Deux voyages sur le Saint-Maurice/01/09

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EN RETOURNANT

Nous faisons nos adieux à la famille Larue, et nous trouvons au rivage trois canots d’écorce qui nous attendent.

Nous voilà de nouveau sur la Rivière-Croche, mais aujourd’hui nous descendons le courant, ça va deux fois moins mal. M. J. B. Boucher gouverne l’un des canots, tandis qu’un petit garçon conduit son cheval par le sentier dont nous avons déjà parlé. Nous descendons la rivière Croche en assez peu de temps, et puis, sans arrêter, nous nous élançons sur les flots du Saint-Maurice. Nous entendons bientôt les mugissements de la chute, mais nous sommes à une assez bonne distance pour qu’il n’y ait pas de danger. Cela nous rappelle, cependant, que dans le temps des crues un cheval a sauté les trois cascades, et s’est rendu en bas avec sa pleine connaissance et sans une égratignure. Lord Byron, pour se rendre célèbre, essaya de traverser le Bosphore à la nage ; notre cheval a fait une action incomparablement plus éclatante, il est donc raisonnable de léguer son nom à la postérité. Eh bien ! il s’appelait d’abord Charly, mais après son mirobolant exploit, on l’appela simplement « La Tuque. » Sur ses vieux jours il perdit ses dents, sans perdre sa force extraordinaire ; comme il ne pouvait plus manger, son propriétaire résolut de le fusiller, pour lui rendre service. Mais avant d’en venir là, on fit une gageure singulière : on gagea que ce cheval rendu monterait douze quarts de farine dans une côte appelée la côte à Blondin. « La Tuque » monta bravement cette charge monstre, puis il périt au champ d’honneur.

Pendant que nous pensons à ces choses, de joyeuses détonations retentissent, et nous abordons à deux heures et quarante minutes ; plusieurs personnes sont sur le rivage pour nous recevoir. Madame Lacroix nous a préparé un bon goûter auquel nous faisons honneur.

Madame Lacroix est une métisse, née et élevée à Montachingue ; elle a nom Marguerite Walker. Par son teint et ses traits on voit tout de suite qu’elle a du sang sauvage, mais elle est de haute stature, et elle a toutes les bonnes manières de nos compatriotes.

Après le goûter, Monseigneur bénit Madame Lacroix et toute sa famille, et nous faisons de nouveau ce trajet d’un mille, que nous avons déjà fait en pleine nuit. Ce n’est aujourd’hui pour nous qu’un exercice salutaire. Dans tout cet espace, il n’y a plus de grands arbres, et certains morceaux de terrains sont complètement défrichés. On dirait vraiment que la nature a préparé ces lieux pour en faire l’emplacement d’une ville, et d’une très belle ville. Est-ce que l’industrie canadienne pourra, plus tard, opérer cette merveille ?

Monseigneur arrête faire une visite à M. McGregor, premier contremaître de M. Ross. J’entre d’abord avec Sa Grandeur, mais comme je ne suis pas décidé à déployer la profonde connaissance que j’ai de la langue anglaise, je profite de l’entrée d’un certain nombre d’autres personnes pour m’esquiver et courir chez M. Bourassa. Nous sommes toujours mieux chez les nôtres.

Bientôt Monseigneur vient à son tour chez M. Bourassa, et après quelques minutes d’entretien, nous partons pour la Rivière-aux-Rats.

Nous sommes en barge, et nous avons trois rameurs qu’on nous donne comme les meilleurs du Saint-Maurice. Ce n’est pas peu dire. M. Honoré Thibault, accompagné de son épouse, nous suit en canot d’écorce.

Nous voici au lac à Quinn, mais nous ne ferons pas la pêche aujourd’hui. Nous allons atterrir sur une pointe sablonneuse, de l’autre côté de la rivière.

Je marchais seul sur le sable pour me dégourdir, quand il me prit fantaisie de monter sur la côte. Me voici donc grimpant des pieds et des mains, m’accrochant aux arbustes, et enfin arrivant au sommet. Je pensais bien me trouver seul en cet endroit, mais à ma grande surprise, il y avait déjà quatre ou cinq de mes compagnons qui y étaient rendus. Nous avions sous les yeux une grande plaine littéralement couverte de bluets. Disons pour les étrangers qui pourraient nous lire, que les Canadiens appellent bluets non pas la Centaurée des blés, mais l’Hedyotis cærulea avec ses baies d’un bleu foncé fort recherchées dans notre pays. Nous en emportons à brassée.

Nous repartons et nous considérons encore avec surprise toutes ces hautes montagnes qui s’échelonnent des deux côtés de la rivière.

En haut du rapide Croche, Monsieur Prince nous raconte une anecdote dont je veux vous faire part ; nous ne sommes pas très pressés, et puis il m’a semblé que vous désiriez un petit récit, renfermant quelque chose de merveilleux.

Plusieurs habitants de Saint-Maurice travaillaient à la coupe du bois dans la forêt que nous avons à notre droite, et à mesure que les bûches étaient coupées, ils les amenaient sur le bord de la montagne, à l’endroit le plus escarpé. Ils trouvaient là, en effet, un lançoir préparé par la nature, et au printemps ils n’auraient qu’à pousser les bûches pour les voir rouler dans le fleuve.

Un nommé Alexis Marcotte était occupé à transporter ainsi le bois préparé par les bûcherons ; comme il allait tourner sa voiture auprès de l’escarpement, elle commença tout à coup à glisser, et alors, en un clin d’œil, homme, cheval et traîneau furent emportés dans l’abîme.

Les compagnons de Marcotte restèrent comme abasourdis ; mais après le premier moment de stupeur ils se dirent : allons voir ce qu’il est devenu. Le contremaître, qui était un anglais, les avertit de prendre leur temps, car votre compagnon, dit-il, est certainement mort, et vous n’en trouverez que les débris. Ils descendirent par un ravin qui se trouvait à une certaine distance. Arrivés au pied de la montagne, ils aperçurent un homme qui semblait occupé à se préparer un chemin à travers la neige : c’était Marcotte qui gagnait le ravin pour retourner à son ouvrage. — Mais tu ne t’es donc pas fait mal — Non, répondit-il tranquillement, tout en marchant vers le ravin. Et le cheval s’avançait aussi, et paraissait n’avoir aucun mal. Or ils étaient tombés d’une montagne qui a plusieurs centaines de pieds de hauteur. Faites-vous montrer cette montagne, amis lecteurs, et vous trouverez comme nous qu’il y a dans cette protection quelque chose de merveilleux. Pour conserver le souvenir d’un fait aussi étrange, quelques personnes se sont plu à nommer l’endroit où il s’est passé le saut de Marcotte.

Nous sommes à la Rivière-aux-Rats à huit heures et dix minutes. Il nous fait plaisir de retrouver l’excellente famille Desilets, ce sont de nos amis maintenant.

Après le repos d’une bonne nuit, nous nous rendons à la chapelle. Monseigneur dit la première messe et M. Prince la seconde. Monseigneur voyant l’heure trop avancée, nous condamne, M. Gravel et moi, à ne pas dire la messe ce matin-là. J’étais contrarié, je l’avoue. Mais, sur ces entrefaites, M. Gravel arrive et dit qu’il veut faire communier M. J. B. Hennesse. Je suis donc forcé de dire la messe, car il faut consacrer une hostie pour ce vieillard. C’est une nécessité bien douce pour moi.

Nous partons à 9 heures, dans ce chaland de M. Grandmont qui nous a menés si heureusement à La Tuque. Madame Pelletier et ses deux beaux petits garçons reviennent à la Grande-Anse, Madame H. Desilets nous accompagne aussi jusqu’à la Grande-Anse. On chante, on lit, on cause. Un grand aigle se montre quelque temps, et se replonge dans la forêt.

Mais tandis que nos amis s’amusent si bien, voulez-vous que nous vous donnions une idée générale des territoires du Saint-Maurice, que nous connaissons maintenant ? Promettez-moi seulement de ne pas dormir pendant que je vous parlerai.

Le Saint-Maurice est un fleuve très puissant, qui coule à travers une masse de montagnes. Ces montagnes ne sont pas des plus hautes, car un arpenteur qui a pris des mesures lui-même, nous assure qu’il n’y en a pas qui dépassent mille pieds, mais elles n’ont jamais rien de monotone. Tantôt elles sont abruptes et baignent leur pied dans le fleuve, tantôt elles sont à pente douce et couverte d’une belle végétation. Ici elles prennent la forme d’un demi-cercle, là elles ont l’apparence d’un mamelon. Les incendies ont mis à nu les roches de plusieurs pics, d’autres sont couverts de grands arbres. Quelques montagnes sont couvertes de troncs noircis et dépouillés, quelques autres prennent une apparence de jeunesse sous la nouvelle végétation qui les recouvre.

Des rivières assez considérables et des criques nombreuses coupent ces montagnes, et ajoutent encore à la variété du panorama.

Mais vous vous écriez : Parlez-nous des habitations ; vous ne parlez que de montagnes ! Les terres, où donc les placez-vous ? — Eh bien ! voici : De temps en temps les montagnes s’éloignent du Saint-Maurice, en laissant une bande de terre de 15, 20, 30 arpents, ou un peu plus ; c’est sur ces terrains d’alluvion que sont les habitations actuelles. Quelquefois il n’y a de place que pour un seul habitant, qui se trouve séparé de ses voisins par de hautes montagnes. D’autres fois il y a place pour deux ou trois ; plus rarement, une dizaine d’habitants ont pu se mettre ensemble au pied d’un rocher plus indulgent. Ajoutons, pour être bien véridique, que le groupe de la paroisse des Piles est plus considérable. La seule voie de communication de tous ces cultivateurs, c’est le Saint-Maurice.

Parfois, à la hauteur des rochers qui bordent la rivière, on trouve de belles terres, bien fertiles et bien planes, mais ces terres sont peu nombreuses relativement à la grandeur du territoire, et la colonisation ne s’est pas encore aventurée jusque là. Voilà le Saint-Maurice tel que nous l’avons trouvé.

« S’imaginer, dit un auteur de nos amis, qu’il y a moyen de créer dans le territoire du Saint-Maurice une série d’établissements agricoles du genre des anciennes paroisses qui bordent le fleuve (Saint Laurent), serait une pure utopie. Les endroits colonisables qu’il possède, n’offrent ni l’étendue, ni les facilités des terrains unis de la plaine ; ils se trouvent disséminés par-ci par-là à travers les chaînes de montagnes, les lacs et les rivières et souvent à d’assez grandes distances. » Voilà qui s’accorde bien avec ce que nous venons de vous dire.

Cependant l’auteur que nous citons voit un bel avenir pour les territoires du Saint-Maurice dans le développement de l’industrie, et il pense que l’industrie s’y développera quand nous aurons des moyens de communications faciles. L’agriculture toute seule n’y peut rien faire de bien important, mais si l’industrie vient s’unir à l’agriculture, ces deux forces vives pourront produire des merveilles.

« Du moment, continue-t-il, que, laissant les vallées généralement étroites des rivières, vous atteignez le sommet des élévations que d’en bas vous aviez pris pour des montagnes d’une certaine hauteur, vous avez devant vous de vastes plateaux offrant un sol uni, richement boisé et sans autre accident que les tranchées formées de distance en distance par des pièces d’eau enchâssées de verdure. Il y a bien ça et là quelques cimes qui émergent de ces vastes plaines, mais non pas en nombre suffisant pour justifier l’idée qu’on aurait pu d’abord se former du caractère montagneux du pays. Cette immense contrée coupée en tout sens de rivières et de lacs magnifiques, possédant les plus riches pouvoirs d’eau du monde, couverte de forêts de pin, d’épinette, de liards alternant avec de riches zones de bois francs, offrant en quantité illimitée le minerai de fer de la meilleure qualité, sans compter les carrières de marbre, de granit et d’ardoise, n’attend que le travail intelligent de l’industriel et du colon aidé de moyens faciles de communications, pour devenir l’une des florissantes parties du Canada. » (La vallée du St-Maurice, p. 3.)

Oui, c’est dans l’exploitation de ces grandes forêts que nous voyons s’étendre à perte de vue, c’est dans l’exploitation aussi des minerais précieux que renferment ces montagnes si nombreuses et si hardies que se trouve l’avenir de notre Saint-Maurice. Et de peur qu’on ne voie en tout ceci que des paroles en l’air, nous désignerons spécialement certaines sources de richesses : 1o. À la montagne de l’Oiseau vous trouverez le minerai de fer en quantité immense, et ce minerai est de qualité supérieure. 2o. Vis-à-vis l’île aux Noix, sur la rive droite de la rivière, vous trouverez deux montagnes de marbre blanc ; la première est du marbre le plus pur qu’il y ait en Amérique, la seconde est d’un marbre veiné, un peu moins riche que le premier. Sur cette dernière montagne il y a aussi de la plombagine. 3o. On connaît depuis deux siècles les belles peintures de la rivière Vermillon, elles s’offrent à qui veut les prendre, et personne cependant ne va s’en emparer. Pas de moyens de transport, voyez-vous !

Nous mentionnons ces trois exploitations entre bien d’autres que l’on pourrait faire. Et combien de richesses ne découvrirait-on pas en étudiant de plus près les montagnes du Saint-Maurice !

Donnez-nous donc des communications faciles, et demain l’industrie fera peut-être surgir au pied de ces montagnes des villages florissants.

Pendant que nous causions ensemble, le chaland a franchi un espace considérable, et nous sommes arrivés au poste de la Grande-Anse. Nous nous reposons quelques instants ici, et nous goûtons aux bons gâteaux et aux excellentes confitures de Madame Pelletier. Cela n’était pas dans notre programme, car le dîner nous est préparé chez M. Vaugeois mais il est midi, et le voyage aiguise l’appétit. Nous adressons des remercîments bien mérités et des souhaits bien sincères à la famille Pelletier, puis nous continuons notre voyage.

Les choses humaines ont presque toujours leur mauvais côté. Ce chaland où nous sommes si bien a un grand défaut dans la circonstance, il ne va pas assez vite. Quand donc nous sommes arrivés chez M. Grandmont, nous le remercions du grand service qu’il nous a rendu, mais nous exprimons le désir de voyager maintenant en barge, afin de gagner un peu de temps. On prépare en effet une nouvelle embarcation, et à trois heures nous étions chez M. Vaugeois. Le dîner était prêt depuis midi, et on commençait à croire que nous ne viendrions pas. On n’a rien perdu pour attendre, car les appétits sont féroces.

Mon cher lecteur, souvenez-vous que c’est ici la famille affligée dont nous avons parlé dans notre article sur la Matawin. N’ajoutons rien à ce que nous avons dit, car ce sujet réveille des souvenirs trop douloureux.

Dès que notre équipage a pris le dîner nous nous mettons en route, car nous sommes déjà bien en retard.

Un joli petit garçon vient nous présenter une platée de bluets d’une beauté et d’une grosseur extraordinaires ; nous approchons du bord pour les recevoir et donner une petite récompense, et puis nous filons à toute vitesse.

Nous reconnaissons la fontaine du Genou : Nestor Desilets soulève le grand chapeau de paille garni de mousseline qu’il portait dans le voyage, et salue cet endroit remarquable pour lui.

Nous descendons le rapide Manigonse par l’endroit le plus facile, nous sommes si sages ! Ceux qui aiment le pittoresque descendent par quelqu’endroit où l’eau est plus tourmentée, mais ils sont exposés à voir les vagues sauter dans leur embarcation.

En passant à l’endroit où périt M. Théodore Olscamp, nous nous découvrons et nous chantons le psaume De profundis, que Monseigneur entonne d’une voix grave et émue.

En arrivant chez M. Louis Vaugeois, la plupart de nos compagnons, Monseigneur en tête, descendent sur la grève et coupent la pointe en s’avançant à pied. Nous ne restons que trois dans la barge, et pour éviter de faire un très long détour, nous longeons la côte mais avec beaucoup de difficultés, car il y a bien peu d’eau.

Comme nous approchons du rivage, un coup de canon retentit ; oui, un canon est rendu sur le Saint-Maurice ! Les montagnes, en cet endroit, forment presque une circonférence ; l’écho forme aussi un cercle de son autour de nous ; rarement nous avons entendu quelque chose d’aussi beau et d’aussi terrible à la fois.

Les habitants de la mission de Saint-Joseph de la rivière Mékinac nous attendent chez M. Vaugeois. Ils ont préparé un chaland pour la circonstance. Nous leur pressons la main, nous saluons aussi la famille Vaugeois, et sans plus de cérémonie nous partons. Il faut bien se hâter : il est six heures du soir, et nous avons trois lieues à faire sur une rivière à peine navigable.