Deux voyages sur le Saint-Maurice/01/06

La bibliothèque libre.

À LA RIVIÈRE-AUX-RATS

Un bon nombre de personnes montent avec nous dans le chaland, entr’autres Monsieur et Madame Pelletier, et nous partons à midi et un quart. Nous passons bientôt l’île aux Noix, où nous remarquons effectivement de superbes noyers ; l’île aux Pierres, dont le nom s’explique assez par lui-même.

Notre cheval fournit bravement sa route sur le rivage. Il y a des obstacles nombreux ; il les évite, soit en gravissant la côte, soit en entrant dans le courant du fleuve. Mais en un certain endroit il y a plusieurs arbres entassés les uns sur les autres, et sur ce monceau l’eau du printemps a déposé une couche de terre. Le cavalier a cru pouvoir franchir ce nouvel obstacle ; il lance son cheval, et voit la pauvre bête s’enfoncer entre les troncs d’arbres. Le cheval faisait des efforts terribles, et s’enfonçait de plus en plus. Alors nous approchons du rivage, et une dizaine d’hommes de notre suite s’élancent à terre ; ces hommes forts éloignent quelques troncs d’arbres, préparent une sortie assez facile, et après quelques minutes notre cheval était déjà prêt à continuer sa route.

Nous allions entre deux rangs de grands arbres et de hauts rochers, quand nous commençâmes à entendre de nombreuses décharges d’armes à feu : on nous dit alors que nous arrivions chez M. George Adams. Ce monsieur possède des carabines à seize coups ; on peut bien avec cela simuler la présence d’un régiment tout entier. Nous faisons ici une petite halte.

M. George Adams est protestant, mais son épouse, Olive Dontigny, est catholique. Monsieur le curé avait été averti de la naissance d’un enfant dans cette famille, et comme la mère n’était pas assez bien portante pour venir à la mission, il avait promis de baptiser le nouveau-né à la maison, à son prochain voyage. Il invita Monseigneur Laflèche à faire le baptême lui-même, et cette invitation fut acceptée avec plaisir. Tous ceux qu’il y avait dans le chaland montèrent chez M. Adams, à la suite de Monseigneur ; la famille de M. Louis Blackburn, une famille canadienne française, malgré son nom britannique, vint s’unir à nous, et nous formâmes ainsi un cercle considérable autour du vénérable évêque qui commença immédiatement le baptême. L’enfant, une jolie petite fille, reçut le nom d’Alice Isabelle ; Madame Adams la portait elle-même au baptême, et les parrains étaient Monsieur et Madame Pelletier de la Grande-Anse. Monseigneur fit d’importantes recommandations aux parrains et à la mère, puis nous retournâmes à notre chaland. Les coups de carabine commencèrent de nouveau à retentir ; les effets d’écho sur les grands rochers voisins étaient saisissants.

Notre chaland est en marche, et nous passons bientôt à l’embouchure de la petite rivière Batiscan. Il y a sur les bords de cette rivière de belles terres à coloniser ; mes chers lecteurs, n’oubliez pas cela, je vous en prie.

Mais quelle est cette pointe qui s’avance ici dans le fleuve ? On nous répond que c’est la pointe de Sintamaskine. Ce nom sauvage, probablement un peu défiguré par les canadiens, signifie, paraît-il, l’action de se baisser. C’est ici qu’autrefois les guerriers venaient se mettre en embuscade ; ils se baissaient au pied des grands arbres, puis ils tombaient d’une manière inopinée sur leurs ennemis qui débouchaient par la petite rivière Batiscan. D’après les traditions des voyageurs du Saint-Maurice, quarante hommes auraient été tués sur cette pointe dans un combat meurtrier contre les Iroquois.

L’histoire est-elle d’accord avec la tradition ?

Nous permet-elle de préciser en quelle année eut lieu cette terrible rencontre ? En consultant nos vieilles annales, nous croyons trouver qu’il s’agit ici d’une scène navrante qui se déroulait en 1661. Voici dans quels termes les Relations des Jésuites racontent ce fait mémorable.

« La bourgade des Trois-Rivières n’a pas eu meilleur traitement. Le cœur lui saigne encore de la perte qu’elle a faite, presque en même temps, de quatorze français enlevés tout à la fois, et d’une trentaine de sauvages du pays des Poissons-Blancs, nos alliés qui, allant en traite avec deux français dans les terres, firent rencontre de quatre-vingts iroquois, contre lesquels ils se battirent vigoureusement, pendant deux fois vingt-quatre heures que dura ce combat, mais avec tant de chaleur qu’ils se laissèrent percer de coups plutôt que de se rendre, aimant mieux se voir glorieusement ensevelis dans leur propre sang que dans les feux des Iroquois. Les femmes mêmes ne cédaient pas aux hommes en courage ; elles n’épargnaient rien pour se faire tuer, plutôt que de tomber vives entre des mains qui leur devaient faire souffrir autant de morts qu’ils leur donneraient de jours à vivre. Tous étaient animés par la vue d’un des deux français, fils de Monsieur Godefroy, qui signala son courage par une longue et généreuse résistance ; il soutint le choc des ennemis avec une hardiesse qui le faisait paraître comme invulnérable, au milieu du feu continuel que faisaient sur lui les ennemis, ne cessant d’encourager les siens et par paroles et par exemple, jusqu’à ce que, tout couvert de plaies dont plusieurs étaient mortelles, il tomba sur son sang et se traîna, comme avaient fait les autres, à un tas de morts, pour rendre le dernier soupir entre les bras de ses généreux compagnons. En ce combat qui fut sanglant aux ennemis, puisque vingt-quatre y sont demeurés sur la place, tous nos algonquins firent merveille jusqu’au dernier soupir, et sans une mésintelligence qui se trouva entre les chefs, la victoire leur fût sans doute demeurée. La nouvelle de cette défaite fut peu après portée aux Trois-Rivières, par un des prisonniers qui s’échappa de la captivité et des feux. »

Il est certain que les endroits si paisibles où nous sommes en ce moment ont été jadis le théâtre d’un grand nombre d’escarmouches sanglantes, lorsque les Iroquois se jetèrent sur les tribus du Nord comme des loups sur un troupeau de brebis. Il arrivait souvent que les partis de guerre se rendaient sur le Saint-Maurice par la petite rivière Batiscan, aussi les Algonquins conservent-ils le souvenir de ces épreuves d’autrefois en l’appelant, aujourd’hui encore, Innétopalékanangue, la rivière des combats.

Non loin de la pointe dont nous parlons, il y a une montagne qui porte aussi le nom de Sintamaskine, et qui rappelle un peu celle de l’Oiseau. Dans le flanc de cette montagne, les pierres, vues sous un certain jour, donnent une image assez nette d’une personne et d’une paire de raquettes. Tiens, cela nous met en mémoire une petite histoire de chasseur, que quelques-uns rapportent à la montagne de Sintamaskine. C’est le chasseur lui-même qui parle : Je poursuivais, dit-il, un grand caribou, et mon bon chien de chasse était sur le point de le saisir, lorsque le caribou, arrivant au bord de la montagne, se jette tout simplement en bas ; mon bon chien le suit sans hésiter. Moi qui courais, en raquettes, à une petite distance, j’arrive presque immédiatement après eux, et, dans mon empressement à poursuivre mon gibier, je m’élance aussi en bas. C’était bien inutile : je trouvai le chien et le caribou en charpie au pied de la montagne ! — Et vous, père ? — Eh bien ! en tombant, j’ai cassé le talon de mes raquettes.

Écoutez, mon cher lecteur, je n’ai pas vu sauter ce chasseur, et les débris des deux animaux ne sont plus là, mais vous ne voudrez pas suspecter la parole d’un chasseur du Saint-Maurice. Tout de même, je puis bien gager que vous et moi, si nous eussions sauté d’une hauteur de 850 pieds et au-delà, nous nous serions égratignés un peu.

Mais des cris de joie et des applaudissements retentissent : c’est une barge de la Rivière-aux-Rats qui vient audevant de nous, chargée de monde, et qui se met à notre suite pour nous faire escorte.

Nous étions trente-six personnes dans notre chaland, mais chez M. Ovide Dontigny six personnes montent avec nous, nous sommes donc maintenant quarante-deux.

Pendant notre voyage il y a chant de cantiques et d’hymnes sacrés, récitation du chapelet, etc. Et comme les chants profanes ne sont pas défendus, surtout quand on a le cœur bien en joie, notre servant de messe se permet de chanter

Allouette
Jolie gentillette,
Allouette, je te plumerai.

Il lui plume jusqu’aux griffes, ce qui est considéré comme une opération difficile.

Bien d’autres chants retentirent, entremêlés parfois de quelques airs d’accordéon ; mais selon une règle invariable, tout dut se terminer par l’Ave Maris stella.

Nous arrivons à la Rivière-aux-Rats vers six heures du soir, Il y a ici une jolie chapelle élevée par les soins de M. l’abbé Moïse Proulx, en 1869, au moyen de contributions recueillies dans les chantiers, et d’un peu d’argent reçu de la Propagation de la Foi. M. Ovide Dontigny en fut le constructeur. Elle nous a paru un peu plus grande que celle de la Grande-Anse (bâtie en 1873), et de plus elle est surmontée d’un clocher ; mais hélas ! la cloche est encore absente. Quand donc entendra-t-on, le long du haut Saint-Maurice, cette voix sainte de la cloche qui chante, trois fois le jour, les louanges de Jésus et de Marie ? En attendant, on voit dans la chapelle trois statues magnifiques : celle du Sacré-Cœur, audessus de l’autel, celle de la S. Vierge, du côté de l’Épitre, et celle de S. Joseph, du côté de l’Évangile.

Nous nous dirigeons donc vers la chapelle, et la mission s’ouvre avec une grande solennité. C’est ici que nous avons l’assistance la plus nombreuse, parce qu’il nous est venu un bon nombre de personnes des missions voisines. Après avoir donné la bénédiction solennelle, et expliqué, comme ailleurs, ce que sont les indulgences de l’Église, Monseigneur presse les gens de se rendre à bonne heure pour les confessions, car nous aurons demain une longue route à faire.

Auprès de la chapelle de la Rivière-aux-Rats, il y a plusieurs maisons, un commencement de village. Le paysage, ici, est tout-à-fait charmant. En face de la chapelle, de l’autre côté du Saint-Maurice, on voit l’entrée de la rivière aux Rats et celle de la rivière Wastaneau ou Wessaneau, qui se trouvent à une douzaine d’arpents l’une de l’autre, et surtout on voit les bâtiments de la grande ferme de M. John Baptist. Ces bâtiments si nombreux et si bien entretenus ressemblent à un petit village bien propret.

Comme j’ai coutume de donner l’origine des différents noms que nous rencontrons, je vous dirai que le nom de rivière aux Rats vient nécessairement des rats d’eau que l’on y trouve, et non des rats de grange qui n’ont pas encore paru dans ces endroits éloignés. Quant au nom de la rivière Wastaneau, je n’ai pu rien découvrir à son sujet.

Après la cérémonie, nous nous retirons chez M. Hercule Desilets, à une dizaine d’arpents au nord de l’église. Nous trouvons dans cette famille la bonne hospitalité canadienne : excellent souper aux omelettes, gâteaux de choix, sirop de framboise que nous recommandons à ceux qui n’y auraient pas encore goûté.

Après le souper, Mlle Mary Jane Smith, une orpheline, vient faire à Monseigneur une offrande généreuse de cinq piastres. Monseigneur la remercie, en la félicitant de son bon cœur. Il y a des âmes qui trouvent leur bonheur à donner et à se sacrifier, remarquons-les quand nous les rencontrons, car elles deviennent rares dans le monde.

La maison où réside M. Desilets, ci-devant occupée par M. X. Normandin, est très grande et nous donne un bon logement pour la nuit.

Le lendemain, nous n’étions pas prêts à nous rendre à l’église aussi vite qu’il aurait fallu ; nous payerons ce retard quand nous arriverons à la Tuque. M. Prince dit la première messe et moi la seconde. Monseigneur, comme les jours précédents, dit la troisième messe ; et ensuite je suis appelé à donner le sermon. Je monte dans la chaire, la première que nous ayons trouvée dans le Haut Saint-Maurice, et je parle des péchés de la langue. C’est un sujet qui regarde tout le monde.

Quarante-sept personnes ont reçu la sainte communion, et vingt-sept reçoivent le sacrement de confirmation.

Monseigneur a donné à la mission de la Rivière-aux-Rats le nom de Saint-Jean-Baptiste, et cela pour deux raisons : 1o parce que S. Jean-Baptiste est le patron des Canadiens-Français, et que, cependant, aucune paroisse de notre diocèse n’était encore sous son vocable ; 2o parce que le plus ancien résidant de l’endroit est Jean-Baptiste Hennesse[1], qui demeure encore aujourd’hui tout près de la chapelle.

Monseigneur fit son discours d’adieu, et termina par la bénédiction solennelle. Il rappela au peuple que nous sommes ici à l’extrémité du diocèse des Trois-Rivières ; en effet, le prochain poste que nous visiterons se trouve dans le vicariat apostolique de Pontiac.

La population de Saint-Jean-Baptiste de la Rivière-aux-Rats est paisible et religieuse. Elle renferme 81 âmes, 14 familles catholiques, 1 famille protestante, 52 communiants. Sur 15 chefs de famille, il n’y en a que 7 qui soient cultivateurs.

Le plus ancien colon fut Jacques Naud (ou Neault), qui demeurait à droite de la chapelle, dans une maison qui vient d’être démolie.

Avant de partir, Monseigneur alla faire visite à Jean-Baptiste Hennesse, un sauvage très vieux et très malade. Le vieillard pleurait en demandant la bénédiction. Monseigneur s’entretint familièrement avec lui et avec les autres membres de la famille, quelquefois en employant la langue crise, que ces sauvages comprennent, bien qu’ils parlent un dialecte un peu différent. Nous avons remarqué une réflexion de Jean-Baptiste Hennesse : Le gouvernement, disait-il, défend tout maintenant ; il défend la chasse, il défend la pêche ; comment veux-tu que les Sauvages vivent ?

Nous reviendrons sur ce sujet qui intéresse aussi les nouveaux colons.

Nous traversâmes ensuite à la ferme de M. John Baptist. Cette ferme est tenue par M. Alexander Adams, qui a sous ses ordres une équipe de 13 hommes tous catholiques. Il récolte une grande quantité d’avoine, et plus de 30,000 bottes de foin sur cette terre magnifique.

Monseigneur entra d’abord chez M. Adams, où il fut très bien reçu ; mais il voulut ensuite visiter les treize hommes à gage, qui résident dans une maison à part, où ils forment comme une communauté. M. Adams avait mis généreusement ces hommes en congé pour le temps de la mission. Monseigneur les bénit avec affection, et leur fit des recommandations toutes paternelles, qu’ils ne devront jamais oublier.

Après cette visite, nous nous hâtons de retourner chez M. Desilets ; Monseigneur fait sa distribution de souvenirs et de récompenses, nous prenons le dîner aussi promptement que possible, et nous partons pour la Tuque à midi et demi. C’est bien tard, car nous avons sept lieues à faire, et le trajet est un peu difficile.


  1. On écrit généralement Annis, à l’anglaise. Nous gardons ici l’orthographe adoptée dans le recensement fait par ordre de Monseigneur en 1886.