a gardé dans son cœur que la reconnaissance. »

 Cartier tout stupéfait reconnaît Tehrina
Le père des captifs qu’en France il emmena.
Il le traite d’abord comme noble convive,
Et chargé de présents le renvoie à sa rive.


 Gloire à Dieu ! Sa bonté se manifeste à tous,
« Mais qui dira jamais ce qu’elle a fait pour nous !
« Nous étions expirants sur la plage étrangère
« Et nul ne secourait notre longue misère !
« Nos ennemis passaient et riaient de nos maux !
« Ils tressaillaient de joie en voyant nos tombeaux !
« Et la mort nous semblait une faveur suprême !
« Mais Dieu vient au secours du serviteur qui l’aime :
« Sa divine bonté l’accompagne en tout lieu !
« Dieu nous a secourus ! gloire à Dieu ! gloire à Dieu ! »

 Ainsi les matelots unissant leurs voix graves,
Comme des prisonniers qui laissent leurs entraves,
Au Dieu qui du fléau les avait délivrés,
Chantaient avec amour ces cantiques sacrés.