Deux voyages sur le Saint-Maurice/01/10

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À St-Joseph de la Mékinac

Notre chaland s’ébranle, et un vigoureux coup de canon va dire au loin que l’évêque des Trois-Rivières part en ce moment, pour faire sa première visite dans la mission de St-Joseph. Six hommes robustes poussent le chaland avec leurs longues perches ; un septième est au gouvernail. Nous reconnaissons plusieurs des hommes qui nous ont conduits sur le Saint-Maurice ; reposons-nous sur la force et le courage de ces braves.

Les passagers sont fort à l’aise, mais quelle navigation pénible pour ceux qui poussent le chaland ! À chaque instant nous touchons aux pierres qui sont répandues partout dans le lit de la rivière, et il faut toute la force de ces hommes du Saint-Maurice pour nous faire passer outre.

Il vient des moments où le chaland s’échoue complètement ; il semble alors que nous ne pouvons aller plus loin, et vous auriez dit, vous aussi bien que moi : retournons sur nos pas, il est impossible de remonter la rivière Mékinac, la nuit, avec une pareille embarcation et une pareille charge. Eh bien ! savez-vous ce que font nos hommes ? Les quatre qui sont aux coins du chaland sautent dans la rivière, ils poussent le chaland, ils le soulèvent au besoin, et lui font franchir l’obstacle.

Il y a de grosses pierres qui obstruent le passage, mais à côté de ces pierres l’eau est assez profonde, les hommes en ont jusqu’à la ceinture et parfois même jusque sous les bras. N’importe ! ils n’ont pas un moment de faiblesse ou d’irrésolution. Quand l’obstacle est franchi, ils s’élancent sur le chaland avec leurs habits trempés. Or, à mesure que la nuit s’avance, il s’élève un vent glacé des plus désagréables ; nous qui sommes bien vêtus et toujours sur un plancher sec, nous sommes grelottants. Nous trouvons donc la conduite de ces hommes admirable, en considérant surtout que plusieurs ont déjà reçu la visite chez eux, et ne se trouvent ici que par complaisance et par esprit de foi.

Non seulement la navigation est difficile, mais encore il faut faire des sinuosités qui rappellent bien celles de la rivière Croche. À un endroit surtout, on arrive sur un rocher qui s’élève en dos d’âne, on fait un détour considérable, puis on revient à un demi-arpent du point d’où l’on est parti.

Il y a peu de chant pendant ce voyage : le travail immense que s’imposent nos hommes nous ôte l’envie de chanter.

Nous avions au-dessus de nos têtes un beau ciel étoilé, et Monseigneur s’occupa longtemps à montrer à notre aimable servant de messe les constellations les plus intéressantes.

Nous arrivons au rapide Blanc, ainsi nommé à cause de la mousse blanche que forment les eaux en s’y brisant sur les pierres. Ici, nous devrons faire un trajet en voiture ou à pied.

La lumière d’un fanal brille sur la rive : nous abordons, et nous reconnaissons, au milieu de plusieurs autres, M. Adolphe Landry, le jeune ecclésiastique que nous avons déjà rencontré à Saint-Roch de la Mékinac. Une grande voiture, entourée de feuillages, nous attend. Monseigneur, M. Prince, M. Gravel et moi y prenons place ; les autres font le trajet à pied.

En haut du rapide, une barge reçoit Monseigneur et M. Prince, un canot d’écorce porte M. Gravel et votre humble serviteur, et nous voguons sur la rivière mais toujours péniblement.

À mi-chemin, M. Prince qui redoute les mouvements de la petite barge où il est, descend à terre et, s’unissant aux autres hommes, fait le reste du chemin à pied. M. Gravel suit l’exemple de M. Prince.

Enfin nous arrivons chez M. Joseph Belleville ; c’est le terme de notre voyage. La mission a coutume de se faire un peu plus loin, chez M. Joseph Gagnon. C’est bien là aussi que devait se faire la visite épiscopale ; les préparatifs étaient déjà commencés, et quelle fête n’était-ce pas pour cet excellent chrétien ! Mais samedi, un vent soudain passa en tourbillonnant, et emporta le toit de sa maison. Dieu a éprouvé son serviteur en le privant d’une grande consolation ; le serviteur s’est soumis sans murmure, il a baisé la main de son maître.

Il fallut alors choisir une autre maison : M. Belleville offrit la sienne et on la transforma en chapelle. On couvrit les murs de branches de sapin, on éleva un autel magnifique et qui restera dans la mission ; on se procura de beaux chandeliers et de beaux tapis, enfin la chapelle fit honneur à ceux qui l’avaient préparée.

Mais savez-vous quelle heure il était quand nous nous trouvâmes réunis chez M. Belleville ? Onze heures et trois quarts de la nuit. La table étant toute mise, nous nous hâtons de manger avant minuit. Nous prenons un instant de récréation et nous essayons de dormir quelques heures. Nous étions six chez M. Belleville, car M. Landry s’était joint à nous.

Je ne sais pas ce qu’il en fut des autres, mais pour ma part je ne dormis pas bien cette nuit-là, j’étais trop grelottant.

À six heures du matin, Monseigneur dit à haute voix : Benedicamus Domino, et il descend le premier du lit. Le vieil évêque était moins brisé que ses jeunes prêtres.

Monsieur Prince dit la première messe ; notre bon petit servant est fatigué du voyage d’hier, il est obligé, à l’évangile, de se faire remplacer par M. Ad. Landry. Monseigneur dit la seconde messe ; je dis la troisième et M. Gravel dit la dernière. Monseigneur chante des cantiques comme dans les autres missions, et il fait seul tous les frais de la prédication.

Il n’y a personne à confirmer, mais nous donnons la communion à 24 personnes.

La mission Saint-Joseph, au recensement de 1886, renfermait 33 âmes, 6 familles, 24 communiants ; aujourd’hui on y compte 10 familles, de sorte qu’il y a une augmentation considérable.

Le premier colon fut Zéphirin Doucet, et Mme Doucet fut la première femme résidante. Le premier enfant qui ait été baptisé à Saint-Joseph est Marie-Anne Philomène Doucet, fille de Louis Doucet et de Rosanna Hamel. La première mission fut donnée par notre compagnon, M. le chanoine Prince, chez M. Joseph Gagnon, le 18 septembre 1885, jour de la fête de S. Joseph de Cupertino. En conséquence, M. Prince donna à la mission le nom de Saint-Joseph. Messieurs les abbés F. Beaudet et P. H. Marchand assistaient à cette cérémonie.

M. l’abbé Théophile S. de Carufel avait d’abord désigné le lot 23e comme devant recevoir la future chapelle, mais plus tard M. le chanoine Prince choisit à cette fin le lot 18e.

M. Joseph Gagnon voulut absolument nous conduire à l’endroit où sera élevée la chapelle, et c’est avec un grand bonheur que nous nous rendîmes à ses désirs.

Tout en cheminant, nous admirons l’excellente qualité de la terre, les défrichements qui sont déjà faits, et la beauté de la moisson qui couvre les terrains défrichés. Monseigneur prit la peine de mesurer une tige d’avoine, elle avait cinq pieds et demi.

La chapelle sera située dans un endroit agréable, non loin de la rivière et sur le bord d’un joli ruisseau.

M. Joseph Gagnon conserve la hutte où il s’est logé en arrivant à Saint-Joseph : cela rappelle les cellules des anciens solitaires. Franchement, nous admirons ce vieillard qui, jouissant d’une douce aisance à Saint-Maurice, est parti cependant pour s’enfoncer dans la forêt, à un âge où l’homme a droit de réclamer un légitime repos. Ses parents, ses amis cherchaient à le détourner de cette entreprise, mais une voix intérieure le sollicitait avec plus de force encore ; le ciel a des missions de dévouement pour certaines âmes choisies.

Un jour que les obstacles semblaient se multiplier outre mesure, il se jeta à genoux dans la forêt et dit à S. Joseph : Si ce n’est pas la volonté de Dieu que je m’établisse le long de la Mékinac, je suis prêt à y renoncer ; mais si c’est la volonté de Dieu que je me dévoue à cette œuvre, donnez-moi les moyens de vaincre les obstacles que je rencontre. Il se leva réconforté ; il continua son œuvre, et aujourd’hui il a deux belles terres, l’une pour lui-même, l’autre pour le plus jeune de ses fils, car ses autres enfants sont bien établis à Saint-Maurice même. Ces terres ont déjà une grande valeur, et il continue à les défricher avec courage : c’est l’œuvre de ses vieux jours, il y met tout son cœur.

Son rêve maintenant, c’est de voir avant de mourir une chapelle s’élever au milieu de cette petite colonie dont il se regarde comme le père, et d’entendre le long de la Mékinac retentir les sons de la cloche sainte. Oh ! quand il vous parle de cela, les larmes lui viennent aux yeux.

La paroisse de Saint-Joseph est formée de trois rangs parallèles ; les terres sur ces trois rangs sont excellentes, et la plus grande partie en est absolument plane. Ce sont des terres de belle argile, et la glaise se trouve à quelques pieds sous la terre arable.

Si M. le Dr Trudel, représentant du comté de Champlain, nous fait l’honneur de lire nos humbles notes, c’est à lui que nous nous adressons plus spécialement en ce moment. Il faut un chemin de sortie pour cette colonie intéressante ; il faut la mettre en communication avec les centres commerciaux. Or elle ne peut avoir de communication facile qu’avec la paroisse de Saint-Tite. Il faut donc qu’un chemin de colonisation s’établisse entre la paroisse de Saint-Tite et la nouvelle paroisse de Saint-Joseph. Ce chemin aura trois lieues de long, traversera un terrain plan et fertile, et ouvrira le deuxième rang de St-Joseph à la colonisation. Ce sera là un chemin utile s’il en fut jamais, et quand il sera fait, la formation d’une paroisse bien organisée sur la rivière Mékinac sera l’affaire de deux ou trois ans. Monsieur le Dr Trudel, n’oubliez donc pas nos amis de Saint-Joseph dans le partage de l’argent de colonisation.

Viendrait-on nous objecter que les paroisses de Sainte-Flore, de Saint-Tite, de Saint-Narcisse veulent avoir leur part de cet argent ? Je serais vraiment surpris d’une pareille objection. Quoi ! n’est-ce pas en faveur des vieilles paroisses que l’on travaille en ouvrant des chemins dans les terres nouvelles ? Qui donc prendra possession de ces terres, si ce ne sont pas les enfants des vieilles paroisses ? Qu’on ne vienne donc pas poser d’objections puériles, mais qu’on aide de toutes ses forces à ouvrir un large champ à la colonisation, afin que les jeunes gens n’aillent pas s’expatrier, en disant qu’ils ne savent plus où s’établir.

Nous avons vu le terrain de la future église, nous retournons maintenant chez M. Belleville, et ensuite se fera le départ.

La visite pastorale est donc terminée. Elle a été bien courte, mais elle laissera de longs souvenirs à Saint-Joseph.

Comme nous descendons la rivière en plein jour, il nous semble qu’elle n’est plus la même ; le voyage se fait rapidement. Nous comptons neuf jolies maisons le long de la Mékinac.

Nous avons retrouvé notre chaland d’hier au pied du rapide Blanc, mais arrivés chez M. Vaugeois, nous sommes priés de monter dans un autre où nous nous trouverons plus à l’aise. On y pose des talets, car nous allons descendre le Saint-Maurice à la rame. On met le canon sur notre chaland : il faut que les habitants des Piles ouvrent les oreilles à notre arrivée.

Nous descendons fort heureusement et fort gaiment aussi. Mais quand nous sommes vis-à-vis la maison de M. Alfred Maurice, nous voyons venir un canot d’écorce vers notre chaland ; c’est M. Maurice lui-même qui le monte. Il aborde et dit à M. le curé Gravel : Je vous prie de venir chez nous, ma femme se meurt. C’est cette femme que Monseigneur a bénie quand nous sommes montés dans le Saint-Maurice. La joie et la tristesse se touchent dans notre pauvre vie ; qui n’a éprouvé cela mille fois ? M. le curé passe dans le canot d’écorce, et nous continuons notre route.

Nous rencontrons un autre canot qui remonte le fleuve, et l’homme qui le conduit nous dit avec humeur : Vous allez assister à un beau spectacle ; les hommes de M. L. sont sur l’île aux Fraises, et je crois bien qu’ils sont à s’égorger, c’est effrayant de les entendre. C’était un parti de flotteurs qui campait sur cette île. Sans doute, ils étaient allés chercher de la boisson aux Piles, et la chicane s’était ensuite élevée parmi eux. Pauvres gens si courageux, si admirables d’ailleurs, pourquoi donc permettez-vous que la boisson vienne vous enlever et l’honneur, et la pureté de l’âme, et tout le fruit de vos pénibles travaux ?

Quand nous sommes vis-à-vis l’île aux Fraises, nous entendons retentir une voix ; nos rameurs s’arrêtent à l’instant. La voix continue alors : Monseigneur, on vous demande votre bénédiction. Nous étions loin, il n’y avait pas moyen de tenir une longue conversation, Monseigneur répondit : Je vais vous bénir, mes enfants, mais à une condition : c’est que vous ne vous saoûlerez pas. Nous crûmes entendre que la voix répondait : C’est bon. Alors Monseigneur leur donna sa bénédiction.

Un coup de canon parti de notre chaland va dire aux habitants des Piles que Monseigneur est proche. Un second coup réveille l’attention de ceux qui auraient été distraits au premier. Il commence à se faire tard. Nous voyons une lumière courir sur la rivière : c’est le gardien des estacades qui se hâte de les ouvrir pour nous livrer le passage.

Les détonations retentissent de toutes parts. Une chaloupe vient audevant de nous, chargée de trois prêtres et de quelques laïques. Ils chantent l’Ave maris stella, le Sub tuum, etc. Ils chantent bien mieux que nous, mais nous avons une bonne excuse à donner ; nous sommes enrhumés parce que nous avons trop chanté pendant le voyage. En descendant comme en remontant le Saint-Maurice, nous avons employé le temps à ce plaisant exercice.

Enfin nous abordons. On crie des hourras, on tire du fusil, même quelques maisons sont illuminées. Nous serrons la main d’une foule d’amis et nous gagnons le presbytère.

Oh ! la bonne et belle nuit que celle du retour !