Deux voyages sur le Saint-Maurice/01/08

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À LA RIVIÈRE-CROCHE

Monseigneur monte dans une barge, accompagné de votre humble serviteur ; M. Prince est en canot d’écorce avec son ex-paroissien, M. Richard Brûlé ; nos deux autres compagnons sont aussi en canot d’écorce. Il pleut, mais nos parapluies nous protègeront suffisamment : en avant, sur le Saint-Maurice ! Cette fois nous sommes en haut de La Tuque. Nous voyons l’autre versant de cette montagne ; il est absolument régulier, et on en ferait l’ascension d’une manière relativement facile.

La grande rivière Bostonnais que nous avions aperçue de la maison, ce matin, est maintenant à deux pas de nous avec ses deux embouchures séparées par une île verdoyante. On dit que sur ses bords il y a des marécages, où se forme une quantité prodigieuse de ces cousins que nous décorons du nom harmonieux de maringouins. Je le crois facilement, car depuis notre départ de La Tuque, ces insectes nous enveloppent comme d’un nuage vivant. On relève les collets des habits, on se met un mouchoir autour du cou ; quelques-uns se mettent leur mouchoir sur la tête, en capuche, de manière à ne laisser au contact de l’air que le nez, les yeux, et quelques endroits adjacents. Mais toutes les parties exposées ont terriblement à souffrir, et celui qui est avare de son sang doit se préparer à combattre sans relâche contre une nuée d’ennemis.

Je vous dirai, mon cher lecteur, que les maringouins de la Rivière-Croche ne sont pas comme les nôtres ; j’oserais dire que ce sont des lourdauds, s’ils n’étaient pas si maigres et si fluets. Les nôtres ont des manières ; on voit tout de suite qu’ils ont étudié les fables de Lafontaine : ils sonnent loyalement la charge, et s’élancent ensuite vaillamment à la curée. Ce sont aussi des maringouins d’expérience : quand ils voient votre grosse main s’approcher d’eux, ils savent bien comprendre que ce n’est pas pour les flatter, et ils vont prudemment attaquer un autre point de la capitale. Mais ceux de la Croche ont tous l’air de maringouins sourds-muets : ils se posent sur votre joue comme sur une écorce, sur votre nez comme sur un champignon, et se mettent aussitôt à se repaître en silence, comme de vrais écornifleurs. Vous les touchez du doigt, ils ne comprennent pas que c’est pour leur signifier de s’en aller. Vous en écrasez dix, vingt, trente, pas un des voisins ne prend la fuite, et dix, vingt, trente autres prennent la place de ceux qui viennent de trépasser. Évidemment, ce sont des maringouins peu intelligents, mais ils piquent comme des sourds qu’ils sont.

Nos amis de la Croche prétendent qu’il y en a beaucoup moins à présent qu’aux mois de juin et de juillet ; nous ne savons comment comprendre cela. Il faut toujours bien que ces insectes aient leur place dans l’air ; or il nous semble que pour en mettre davantage, il faudrait les emboîter les uns dans les autres. Ceci nous fait comprendre du moins combien ces braves colons ont eu à souffrir pendant la saison de l’été.

Les défrichements éloigneront cet insupportable fléau.

À l’endroit où la rivière Croche se jette dans le Saint-Maurice, il y a deux magnifiques fermes ; celle qui est du côté de La Tuque appartient à M. Alex. Baptist et a été louée à M. B. Hall. Celle qui est du côté nord appartient à M. Jean-Baptiste Boucher, ci-devant chef des Sauvages de Montachingue. Nous voudrions que nos cultivateurs des rives du Saint-Laurent vissent quelques-unes des terres de la Rivière-Croche, surtout celle de M. J. B. Boucher, cela leur ôterait de la tête l’idée que les belles terres ne se trouvent qu’à la banlieue des Trois-Rivières ou à la Rivière-du-Loup.

Monseigneur va d’abord visiter la ferme de M. Hall, près de laquelle nous avions débarqué. Il y a ici plusieurs hommes d’employés, il y en à moins, cependant, qu’à la ferme de la Rivière-aux-Rats. M. Dicky est le contremaître de cette équipe. Dès que Monseigneur est entré dans la maison, par politesse, on la remplit de fumée ; autrement les maringouins n’auraient pas permis de faire la conversation. Vous voyez que la politesse est une chose bien relative. Au milieu donc d’un nuage de fumée, Monseigneur s’entretient familièrement avec les hommes, et il les quitte absolument satisfaits.

Nous prenons ensuite les canots d’écorce, et nous remontons un peu le Saint-Maurice, pour nous rendre chez M. Boucher.

Ce monsieur est un Métis intelligent et bon chrétien ; par ses ancêtres français, il est de la même famille que le seigneur Boucher de Maskinongé. Il a épousé une sauvage, et il garde un goût prononcé pour la chasse ; mais il est cultivateur par raison. Il a une jolie maison en bois, extérieurement lambrissée en déclin. Quant à la terre qu’il possède, il nous semble qu’un homme qui a une propriété comme celle-là est déjà arrivé à la richesse.

Madame Boucher a plusieurs enfants, et nous avons vu le plus jeune sur un de ces berceaux dont nous avons déjà donné la description.

Elle a tous les traits du type sauvage, parle bon français, mais paraît vouloir toujours laisser la parole à son mari.

De retour à la ferme de M. Hall, nous nous organisons pour remonter la Croche. Je me trouve dans le même canot que Monseigneur, M. Prince reste dans celui de M. Brûlé, et M. Gravel monte dans le troisième canot, et emmène avec lui nos effets de chapelle. Trois hommes partent à pied, de leur nombre est notre compagnon Nestor Desilets. Ils vont suivre un sentier qui leur fera éviter les sinuosités de la rivière, et de cette manière ils seront rendus tout aussi tôt que nous.

On peut dire que la rivière Croche n’est pas navigable aux eaux basses ; nous sommes en canot d’écorce, et ces embarcations si légères touchent presque continuellement au fond. On n’emploie pas la pagaie mais la perche.

Les canots s’en vont ainsi misérablement, à distance les uns des autres ; car un canotier croit plus avantageux de passer par tel chenal, les autres supposent qu’il sera mieux de suivre tel autre chenal ; et pendant ce temps-là, les maringouins nous assaillent de toutes parts. Nous avons pris des feuillages pour nous défendre, et nous sommes obligés de les agiter sans relâche.

La rivière Croche doit son nom au cours sinueux qu’elle suit, et vous pouvez donner libre cours à votre imagination, pour prendre une idée de la manière dont elle serpente au milieu des terres. Nous allons donc tantôt du nord au sud, tantôt du sud au nord, tantôt de l’est à l’ouest ; pour faire un arpent, il faut décrire autour d’une pointe une parabole qui en a cinq.

Pendant cette navigation désagréable, la pluie commence à tomber. Nous ouvrons nos parapluies, ce qui nous protège bien la tête et les épaules ; mais mes jambes allant un peu trop loin, mon parapluie s’entendait avec celui de Monseigneur pour faire couler sur elles des ruisseaux d’eau froide. Je n’osais changer de position, craignant de faire chavirer le canot, et j’endurai tant qu’il plut cet arrosement importun, dont je me ressentis tout le reste du jour et le lendemain. La pluie cessa heureusement après un temps assez court.

Mais vous me demanderez : quel est l’aspect du pays que vous parcourez ? Nous sommes au milieu d’une vallée qui s’élargit sans cesse, mais peu à peu.

En entrant dans la rivière, nous avons à notre droite des terres cultivables, mais qui sont encore entre les mains des commerçants de bois. À notre gauche, la ferme de M. Boucher, puis un coteau de sable qui s’étend sur un espace d’environ un mille.

Quand nous avons passé la partie qui est en bois, nous arrivons à la terre de M. Israël Deschênes, et depuis ce moment, quelle succession de terres magnifiques ! Quelles moissons abondantes se déroulent à nos yeux ! Quel plaisir de contourner ces pointes si fertiles, ces champs si plantureux !

Ah ! ce n’est plus ici la navigation variée du Saint-Maurice ; ce n’est plus le panorama de ses montagnes ; ce ne sont plus ces décharges d’armes à feu, ces pavillons flottants, ces démonstrations de toute sorte : le silence règne partout, et nous sommes comme perdus dans les détours de cette petite rivière ; mais la beauté des champs réjouit vraiment les yeux.

Vers le milieu du chemin, nos hommes qui étaient partis à pied paraissent sur le rivage. Nous abordons. M. Prince se hâte de descendre ; il était fatigué du canot, et comme il s’était chaussé de bonnes bottes sauvages pour la circonstance, il demande à faire le reste du voyage à pied ; Nestor Desilets au contraire, ennuyé de marcher au milieu de la rosée, demande à monter en canot.

Nous changeons un peu les dispositions : je passe dans un autre canot et Nestor Desilets prend ma place dans le canot de Monseigneur, puis nous partons.

Il y a trois milles de La Tuque à l’embouchure de la rivière Croche, et il y en a quatre de cette embouchure à la demeure de M. Adolphe Larue, où nous ferons la mission ; mais ces quatre milles nous paraissent aussi longs que dix. À un moment donné, le canot où j’étais se trouvant enfoncé dans le sable, mon canotier descend dans la rivière, et pousse le canot jusqu’au chenal le plus proche.

Nous arrivons enfin, et nous montons notre canot sur la grève : un chemin se trouve tracé dans le champ et balisé jusque chez M. Adolphe Larue. Devant cette maison il y a un grand mât avec un magnifique pavillon. Nos compagnons qui venaient à pied arrivent au bout de quelques instants. M. Larue vient au devant de Monseigneur, et nous nous rendons à sa maison. Sur le seuil est un joli petit garçon, avec un papier à la main : c’est Joseph Larue, élève de Sixième au Séminaire des Trois-Rivières. Il salue gracieusement, et lit l’adresse suivante :

Monseigueur,

Permettez-moi de vous présenter cette adresse au nom de mon père et de tous les colons de ce township, pour vous exprimer les sentiments de joie et de reconnaissance que nous éprouvons de l’honneur insigne que vous nous faites en venant nous visiter dans notre pauvre vallée. Car vous le savez, Monseigneur, c’est toujours un jour de fête et de plaisir pour ces enfants, de voir l’arrivée d’un père bien-aimé. C’est ce que nous ressentons aujourd’hui, tout en priant Votre Grandeur de nous excuser de l’humble réception que nous vous faisons. Cependant, Monseigneur, nous osons croire que vous agréerez notre bonne volonté, et que vous considèrerez l’éloignement où nous sommes, et le court espace de temps que nous avions pour nous préparer à vous faire une réception. Agréez, Monseigneur, les souhaits que nous formons pour votre bonheur, et les sentiments de respect et de haute considération avec lesquels nous demeurons vos enfants dévoués et respectueux, en vous demandant, Monseigneur, votre bénédiction.

Une adresse bien tournée, présentée d’une manière si agréable dans les profondeurs de la Rivière-Croche, n’est-ce pas quelque chose de charmant ?

M. Adolphe Larue est un Trifluvien. Il a voyagé en Californie et en Australie, il a demeuré ensuite quelque temps aux Trois-Rivières, puis il est venu ici, il y a 19 ans, prendre possession d’une belle ferme qui appartenait d’abord à un commerçant de bois, M. George Gouin.

M. Larue est le premier colon de la Rivière-Croche.

Sa maison n’est pas très-grande, mais elle est confortable. Les murailles sont couvertes de papier peint bien propre ; et il y a un salon très convenable où se dresse l’autel pour la mission. On y trouve aussi des moustiquaires, c’est-à-dire ces toiles métalliques qui laissent passer l’air et la lumière, mais qui arrêtent les moustiques et les autres insectes. Ce ne sont pas des objets de luxe à la Rivière-Croche. Grâce à ces moustiquaires, nous n’avions pas un seul maringouin dans la maison.

Madame Larue fait toute seule les honneurs de sa maison, ce qui ne doit pas surprendre dans ces endroits éloignés. D’ailleurs les reines autrefois ne filaient-elles pas la laine de leurs propres mains, et la Nausicaa d’Homère, fille du roi des Phéaciens, ne lavait-elle pas ses robes et celles de ses frères ? Madame Larue avec ses manières si distinguées, semble aussi une reine dans son petit domaine.

Plusieurs voisins, et avec eux M. J. B. Boucher, viennent passer la soirée avec Monseigneur. M. Larue aurait donné un charme particulier à la conversation par le récit de ses longs voyages, mais il souffre depuis plusieurs jours d’une dysenterie qu’il a beaucoup aggravée en travaillant aux préparatifs de la visite, et il est obligé de quitter la compagnie.

On peut dire que toute la petite colonie était présente à la mission le lendemain matin, qui était un dimanche. Il y eut 18 communions, et 5 personnes furent confirmées. Toutes les choses se firent de la même manière qu’à La Tuque ; seulement Monseigneur prit dans ses discours un ton plus familier, ayant à s’adresser à un plus petit auditoire.

Il y a six maisons de construites à la Rivière-Croche. On y voit 41 âmes, 26 communiants, 9 familles, 8 cultivateurs et 1 journalier. La première femme qui soit montée dans cette colonie est Madame James Blondin. La mission s’est toujours faite chez M. Larue.

M. Richard Brûlé a commencé l’établissement d’une scierie, et dès que ses moyens pourront le lui permettre, il posera aussi une moulange pour moudre le blé, Un moulin à farine, dans ces endroits, est une chose de première nécessité ; il est certain qu’on l’aura dans quelques mois.

Mais après tout, quel est l’avenir de la Rivière-Croche ? Un très-bel avenir, à notre avis. Au-delà des habitations actuelles, les montagnes continuent à s’éloigner, et les terres gardent toujours leur même qualité supérieure. Il y aura donc plusieurs paroisses qui s’échelonneront le long de la rivière, car nos Canadiens ne sauraient laisser dormir d’aussi belles terres dans l’inaction. Quand les clochers s’élèveront vers le ciel, quand le prêtre sera là comme un père au milieu de ses enfants, les habitants de la Rivière-Croche seront les hommes les plus heureux de la terre.

Quoi ! dira-t-on, vous appelez heureux de pauvres gens qui seront séparés de toutes les autres parties du pays, sans communications, sans commerce ! Vous êtes dans l’illusion, mon bien-aimé lecteur. Savez-vous ce qu’il faut pour que les habitants de La Croche aient des communications faciles ? Faire voyager un petit bateau à vapeur entre les Piles et La Tuque. Ce n’est pas la mer à boire. Alors on fera un chemin qui longera la rivière, sans en suivre les sinuosités ; ce chemin passera sur la ferme de M. Baptist, traversera la rivière Bostonnais où l’on établira facilement un pont sur des tréteaux, et ensuite, suivant le portage dit des Sauvages, se rendra au pied de la chute pour rencontrer le bateau. Sont-ce là des communications si difficiles ? Ajoutons que l’autre extrémité de la colonie communiquera avec le Lac-Saint-Jean. Je puis donc dire que dans vingt ans on s’arrachera les terres de la Rivière-Croche, et on aura raison.

N’oublions pas que les habitants de la Rivière-Croche vendent les produits de leurs fermes sur les lieux, aux commerçants de bois, et qu’ils les vendent toujours le double du prix que peuvent trouver les habitants des bords du Saint-Laurent. Cela mérite considération.

Reprenons cependant le fil de notre récit.

Lorsque les cérémonies de la visite furent terminées, Monsieur le curé fut invité à bénir la grange de M. Larue. Or voici pourquoi on demandait cette bénédiction : Il y a deux ans, un homme que nous appellerons A. L. travaillait à presser du foin dans cette grange. Cet homme blasphémait d’une manière horrible. Un jeune homme qui travaillait avec lui, lassé et effrayé d’entendre ces paroles abominables, se permit de lui dire un jour : Vous devriez avoir honte d’insulter ainsi le bon Dieu ; ne craignez-vous donc pas d’être puni comme vous le méritez ? Le blasphémateur répondit : Il n’y a pas de bon Dieu ici, et comme il achevait ces affreuses paroles, il tomba comme foudroyé sur le plancher de la grange. Mais tout à coup, se relevant à demi, le visage tout contracté, il montra de la main un objet invisible, en disant : Regarde donc le diable ! Alors il retomba de son long sur le plancher, et se mit à râler comme un homme à l’agonie. Le jeune homme effrayé prit la fuite. Il alla avertir que A. L. se mourait, et conta tout ce qui s’était passé. Deux hommes se rendirent à la grange, et trouvèrent que le malheureux avait un côté de paralysé, qu’il n’avait presque pas de connaissance, et surtout qu’il ne pouvait plus parler. On l’emporta dans une maison du voisinage, mais aucun des habitants de La Croche ne voulait garder le blasphémateur pendant la nuit. On le conduisit à la ferme de M. Hall ; mais là aussi le blasphémateur était un objet de terreur et de mépris. Alors M. Brûlé se décida à le conduire aux Piles dans sa propre voiture. Il le mit ensuite dans un wagon du chemin de fer, paya son billet de route, et le renvoya ainsi dans sa famille.

Ce blasphémateur n’est pas mort : il parle aujourd’hui, et mène une vie assez chrétienne, mais il est paralysé pour le reste de ses jours.

M. Gravel va donc bénir cette grange témoin d’un si grand forfait et d’un si prompt châtiment. Lorsqu’il revient, nous commençons sérieusement à faire les apprêts du départ.

Monseigneur Laflèche a atteint ici le poste le plus éloigné qu’il eût à visiter ; il a donné ses avis paternels et il a béni cette mission paisible qui portera désormais son nom ; il va maintenant retourner sur ses pas, et remonter ensuite la rivière Mékinac, où de braves colons attendent aussi en grande hâte la visite de leur premier pasteur.