Deux voyages sur le Saint-Maurice/01/05

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À LA GRANDE-ANSE

Mon cher lecteur, il y a du nouveau aujourd’hui. Nous voyagions bien confortablement dans notre jolie barge, mais voilà qu’on veut nous faire voyager plus à notre aise encore : c’est un beau grand chaland superbement pavoisé qui va nous transporter à la Grande-Anse, à quatre lieues de la Matawin. Ce chaland est couvert d’une toile, pour nous préserver des ardeurs du soleil ; nous y sommes sur un bon plancher, nous avons des chaises comme dans une maison, nous avons même une table avec des pots de fleurs ; mais nous aurons en même temps l’air pur et le spectacle grandiose des montagnes. Un cheval, monté par son cavalier, marche sur le rivage, et traîne à grands pas notre lourde embarcation. Il fait bon voyager ainsi. Et dire que nos gens, aux Trois-Rivières, croient que nous faisons un voyage de misère dans les missions du Saint-Maurice ! À notre départ, Monseigneur entonne l’Ave maris stella, et réunis en cercle autour de lui, nous l’aidons du mieux que nous pouvons à chanter les louanges de la Mère de Dieu. Nous sommes à chanter ainsi, quand nous passons vis-à-vis l’embouchure de la rivière Caribou.

Ô rivière Caribou, tu fais bien la douce pendant la saison de l’été, tu n’es maintenant qu’un petit filet d’eau qui ne remue pas un grain de sable, mais nous te connaissons : quand vient le printemps, tu deviens un torrent furieux, tu roules des masses de sable, tu déracines les grands arbres, et tu les traînes aussi facilement que des fétus. Je ne trouve rien de beau ni dans ton cours, ni sur tes rives, tu ne peux que nous effrayer dans tes moments de colère, tu n’es vraiment qu’une nuisance publique. Adieu, rivière Caribou.

Le cheval fait monter notre chaland avec rapidité. Mais j’entends mon lecteur me dire : Que faites-vous quand les rochers se rendent jusqu’à l’eau profonde, ou quand il y a des obstacles sur le rivage ? C’est tout simple : nous faisons monter le cheval dans le chaland, et alors nous avons six hommes forts qui, avec leurs longues perches, nous font certes bien avancer sur la rivière. Dès que la grève paraît propice, le cheval redescend et continue à nous traîner, pendant que nos hommes se reposent.

Bien souvent l’obstacle n’est qu’un arbre renversé par le vent : on essaiera alors de passer dans la rivière pour détourner l’obstacle ; le cheval aura peut-être de l’eau pardessus la croupe, le cavalier aura les deux jambes entièrement plongées dans l’eau, mais tout cela est peu de chose ; on passe et le voyage se continue paisiblement.

Nous arrêtons un instant chez M. Grandmont, le propriétaire du chaland où nous voyageons.

M. Robert Grandmont vient de la paroisse de Saint-Stanislas. Se trouvant ruiné, et voulant cependant, comme un homme de cœur, avoir son petit domaine à lui, il est allé s’enfoncer dans la Matawin. Il ne le regrette pas ; il ne dépend de personne, et la terre où il est lui donne le pain de sa famille. Il ne désire qu’une chose maintenant, mais celle-là, il la désire avec une grande ardeur : c’est la présence d’un prêtre à la Grande-Anse ou à la Rivière-aux-Rats. Voyez-vous, il est père de dix enfants, et il voudrait bien les élever tous dans la pratique de notre sainte religion. Il s’en est ouvert à Monseigneur lui-même, et, par la réponse qu’il en a reçue, nous croyons pouvoir lui prédire que, dans un temps qui n’est pas éloigné, il verra ses justes désirs accomplis.

Monseigneur bénit M. et Mme Grandmont avec leur nombreuse famille ; et nous nous hâtons de repartir. Une grande partie de cette famille, cependant, nous accompagne à la Grande-Anse. L’une des filles apporte avec elle son accordéon ; nous voilà donc avec un instrument de musique ! Vraiment nous regorgeons de bien.

La rivière de la Bête-Puante vient ici se jeter dans le Saint-Maurice : il faut croire qu’il y a sur ses rives un grand nombre de ces bêtes intéressantes qui jettent de l’eau d’odeur à leurs ennemis.

Mais quel amas énorme de gros cailloux intercepte en partie le cours de notre fleuve ! Il est donc vrai que les eaux ont emporté toutes ces pierres-là et les ont ainsi arrondies ! Ah ! dans certains temps, le Saint-Maurice est une terrible rivière !

Voici cependant une merveille plus étonnante encore : c’est la montagne de l’Oiseau. On dit qu’elle est moins haute que celle des Maurice, mais il y a certainement peu de différence, et elle est beaucoup plus à pic. Imaginez-vous un mur de 900 pieds de hauteur, avec de grands arbres sur son sommet, pour montrer qu’il est bâti depuis des siècles, vous aurez une idée de la montagne de l’Oiseau. Ce grand mur massif, dont les flots du fleuve baignent tristement le pied, a l’air d’un immense donjon, bâti par le roi du Saint-Maurice. Écoutez, n’entendrions-nous pas des plaintes sorties de cette masse sombre ? On l’appelle montagne de l’Oiseau, sans doute pour dire que les oiseaux seuls peuvent la gravir.

Il y a toute une légende à propos de cette montagne. M. Elzéar Gérin, dont les lettres canadiennes déplorent la mort prématurée, en parle ainsi dans le récit d’un voyage qu’il faisait sur le Saint-Maurice en 1851 :

« Décidément les premiers voyageurs avaient de l’imagination. La montagne qui s’élève devant nous et qui semble fermer le St-Maurice, ils l’ont appelée Mont-L’oiseau et prétendent qu’elle a la forme d’un oiseau. Alors c’est un oiseau qui n’existe plus, ou bien les ravages du feu sur la crête de la montagne l’ont bien défigurée. N’importe, c’est un des pics les plus élevés du St-Maurice. Il a du reste de la réputation dans les annales de la fantasmagorie.

« La plupart des voyageurs vous assurent qu’il est impossible de camper au pied de cette montagne. La nuit, disent-ils, on entend des bruits de chaînes et des craquements d’os froissés l’un contre l’autre, comme si des squelettes se battaient entre eux. Des hommes qui ont essayé de camper là m’ont assuré qu’ils avaient entendu tous ces bruits-là et n’avaient pu fermer l’œil de la nuit. Mais d’où vient cela, dis-je à l’un d’eux ? Quelle explication donne-t-on ? Pourquoi les esprits frappeurs ou les revenants hantent-ils cette place plutôt qu’une autre, le Mont L’Oiseau plutôt que le Mont-Caribou ? Une tradition assez vague rapporte que plusieurs hommes auraient été assassinés en cet endroit, et alors, ajoutent-ils, vous savez qu’on ne peut jamais dormir tranquille sur le lieu de sépulture d’un homme assassiné.

« Je donne ces faits pour ce qu’ils valent. Les uns y croiront, les autres en riront, mais il n’en restera pas moins vrai que c’est la croyance générale dans le St-Maurice que le pied du Mont-L’oiseau est hanté par des êtres mystérieux. Si vous êtes sujet à avoir la chaire de poule, n’allez pas vous coucher au bas de cette montagne. » (Revue Canadienne, 1872).

Un homme sage, qui formait partie de notre expédition, a réduit, sans doute, notre légende à ses justes proportions, en nous disant que les oiseaux de nuit se réunissent en grand nombre sur cette montagne, et que leurs cris empêchent souvent les voyageurs de dormir.

Cependant Mgr nous annonce qu’il va nous chanter un cantique en sauvage, sur l’air « Travaillez à votre salut. » Nous prenons sur notre calepin le refrain de ce cantique, et à la fin du premier couplet nous pouvons répondre bravement :

Mizi kekway e mayatak
Naspits iyekatenamouk.

Comme Monseigneur a chanté ce cantique bien des fois pendant notre voyage, nous allons le transcrire avec la traduction littérale. Nous devons dire, cependant, que Monseigneur entremêlait généralement les couplets de ce cantique à ceux du cantique « Travaillez à votre salut, » de manière à nous faire répondre alternativement en français et en sauvage.

CANTIQUE CRIS SUR LE SALUT.

Air : Travaillez à votre salut.

1
Nanagataweyitamouk
Manito ot itasiwewin,
Kiyawaw e ayamihayek
Peyatik wi ijiwebisik.
REFRAIN.
Mizi kekway ce mayatak
Naspits iyekatenamouk. (bis)
2
Ka wi manitokasoyek,
Naspits ki matchitotenawaw ;
Peyakow-kije-Manito,
Wiya piko omamtomik.
Mizi kekway, etc.
3
Ozam e kitimahisout,
Awiyak e kihiskwebeskit,
Wawats e pichigwatisit,
Wawats e nitta kichiwachit.
Mizi kekway, etc.
4
Ayiman matchimanito,
Kakike kihtchi witapimit ;
Ekagwataweyitamik,
Kakike ichkoutek e ayak.
Mizi kekway, etc.

TRADUCTION.

1
Méditez souvent
Dieu sa loi,
Vous qui priez,
Sagement veuillez vous conduire.
Refrain
Toute chose qui est mauvaise,
Fortement éloignez-la.
2
Vous qui faites les Dieux (qui jonglez),
Beaucoup vous faites mal ;
Il est un, le Parfait Esprit,
Lui seulement, ayez-le pour Dieu.
Toute chose etc.
3
Trop il se rend misérable
Celui qui est ivrogne,
Et aussi celui qui est impudique,
Et aussi celui qui se fâche.
Toute chose etc.
4
C’est dur le mauvais esprit
Toujours que l’on soit avec lui ;
Que l’on soit tourmenté,
Toujours que l’on soit dans le feu.
Toute chose etc.

Une grande joie, je vous le dis, règne dans la mission de la Grande-Anse. Partout des coups de fusil, partout des pavillons français que plusieurs font jouer sur leurs mats, à notre passage, pour nous saluer ; et nos hommes qui ne sont pas des nigauds, saluent avec notre grand pavillon, comme on fait sur les vaisseaux d’outre-mer. Cinq barges et un canot d’écorce sont à notre suite. De la Grande-Anse, une autre barge, bien chargée, vient audevant de nous, et nous attend chez M. Pierre Fortier.

Enfin nous voici en face de la ferme de feu M. Théodore Olscamp ; c’est l’une des plus belles fermes du Saint-Maurice. Elle est occupée aujourd’hui par M. Télesphore Pelletier, gendre de M. Olscamp. Elle va être vendue bientôt ; espérons que M. Pelletier l’achètera, afin de continuer les traditions de religion et d’hospitalité de son beau-père.[1]

Nous comprenons facilement pourquoi on appelle cette mission-ci la Grande-Anse ; vis-à-vis la ferme de M. Olscamp, où se trouve la chapelle, le fleuve s’élargit en demi-cercle, et forme une anse des plus grandes et des plus belles que l’on puisse voir.

Nous sommes donc au terme du voyage de ce jour ; nous abordons chez M. Pelletier, où nous sommes accueillis de la façon la plus cordiale.

La maison, bâtie par M. Olscamp, est très confortable et très spacieuse. On voit que ce chrétien voulait se mettre en état d’exercer une hospitalité aussi large que son cœur était généreux. Mais il a surtout donné la mesure de son esprit de foi et de sa générosité, en bâtissant, à ses propres frais, une jolie chapelle de 35 pieds sur 25. Cette chapelle est très gaie, et elle suffit amplement pour la mission. À l’intérieur il n’y a pas de voûte ni d’enduits, mais l’autel est fait avec beaucoup de goût. Personne ne nous reprochera de dire que c’est l’ouvrage de M. Pelletier lui-même. Devant l’autel se trouve une belle lampe donnée par M. Neilson des Trois-Rivières.

À la Grande-Anse on se croirait au milieu d’une vieille paroisse, et l’on oublie volontiers que l’on est si loin de la ville. La mission prend ici un caractère de solennité qu’elle n’avait pas ailleurs, à raison du local qui se prête mieux aux cérémonies religieuses, mais tout se fait dans le même ordre et de la même manière que dans les deux missions déjà visitées. Monseigneur parle aussi à peu près dans les mêmes termes.

Chez M. Pelletier nous avons un grand salon, des chambres à coucher, un grand réfectoire qui peut convenir à un évêché, et des mets assez bien préparés pour donner du dépit à nos ménagères trifluviennes.

Après le souper, nous allons faire une petite excursion de pêche ; Monseigneur est de la partie. Nous traversons le fleuve, et nous rapprochant d’une petite crique, nous faisons quelques tours en traînant une ligne ; mais hélas ! il fait déjà trop sombre, le poisson ne mord pas. Cependant un doré qui avait peut-être meilleure vue que les autres, saisit l’hameçon ; on se hâte de tirer la ligne, et le poisson paraît hors de l’eau, mais alors il s’échappe. Nous revenons les mains vides. Il faut dire que nous commencions à nous accoutumer à cela ; combien de fois notre bon petit Nestor n’a-t-il pas jeté sa ligne à l’eau pendant notre voyage, mais il y avait toujours d’autres vaisseaux derrière le nôtre, et, par suite de cela, il prenait toujours des poissons d’avril, autrement dits des petits riens tout neufs.

Nous gagnons bien vite notre lit après cette pêche infructueuse, et nous nous vengeons en dormant sur les deux oreilles. Oh ! qu’on dort bien à la Grande-Anse !

Je dis la messe à cinq heures et demie, et M. Prince la dit après moi. Nous avons pour la servir le jeune Joseph Olscamp, frère de Madame Pelletier. Monseigneur, comme à l’ordinaire, dit sa messe à sept heures et demie.

C’est M. Prince qui rompt le pain de la parole au bon peuple de la Grande-Anse ; il prêche sur le blasphème.

Monsieur le curé dit la dernière messe, pendant laquelle Monseigneur fait encore seul les frais du chant, toujours avec le même succès. Monseigneur confirme ensuite 26 personnes ; 47 personnes avaient reçu la sainte communion.

À la fin de son entretien sur le Saint-Esprit, Monseigneur met la mission sous le patronage de S. Théodore, en mémoire de M. Théodore Olscamp, fondateur de la chapelle et premier colon de la Grande-Anse. Et la cérémonie se termine par la bénédiction solennelle.

Quand nous étions allé prendre une tasse de café après notre messe, Madame Pelletier avait bien voulu nous chanter la complainte sur la mort de son père. Ce ne fut pas sans de terribles serrements de cœur, mais elle tenait à nous la faire entendre. Le chagrin causé par cette mort est pour elle un de ces choses que le cœur ne peut oublier, tant qu’il n’a pas cessé de battre. Ah ! quelle perte la mission tout entière de Saint-Théodore n’a-t-elle pas faite par la mort soudaine d’un tel bienfaiteur !

Mme Pelletier nous apprit plusieurs choses intéressantes concernant sa famille. Madame Olscamp fut la première femme canadienne qui alla résider dans le Haut Saint-Maurice. M. George Gouin qui l’avait fait monter à la Tuque, avait donné à ses gens l’ordre de voir à ce que cette première canadienne du Saint-Maurice ne manquât de rien. Monsieur Olscamp était alors contremaître, au service de M. Gouin. Pendant la deuxième année de son séjour à la Tuque, Madame Olscamp donna le jour à une fille ; cette fille qui porta le nom de Marie devint Mme Pelletier. Madame Pelletier est donc la première canadienne qui soit née dans les missions du Saint-Maurice.

Saint-Théodore de la Grande-Anse renferme 90 âmes, 16 familles catholiques, 1 famille protestante, et 46 communiants. Tous les habitants sont cultivateurs. Monseigneur fit les présents d’usage à la famille Pelletier et à tous ceux qui nous avaient rendu quelques services. Nous prîmes le diner à onze heures et demie, et à midi et un quart nous étions prêts à partir pour une nouvelle course de quatre lieues, vers la Rivière-aux-Rats.


  1. Ceci est fait maintenant. M. Pelletier sera heureux d’exercer l’hospitalité envers le missionnaire du Saint-Maurice, qui ira probablement se fixer à la Grande-Anse dans quelques mois.