Deux voyages sur le Saint-Maurice/01/13

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P.V. Ayotte (p. 111-164).

LES MISSIONNAIRES
DU SAINT-MAURICE

I

Voilà notre voyage terminé, et cependant pas un mot des admirables missionnaires du Saint-Maurice ! Quelques personnes ont été étonnées de cela, peut-être un peu scandalisées, et elles en ont fait la remarque. Pour les punir sévèrement de ces murmures, nous allons, sans retard, leur infliger un long, un très long chapitre sur nos missionnaires du Saint-Maurice, anciens et nouveaux. Or il faudra le lire ce chapitre ; car sur un point nous sommes semblable aux auteurs plus futés que nous : nous écrivons pour nous faire lire. Dans notre modeste étude nous ne remonterons pas jusqu’à Adam, ni même jusqu’aux Apôtres, mais nous remonterons jusqu’au milieu du 17e siècle. C’est déjà bien raisonnable.

Le père Jacques Buteux, dont le nom a déjà été prononcé à nos lecteurs, est le patriarche des missionnaires du Saint-Maurice. Il a répandu son sang généreux au milieu de ses labeurs, et par le martyre il a fécondé le champ qu’il allait cultiver. Chose remarquable, en effet, toutes les tribus qu’il voulait convertir ont entendu la parole de vérité, et les descendants de ces sauvages sont aujourd’hui de fervents chrétiens.

Le père Buteux naquit à Abbeville, en Picardie, dans le mois d’avril de l’année 1600, et il entra dans la sainte compagnie de Jésus le 2 octobre de l’année 1620. Il fit ses vœux de religion à Rouen, ville ou l’on s’occupait si activement des intérêts du Canada. Il était dès lors sous la main de Dieu comme l’argile sous la main du potier. Dieu en fit un vase d’élection pour porter sa parole au milieu des nations sauvages du Nouveau-Monde. Ayant terminé ses études théologiques, il se consacra immédiatement, en effet, aux laborieuses missions de la Nouvelle-France, et arriva à Québec le 24 juin 1634.

Il fut l’un des fondateurs de la mission des Trois-Rivières, et visita le poste de Tadoussac pendant 4 ans, de 1644 à 1647.

Il consacra 18 années de sa vie à la conversion des peuples Montagnais et Algonquins, et il avait pour ces peuples une véritable affection de père. D’ailleurs Dieu lui avait donné une grâce particulière pour toucher les cœurs des pauvres sauvages infidèles, et parmi les néophytes, on reconnaissait immédiatement ceux qui étaient sortis de ses mains, par une tendresse de dévotion et par une foi solide qu’on ne rencontrait pas au même degré chez les autres convertis. C’était un homme d’oraison, et il prenait dans ses entretiens avec Jésus cette piété tendre et sincère qu’il instillait si heureusement ensuite dans le cœur de ses disciples. Le père Buteux était d’une complexion faible, d’une santé chancelante, et pourtant il se mortifiait d’une manière terrible ; il couchait toujours sur la dure, passait une partie des nuits en prière, et s’imposait des jeûnes presque continuels. Il désirait faire encore davantage, il désirait recevoir le martyre de la main des Iroquois. Leur cruauté est grande, disait-il, et de mourir à petit feu c’est un tourment horrible ; mais la grâce surmonte tout, et un acte d’amour de Dieu est plus pur au milieu des flammes, que ne le sont toutes nos dévotions séparées des souffrances. Il convertit un très grand nombre d’âmes ou plutôt quantité de nations sauvages, comme parle le père Ragueneau ; sa piété, sa douceur attiraient mystérieusement les âmes à l’amour de Jésus. Le père Buteux est le S. Bernard de notre pays.

Il aimait tous les peuples sauvages, car il eût voulu les donner tous à Jésus-Christ, mais les enfants de son cœur étaient les Attikamègues. « Il avait imprimé dans l’âme de ces sauvages des sentiments de dévotion si puissants et si efficaces, qu’il semblait que ces bonnes gens ne fussent nés que pour le ciel. » (Lettre du père Ragueneau). Il fit une grande mission chez ce bon peuple en l’année 1651. Le premier parmi les Français, il remonta ainsi une partie considérable du Saint-Maurice, et les Relations des Jésuites nous ont conservé le récit de son voyage. Nos lecteurs nous sauront gré de leur mettre sous les yeux ce premier des « Voyages dans le Haut Saint-Maurice ; » nous accompagnerons la vieille narration de quelques commentaires, pour en faciliter l’intelligence.[1]

Le père Buteux écrit donc :

« On ne saurait s’imaginer les poursuites que firent les bons Attikamègues pour m’attirer en leur pays ; je n’y étais que trop porté d’affection, mais le congé ne m’étant pas donné, je ne pouvais accorder leur demande.

« Enfin, ayant permission d’y aller, je le signifiai aussitôt au capitaine d’une bande qui était aux Trois-Rivières. On me choisit un hôte qui prit charge de me fournir de tout ce qui m’était nécessaire : d’une traîne pour traîner après moi mon petit bagage : de raquettes pour marcher sur les neiges, etc.

« Le 27 mars, nous partîmes quatre Français, savoir : monsieur de Normanville et moi et nos deux hommes, en compagnie d’environ quarante Sauvages, tant grands que petits. Une escouade de soldats nous accompagna la première journée, à cause de la crainte des Iroquois. Le temps était beau, mais il n’était pas bon pour nous, à raison de l’ardeur du soleil qui faisait fondre les neiges. Je fus surpris d’une glace qui manqua sous mes pieds. Sans l’assistance d’un soldat qui me prêta la main, je n’eusse pu me sauver du naufrage, à cause de la rapidité de l’eau qui coulait dessous moi. Le chemin de cette première journée fut parmi de continuels torrents rapides et parmi des chutes d’eau qui tombaient du haut de précipices qui faisaient quantité de fausses glaces très dangereuses et très importunes, à cause que nous étions contraints de marcher le pied et la raquette en l’eau, ce qui rendait la raquette glissante, lorsqu’il fallait grimper sur des rochers de glace, proche des saults ou des précipices ; nous en passâmes quatre cette journée-là ; tout le chemin que nous pûmes faire fut d’environ six lieues, marchant dès le matin jusqu’au soir. La fin de la journée fut plus rude que le reste, à raison d’un vent froid qui gelait nos souliers et nos bas de chausses, qui avaient été mouillés depuis le matin. Notre escorte de soldats peu accoutumée à ces fatigues, était étonnée, et le fut encore davantage quand il fallut le soir faire la cabane au milieu des neiges, comme un sépulcre dans la terre. »

Ce premier campement dut se faire à la Gabelle. Aller des Trois-Rivières jusque-là, dit M. Benjamin Sulte, en une journée, la raquette aux pieds, à la fin de mars, par un soleil ardent, avec femmes, enfants, soldats novices en ces sortes de voyages, et des provisions pour quarante personnes, c’est le plus que l’on demande aux forces humaines. Le père Buteux et sa troupe se sont arrêtés aussitôt après avoir franchi la Gabelle. Pas de doute. Cela, dira-t-on, ne nous donne que cinq lieues ! Mais cinq lieues bien comptées, bien mesurées, ne peuvent-elles pas répondre d’une manière assez juste à cette estimation du père Buteux : environ six lieues ? Nous croyons que oui. Alors les quatre précipices dont il est parlé doivent être ceux des Forges, de l’Islet, de la pointe aux Baptêmes et de la Gabelle.

Deuxième journée — « Nous congédiâmes notre escorte et avançâmes vers le haut de la rivière. Nous rencontrâmes à une lieue de notre gîte, une chute d’eau qui nous boucha le passage ; il fallut grimper pardessus trois montagnes, dont la dernière est d’une hauteur démesurée. C’était pour lors que nous ressentions la pesanteur de nos traînes et de nos raquettes ! Pour descendre de l’autre côté de ces précipices, il n’y avait point d’autres chemins que de laisser aller sa traîne du haut en bas, qui de la raideur de cette chute allait audelà du milieu de la rivière, qui en cet endroit peut être de quatre cents pas. Suivaient, environ de lieue en lieue, trois autres sauts d’une prodigieuse hauteur, par lesquels la rivière se décharge avec un bruit horrible et d’une étrange impétuosité. C’est par ces lieux pleins d’horreur qu’il nous fallait marcher, ou plutôt se traîner. Enfin après onze heures de marche, nous nous arrêtâmes au haut d’une montagne très difficile à surmonter. »

La chute aux trois montagnes que rencontre d’abord le père Buteux est, sans aucun doute, ce que l’on appelait alors le Premier Saut. Cette chute, comme l’écrit la Mère de l’Incarnation, était très renommée, et elle fut tout à fait aplanie dans le grand tremblement de terre de 1663. Les trois montagnes ont été déracinées et englouties pendant la même catastrophe. Les trois sauts d’une prodigieuse hauteur qui se succèdent ensuite de lieue en lieue sont faciles à reconnaître pour la chute de Chawinigane, le rapide des Hêtres et la chute de la Grand’Mère. Le repos du soir eut lieu sur la montagne de la Grand’Mère.

« Le troisième jour, nous débarquâmes de grand matin, et nous marchâmes sur la rivière toujours glacée, grandement large en cet endroit-là. Sur les deux heures après-midi, le mirage nous ayant fait paraître en forme d’hommes quelques branches d’arbres enfoncées dans la rivière, chacun crut que c’était une bande d’Iroquois qui nous attendaient au passage. On envoie quelques jeunes gens à la découverte qui firent leur rapport que c’était l’ennemi. Pour lors, chacun des chrétiens se dispose à recevoir l’absolution et les catéchumènes au baptème. Après cela, le capitaine exhorte ses gens avec une harangue toute chrétienne, mettant sa confiance en Dieu ; chacun se résolut à vaincre ou à mourir. Aux approches, cet ennemi se trouva être imaginaire, mais les sentiments de dévotion étaient solides dans leur cœur, et je puis dire en vérité que je n’ai jamais vu une confiance en Dieu ni plus forte ni plus filiale. »

La fausse alarme qui fit voir chez les Attikamègues une piété si sincère dut être donnée un peu au delà de la montagne des Maurices.

« Le quatrième jour, je dis la sainte messe dans une petite île qui eut le bonheur de recevoir cet adorable sacrifice, qui fut le premier offert à Dieu en ces contrées. Pour ce sujet, ces bons chrétiens firent une salve d’escopetterie après l’élévation du Saint Sacrement, et, ensuite de leurs dévotions, un festin de blé-d’Inde et d’anguilles. Pour toutes provisions de plus de quarante personnes que nous étions, nous n’avions qu’environ deux boisseaux de farine de blé-d’Inde, un de pois et un petit sac de biscuits de mer. La difficulté de traîner des vivres nous avait obligés de n’en prendre pas davantage, outre que nous espérions de faire quelque chasse en chemin ; — mais elle ne fut pas telle qu’il nous eût été nécessaire, à peine eûmes-nous ce qu’il fallait plutôt pour éviter la mort que pour soutenir notre vie. Pour moi, j’avais assez de mon petit meuble ; le chemin, la lassitude et le jeûne, que je ne désirais pas rompre au temps de la Passion, ne me permettaient pas de me charger de vivres. Dieu néanmoins me donna plus de courage qu’à un jeune homme que j’avais emmené avec moi, lequel succomba sous le poids et fut contraint de nous abandonner pour s’en retourner avec deux femmes Algonquines, qui nous quittèrent deux jours après. »

La première messe dans les Territoires du Saint-Maurice fut donc dite le 30e jour de mars de l’an 1651, tout probablement dans l’île aux Bouleaux. Les fervents chrétiens qui l’entendaient firent à cette occasion une salve d’escopetterie, c’est-à-dire des décharges de carabines ; cela ne vous rappelle-t-il pas, comme à moi, ce qui vient de se passer, sur les bords de ce même Saint-Maurice, pendant la visite épiscopale ? Vous voyez que l’on suivait de glorieuses et très-anciennes traditions.

« Le cinquième et le sixième jour furent bien différents, et néanmoins tous deux semblables pour la fatigue des chemins ; le premier fut tout pluvieux, et le suivant fort beau, mais l’un et l’autre étaient fort incommodes, à cause que les neiges fondues aux rayons du soleil chargeaient nos raquettes et nos traînes ; pour éviter cela, il fallut les dix jours suivants partir de grand matin, avant que les glaces et les neiges fondissent. »

À la fin de cette sixième journée, on devait être plus loin que la Rivière-aux-Rats.

« Le septième jour, nous marchâmes depuis les trois heures du matin jusqu’à une heure après-midi, afin de gagner une île pour dire la sainte messe le jour des Rameaux ; je la dis, mais vraiment portant sur moi une partie des douleurs de la Passion de notre bon Maître, et dans une soif qui attachait ma langue au palais de ma bouche. La surcharge qu’il m’avait fallu prendre après que mon compagnon m’eût quitté, avait aussi accru mes peines : ces bons chrétiens qui avaient reconnu ma faiblesse durant la messe, me réconfortèrent d’une sagamité faite pour moi seul, d’une poignée de galette bouillie dans l’eau, et de la moitié d’une anguille boucanée. Après le dîner, nous dîmes les prières publiques au lieu de Vêpres, chacun avait marché le chapelet en main, le récitant en son particulier. »

Cette seconde messe fut dite, croyons-nous, dans l’île aux Goélands, à une petite distance de La Tuque.

Qu’il est beau, mes chers lecteurs, qu’il est édifiant de voir ce saint missionnaire au milieu d’un voyage si long et si pénible, rester strictement à jeun, parcequ’on était au temps de la Passion ! Qu’il est touchant de le voir jeûner jusqu’à une heure après-midi, malgré des fatigues incroyables, malgré les horreurs d’une soif dévorante, pour pouvoir dire la messe à de pauvres sauvages au dimanche des Rameaux ! Et ces sauvages, n’est-ce pas un spectacle admirable de les voir le chapelet à la main, marchant dans une prière continuelle à travers les glaces et les neiges ! Si le Saint-Maurice a vu des spectacles dégoûtants, il en a vu aussi qui étaient vraiment dignes du ciel.

« Le huitième jour, pour éviter les torrents rapides et les dangers de la rivière, dont les glaces commençaient à se rompre, et qui n’eussent pas pu nous porter, nous entrâmes dans le bois par un vallon qui est entre deux montagnes ; ce n’était qu’un amas de vieux arbres abattus par les vents, qui embarrassaient un chemin très fâcheux, et sur lequel nous avions de la peine à gravir, nos raquettes à nos pieds, qui s’engageaient dedans les branches de ces arbres. Nous gagnâmes enfin au-dessus des terres une montagne si haute, que nous fûmes trois heures avant que d’être au coupeau. Outre ma traîne, j’avais entre mes bras un petit enfant de trois ans, fils de mon hôte : je le portai pour soulager sa mère, qui était chargée d’un autre enfant avec son bagage dessus sa traîne. Au dessus de cette montagne nous rencontrâmes un grand lac, qu’il fallut traverser ; chaque pas nous faisait songer à la mort et nous laissait dans les craintes de nous voir abîmés dans ces eaux ; nous y enfoncions jusqu’à mi-jambe et davantage au-dessous d’une première glace qui était plus tendre, la seconde glace nous arrêtait. Souvent le chemin trop glissant et de fausses démarches nous faisaient tomber assez rudement, et alors non-seulement les jambes, mais tout le corps enfonçait dans l’eau. »

Le père Buteux ne fit pas le portage de La Tuque, mais il s’enfonça dans la forêt en suivant ce qu’on appelle aujourd’hui la crique de Deverick, et traversa un grand nombre de lacs, entre autres le lac Siconsine qui a pour rives des roches toutes droites, plus hautes qu’aucune falaise de France. Le quatorzième jour, il célébra la fête de Pâques dans une petite chapelle bâtie de branches de cèdre et de sapin, et parée extraordinairement, c’est-à-dire qu’un chacun y avait apporté ses images et ses couvertes neuves. Le dixième jour d’avril, on partit de grand matin, mais il fallut marcher dans l’eau jusqu’à mi-jambe.

« Après avoir traversé quatre lacs, » continue le père, « nous arrivâmes à celui où mon hôte fait sa demeure plus ordinaire. Nous allâmes nous cabaner sur un tertre de sable, et sous des pins, où la neige était fondue : nous y dressâmes une chapelle, où je dis la sainte messe en action de grâces, on y planta après une belle croix. Jusqu’ici nous nous étions contentés en nos cabanages d’entailler quelques croix sur un arbre, mais nous dressâmes en ce lieu ce bel étendard. Nous demeurâmes en repos le reste du jour, nous avions le temps de manger, si nous eussions eu de quoi ; la neige étant à demi fondue, et le poisson ne terrissant pas encore, nous fûmes l’espace de quinze jours en grande disette. Mes gens se mirent à faire des canots, ils y travaillaient depuis le matin jusqu’au soir ; je m’étonne comme ils pouvaient resister au travail, ne mangeant pas en tout chaque jour, la valeur de six onces de nourriture. Leur plus grande peine était de nous voir pâtir ; ils offraient à Dieu gaiment toutes ces peines. Voyant que tout le monde cherchait sa vie, je me joignis avec un bon vieillard pour aller tendre des lacets aux lièvres ; un jour je m’égarai dans les bois et ne pus retrouver ma route. Je marchai tout le long du jour par d’étranges pays, par des montagnes et des vallées pleines d’eaux et de neige fondue, sans me pouvoir reconnaître ; la lassitude, la froideur des eaux, et la nuit qui me surprenait étant encore à jeûn, me contraignirent de me jeter au pied d’un arbre, tout mouillé et tout gelé, car il gelait tous les soirs : j’amassai des branches de pin, dont je me fis un matelas pour me défendre de l’humidité de la terre, et une couverture pour m’abrier contre le froid, j’eus toutefois le loisir de trembler toute la nuit. L’altération était ma plus grande peine, j’étais proche d’un grand lac, dont je puisais de l’eau de fois à autre pour soulager ma soif ; je m’endormis à la fin, et à mon réveil, après m’être recommandé à mon ange gardien et au feu Père Jean de Brébeuf, j’entendis un coup d’arquebuse. C’étaient de nos gens qui avaient été toute la nuit en peine pour moi ; je répondis de la voix au coup qu’on avait tiré, qui redoubla. Je pris la route du côté d’où venait le son, et arrivant au bord d’un lac, je vis le sieur de Normanville qui me venait chercher en canot avec mon hôte. M’étant rendu en la cabane, on m’y traita comme un homme ressuscité, d’un peu de poisson qu’on avait pris, et cela se mange sans pain, sans vin, sans autre ragoût que l’appétit qui ne nous manque pas.

« Le jour de Saint Marc, après la Procession et la Messe, on bénit le lac, et on lui donna le nom de saint Thomas, on bénit aussi les canots, et on donna à chacun le nom de quelque saint, qu’on écrivit dessus avec de la peinture rouge. »

On devait être près de la rivière Vermillon dont le lit renferme une belle peinture rouge.

« Tous les chrétiens, avant que de partir pour aller aux lieux où se font les assemblées, se disposèrent par une communion générale, qui se fit le premier jour de mai ; le lendemain nous nous mîmes en canot, et nous fûmes jusqu’au dix-huitième jour de mai à voguer par diverses rivières, par quantité de lacs, qu’il fallait chercher par des chemins dont la seule mémoire me fait horreur, par des rochers quasi inaccessibles, et souvent nous étions contraints de traverser des terres pour trouver des lacs et des rivières qui n’avaient point de communication : c’est-à-dire qu’il fallait nous charger de nos canots et de notre bagage, souvent n’ayant rien de quoi vivre, et n’en pouvant trouver.

« Enfin le jour de l’Ascension, après avoir dit la messe sur une belle roche toute plate, au milieu d’une petite île, et après avoir traversé des lieux de terreur et d’effroi, nous arrivâmes au lieu de l’assemblée. Je fus ravi d’y voir en un lieu éminent une haute et belle croix, nous l’adorâmes et invoquâmes l’assistance des anges gardiens, et de saint Pierre, patron de ces contrées. Ensuite nous fîmes une salve d’arquebuse, à laquelle nous n’eûmes point d’autre réponse que les voix de quelques enfants, ce qui nous étonna. Mais le capitaine qui parut seul peu de temps après, et nous vint au devant sur le rivage, nous en emporta la raison. Mon père, me dit-il, si l’on n’a point répondu à votre salve, ce n’est pas manque ni de pouvoir de le faire, ni d’amour que nous ayons pour toi ; il y a ici quantité d’armes à feu, de la poudre et du plomb, et il n’y en a pas un d’entre nous qui ne t’aime autant qu’il a d’amour pour son salut ; mais on est maintenant aux prières dans la chapelle, on t’y attend pour remercier Dieu de nous avoir donné ta personne. Allons-y a la bonne heure, lui dis-je, mais qui a planté cette croix ? Il y a longtemps, dit-il, que les premiers chrétiens l’ont érigée, et pourquoi ne l’auraient pas fait ? ajouta-t-il, n’y étaient-ils pas autant obligés que les Français ? mais allons, entrons dans la chapelle. C’était une cabane d’écorces faite en berceau, au fond de laquelle il y avait une façon d’autel, le tout paré de couvertes bleues, sur lesquelles étaient attachées des images de papier, et quelques petits crucifix ; nous dîmes tous le chapelet de compagnie et chantâmes quelques motets de dévotion.

« Les principaux me vinrent faire leurs compliments et m’invitèrent de baptiser leurs petits enfants, j’en baptisai sur l’heure une quinzaine ; la nuit me fit remettre les autres à la première commodité. Les adultes me pressaient tellement pour l’instruction, qu’à peine pouvais-je dire mon office. Je commençai par les vieilles gens, j’en rencontrai de quatre-vingts et de cent ans, qui jamais n’avaient vu d’européens, mais au reste si bien disposés pour la foi, qu’on eût dit que Dieu les réservait comme un saint Siméon et une sainte Anne la Prophétesse, pour avoir connaissance de Jésus-Christ.

« Quoique le temps me fût cher et précieux, et que pour la lassitude et les fatigues des chemins, j’eusse besoin du repos de la nuit, encore fallut-il permettre quelque danse en ma cabane, en signe de réjouissance et d’action de grâces, selon la façon du pays ; et le lendemain il fallut assister à quelque festin, quoique les vivres fussent rares. Le peu de neige qu’il y avait eu durant l’hiver en toutes ces contrées, y avait causé la famine : si bien que là où nous pensions trouver des vivres en abondance, nous n’y rencontrâmes que de la pauvreté. Leur bonne volonté m’était plus que tout cela, et la bonne disposition que je voyais en ces pauvres peuples, était ma vraie viande, ce me semblait.

« Le lendemain arrivèrent sept ou huit familles d’un autre endroit, dont je baptisai les enfants. Je disposai les chrétiens à la confession et à la communion ; je croyais y avoir beaucoup de peine, y en ayant bon nombre qui jamais ne s’étaient confessés depuis leur baptême et depuis leur bas âge ; mais tous tant qu’ils étaient dès la première fois se confessèrent aussi bien que s’ils eussent été instruits au catéchisme, comme des français. Tous avaient leurs chapelets, et savaient très bien leurs prières, les uns les ayant enseignées aux autres. »

Le Père Buteux donne ici, avec de longs développements, les marques de la solidité du christianisme et de la foi de ses chers Sauvages, ce sont 1o leurs confessions faites avec tant de soin, 2o le zèle qu’ils font paraître à bannir le vice, 3o l’assiduité et la diligence à s’acquitter des devoirs d’un bon chrétien, 4o la continuelle pensée de la mort, 5o la dévotion pour les âmes des trépassés. Puis il continue : « Après avoir séjourné quelques jours au lieu de cette première assemblée, je m’embarquai en compagnie de trente-cinq canots, pour aller en une autre assemblée environ à vingt-cinq lieues de là. Nous n’avions point d’autres provisions que le provenu de notre pêche ; neuf à dix onces d’un morceau de poisson était notre ordinaire par jour.

« Le lendemain de notre embarquement, nous rencontrâmes des chutes d’eau horribles, entr’autres en un endroit où la rivière ayant roulé à travers quantité de lits de roches, tombe tout à coup comme dans un précipice, qui est comme une auge ou berceau de pierre, long de quelque centaine de pas. Dans ce berceau la rivière bouillonne en telle façon, que si vous jetez un bâton au dedans, il y demeure quelque temps sans paraître, puis tout à coup il s’élève en haut la hauteur de deux piques, à quarante ou cinquante pas du lieu où vous l’avez jeté.

« Le troisième jour, nous arrivâmes où nous voulions aller, on nous y salua d’une décharge générale de toutes les armes à feu. Après que leur capitaine m’eût adressé sa harangue, qui fut courte, mais pleine d’affection et de piété, on nous mène droit dans une chapelle, faite d’écorce de certains pins très odoriférants, et bâtie de la main de ces bons chrétiens, jamais aucun européen n’y avait mis le pied. Deux capitaines firent merveilles en parlant hautement du bonheur de la foi, dont ils jouissaient par nos soins et par nos charités. L’un d’eux que j’avais baptisé aux Trois-Rivières il y a quelques années, homme de très bon esprit, de riche taille, et excellent chrétien, m’apporta un petit faisceau de pailles, c’était comme un catalogue de ceux que lui-même avait instruits et très bien disposés pour le baptême. Je fus ravi de voir que Dieu y avait fait sans nous, ce que je n’eusse osé espérer par moi-même après de longues instructions. Les deux premiers auxquels je pariai, furent deux frères mariés à deux jeunes femmes très bien faites, mais modestes, autant qu’aucune chrétienne européenne. L’aîné des deux frères, tenant son chapelet, me tint ce discours : Voilà, dit-il, ce que je prise plus que toutes les choses du monde ; je n’ai jamais vu d’européens qu’aujourd’hui, et je n’en désirais point voir, si non pour être instruit et baptisé. Il y a trois ans que je demande à Dieu de voir ceux qui enseignent et qui baptisent ; il m’a bien obligé de t’avoir amené pour me baptiser, je te remercie d’être venu : ne perdons pas le temps, enseigne-nous. Mais quoi, leur dis-je, savez-vous les prières ? Écoute-nous, me dirent-ils, alors chacun d’eux se mit à genoux, dit ses prières, tenant en main son chapelet. Mais d’où avez-vous ce chapelet ? Les chrétiens, me répondirent-ils, nous les ont donnés. Il y avait de la consolation à voir leur modestie et leur attention : ils ne perdaient pas un mot de ce qu’on leur disait ; leur ayant enseigné quelques mystères, ils demandaient qu’on les interrogeât, et puis le possédant bien, ils se divisaient par petites troupes pour l’enseigner aux autres qui ne s’y étaient pas trouvés. En moins de rien tous surent le catéchisme, et peu de jours après je baptisai ceux que je vis les mieux disposés. La plupart de cette assemblée n’avaient jamais vu d’européens ; je confessai et communiai les anciens chrétiens. Le samedi, le Capitaine publia qu’on eût à se pourvoir des choses nécessaires pour le lendemain, et qu’on ne travaillât pas le dimanche. Cette coutume de célébrer les jours de fêtes, n’est pas seulement observée des chrétiens, mais aussi des autres.

« Mais je fus ravi de voir une chrétienne, nommée Angélique, c’est en vérité une sainte : tout le temps qu’elle ne travaille pas, elle le donne ou à l’instruction du prochain, ou à la prière. Je prenais un plaisir indicible de la voir enseigner les autres, et jamais je n’ai vu aucun sauvage qui sût si bien les mystères de notre foi ; le Saint-Esprit est un grand maître. Spiritus ubi vult spirat. Ô quelle confusion pour moi, de voir comme ces pauvres barbares, sans prêtre, sans messe, ni autre secours, se maintiennent dans une telle pureté et ferveur. Monsieur de Normanville en était touché sensiblement. Suivons notre voyage.

« De cette seconde assemblée, nous allâmes à une troisième, à trois journées de là, en compagnie de soixante canots. Je ne trouvai pas peu à y travailler, à cause que ces gens venaient d’un pays où la foi était encore estimée comme une loi de mort, et où la polygamie était en règne. À mon abord je leur parlai du dessein qui m’amenait ; les chrétiens qui m’accompagnaient leur dirent des merveilles des grandeurs de notre foi, et des peines que j’avais prises pour les venir instruire, leur faisant bien entendre que j’étais une personne de considération, mais que pour l’amour de leur salut je m’exposais à toutes ces fatigues. Ces sauvages s’apprivoisèrent petit à petit à ces discours, et m’amenèrent plusieurs enfants pour être baptisés ; le lendemain eux et tous les chrétiens plantèrent une grande croix, et se mirent à bâtir une chapelle, et à réparer proche de là un cimetière pour les morts. J’enseignais dans cette église depuis le matin jusqu’au soir ; nos néophytes de leur côté faisaient leur possible, et peu de jours après on remarqua des changements notables. En voici quelques témoignages.

« Premièrement, sitôt qu’on appelait aux prières, chacun y accourait comme des faméliques à un festin. Secondement, quand on les allait quérir pour être instruits, ils quittaient tout, quelques empêchements qu’ils eussent, et en quelque temps que ce fût. Troisièment, on m’apportait les tambours et autres instruments superstitieux dont les jongleurs, qui font métier de sortilège, se servent dans le recours qu’ils ont aux démons qu’ils invoquent. Quatrièmement, le jour ne suffisant pas, ils me venaient querir la nuit, pour être instruits dans leurs cabanes, où j’étais écouté comme un ange du ciel. Cinquièmement, les plus anciens exhortaient la jeunesse d’écouter attentivement et de bien retenir mes instructions, afin d’apprendre d’eux avec plus de loisir ce qu’ils auraient appris de moi ; la ferveur était générale. Quoique plusieurs demandassent le baptême, l’espace de dix jours que je demeurai là, je ne jugeai pas à propos de le conférer si tôt, si ce n’est aux vieilles gens, pour qui je craignais une mort plus prochaine.

« La famine contraignit cette assemblée de se dissiper. Ils me conjurèrent de retourner dans un an avec des affections si tendres, que mon cœur en était tout consolé. Le zèle de convertir les âmes est comme naturel à ces bons peuples Attikamègues : les maris gagnent leurs femmes à Dieu, et les femmes attirent leurs maris ; les parents instruisent les enfants, et les enfants gagnent leur père et mère ; en un mot ce pays est un bon terroir où la semence de la foi rend son fruit au centuple.

« Nous retournâmes par un chemin tout autre que celui que nous avions tenu en allant, nous passâmes par des torrents quasi continuels, par des précipices et par des lieux pleins d’horreur en toute façon. En moins de cinq jours nous fîmes plus de trente-cinq portages, et quelques-uns d’une lieue et demie : c’est-à-dire qu’il faut alors porter sur ses épaules son canot et tout son bagage, et cela avec si peu de vivres, que nous étions dans une faim continuelle, quasi sans force et sans vigueur ; mais Dieu est bon, et ce nous est trop de faveur de consumer nos vies et nos jours à son saint service. Au reste les fatigues et les peines qui m’eussent fait peur au seul récit, ne m’ont endommagé la santé. Nous fûmes de retour aux Trois-Rivières le 18 du mois de juin.

« J’espère au printemps prochain faire le même voyage, et pousser encore plus loin, jusqu’à la mer du Nord, pour y trouver de nouveaux peuples et des nations entières, où la lumière de la foi n’a jamais encore pénétré. »

La rivière par laquelle le Père revint, dit Benjamin Sulte, est ici clairement indiquée. C’est la rivière Matawin qui n’est qu’un torrent épouvantable d’un bout à l’autre, si bien qu’en un certain endroit où nos voyageurs sautent en canots, cinq lieues se font en trois quarts d’heure, chose incroyable mais vraie pourtant. Les voyageurs l’appellent la rivière de l’Enfer, tant elle est affreuse.

Le bon Père Buteux ne se reposa guère de ses longues fatigues : dès le 26 juin il s’en va à Québec, puis à Tadoussac, puis à Gaspé et jusqu’à l’île Percée ; il était insatiable du bien des âmes. De retour aux Trois-Rivières à la fin de l’automne, il reçut une nouvelle qui lui brisa le cœur : les Iroquois avaient pénétré chez les Attikamègues ! « Cette croix m’a été d’autant plus sensible, » écrivit-il au Père Ragueneau, « que plus je me trouvais coupable de la perte de quelques catéchumènes morts sans baptême, et que j’avais plus sujet de m’attrister du massacre de quelques braves néophytes, qui avançaient mille fois plus que moi le Christianisme parmi les peuples que Dieu m’a donné en charge.

« Les Iroquois, continue-t-il, sont entrés dans le pays des Attikamègues, jusqu’au lac nommé Kisakami ; je n’aurais jamais cru qu’ils eussent pu trouver ni aborder ce lac avec leurs canots : nous marchâmes environ vingt jours sur les neiges, au voyage que j’ai fait en ces contrées, avant que de le rencontrer ; la longueur des chemins, les courants d’eau, les torrents horribles et très fréquents, n’ont pas empêché que ces barbares n’aient été surprendre vingt-deux personnes dans les ténèbres de la nuit. Il n’y avait que trois hommes dans leur cabane qui se sont défendus vaillamment, tous les autres n’étaient que des femmes et des enfants, qui après la mort de ces trois braves combattants ont été liés et garottés, et entraînés comme des victimes, au pays des feux et des flammes.

« Une cabane voisine, remplie de femmes dont les maris étaient allés à la chasse, entendant le bruit du combat, et les cris et les gémissements de leurs victimes, se sauvèrent à la faveur de la nuit ; leurs maris retournant de la poursuite des bêtes, furent bien étonnés de voir leurs compatriotes massacrés et leurs femmes en fuite. Se doutant bien qu’elles auraient tiré vers nos quartiers, il sont venus chercher le même asile. »

Le bon père s’occupa du sort de ces malheureuses victimes, il fut question de les envoyer à Sillery, mais elles préférèrent rester aux Trois-Rivières.

Le printemps arrivé, les Attikamègues voulurent retourner en leur pays, et ils sollicitèrent vivement le père Buteux de les y suivre de nouveau. C’est qu’ils avaient envoyé des présents de porcelaine à des peuples plus éloignés, en gagnant vers le nord, et que ces peuples encore infidèles leur avaient promis de se trouver sur les pas du père Buteux, afin d’entendre la parole évangélique. Le bon père avait donc une moisson toute préparée ; il n’hésita pas à entreprendre le voyage, y eût-il mille vies à perdre et mille Iroquois sur le chemin. La veille de son départ il écrivit la lettre suivante au père Ragueneau :

Mon Révérend Père,

« C’est à ce coup qu’il faut espérer que nous partirons, Dieu veuille que les résolutions soient fermes, et qu’enfin nous partions une bonne fois, et que le ciel soit le terme de notre voyage. Hæc spes reposita est in sinu meo. Notre équipage est faible, la plupart d’hommes languissants, ou de femmes et d’enfants, le tout environ soixante âmes. Les vivandiers et les provisions de cette petite troupe sont entre les mains de celui qui nourrit les petits oiseaux du ciel. Je pars accompagné de mes misères, j’ai grand besoin de prières, je demande en toute humilité celles de votre Révérence, et de nos Pères. Le cœur me dit que le temps de mon bonheur s’approche. Dominus est quod bonum est in oculis suis faciat. »

Il partit en effet, le 4 avril 1652. La troupe marchait un peu lentement, vu la manière dont elle était composée ; mais la chose la plus pénible et la plus désavantageuse, c’est qu’on était obligé de vivre de chasse pendant la route. Il fallait beaucoup de gibiers pour nourrir soixante personnes, et cependant la chasse est peu favorable et peu abondante en cette saison de l’année. On était parfois jusqu’à trois jours sans pouvoir saisir aucune proie, de sorte qu’aux fatigues du voyage il fallait ajouter le tourment presque continuel de la faim.

Le soleil du printemps fit fondre la glace sur laquelle on avait marché pendant les premiers jours, alors on se construisit des canots en écorce, et on commença à naviguer sur le Saint-Maurice. Mais la famine augmentant sans cesse, il fallut en venir à se séparer. En effet, par petites troupes les Sauvages avaient plus de chance de résister à la famine, et si une troupe mourait de faim et de misère, on pouvait espérer que les autres seraient épargnées.

Avant la séparation, le père Buteux dit la messe à ses ouailles, le jour de l’Ascension, et il les nourrit une dernière fois du pain des forts.

Se divisant alors en petits groupes, ils prirent les devants, et le missionnaire resta en compagnie d’un français nommé Fontarabie, bien accoutumé à la vie des Sauvages, et d’un jeune huron chrétien nommé Tsondoutannen. Il organisa sa petite expédition, et partit à son tour sur le Saint-Maurice, en canot d’écorce pour gagner le pays des Attikamègues. Les trois voyageurs ayant marché ainsi tout le reste du jour, cabanèrent où la nuit les obligea de s’arrêter.

« Le lendemain, qui était le dixième jour du mois de mai, ils continuent leur route, dit le père Paul Ragueneau ; et ayant été obligés de se débarquer par trois fois, en des endroits où la rivière va tombant dans des précipices, et où elle n’est plus navigable, (c’est-à-dire qu’en ces rencontres, il faut porter sur ses épaules son canot et tout son bagage), lorsqu’ils faisaient leur troisième portage, chargés chacun de son fardeau, ils se virent investis d’une troupe d’Iroquois, qui les attendaient au passage. Le huron, qui marchait le premier, fut saisi si subitement qu’il n’eut pas le loisir de faire aucun pas en arrière. Les deux autres, un peu plus éloignés, furent jetés par terre, les ennemis ayant fait sur eux la décharge de leurs fusils. Le Père tomba blessé de deux balles à la poitrine, et d’une autre au bras droit, qui lui fut rompu. Ces barbares se ruèrent incontinent sur lui, pour le percer de leurs épées, et pour l’assommer à coups de haches, avec son compagnon. Ils n’eurent point tous deux d’autres paroles en bouche que celle de Jésus. Ils furent dépouillés tout nus, et leurs corps furent jetés dans la rivière.

« Deux jours après, d’autres chrétiens qui tenaient le même chemin, tombèrent dans les mêmes embûches, et un jeune algonquin, que les Iroquois prirent vif, y fut brûlé cruellement sur le lieu même, n’ayant point d’autre consolation sinon de Dieu, qu’il invoqua jusqu’au dernier soupir. Ils réservaient le jeune huron pour le brûler en leur pays, mais Dieu lui donna le moyen de rompre ses liens au bout de quelques jours, et s’étant échappé tout nu de sa captivité, il arriva heureusement aux Trois-Rivières, le huitième jour de juin, et ce fut lui qui nous apporta ces tristes nouvelles, assez heureuses toutefois, puisqu’elles sont glorieuses à Dieu dans la mort de ceux qui consomment leur vie pour le salut des âmes. »

Les Attikamègues avaient perdu leur apôtre bien-aimé ! Ils vinrent de loin, avec une piété toute filiale, pour chercher sa dépouille mortelle, mais ils ne purent jamais la retrouver, bien qu’ils aient rencontré le corps du pauvre Fontarabie, à demi mangé par les corbeaux et les bêtes féroces.

Les Attikamègues n’avaient plus cet incomparable ami, ce père tendre qui les dirigeait d’une manière sûre dans les voies de la piété et de la religion, mais ils comptaient un protecteur de plus dans le ciel. Sans aucun doute, c’est aux prières de ce saint missionnaire qu’il faut attribuer la persévérance étonnante des Sauvages du Saint-Maurice dans la foi et la pratique des vertus chrétiennes.

Mais en quel endroit fut donc tué cet admirable père Buteux ? Beaucoup de mes lecteurs vont me répondre immédiatement : à Chawinigane. Cette opinion, en effet, sourit à un grand nombre de personnes ; et cependant, il faut bien avouer qu’elle n’est pas appuyée sur la vérité historique. Lorsqu’il tomba entre les mains des Iroquois, le père Buteux avait fait trois portages dans la même journée, et l’on veut croire que ces portages étaient ceux de la Grand’Mère, des Hêtres et de Chawinigane ; alors il faudrait conclure que le bon père est mort, non pas à Chawinigane, mais à la Grand’Mère, puisqu’il voyageait en remontant le Saint-Maurice. Si un voyageur allant des Trois-Rivières à Québec avait traversé trois paroisses dans une même journée, et qu’il eût été assassiné en traversant la troisième, je serais bien étonné de vous entendre dire qu’il est mort au Cap de la Madeleine ; je vous dirais avec raison : concluez au moins qu’il est mort à Batiscan.

Le père Buteux n’est pas mort, non plus, à la Grand’Mère ; cela est bien facile à prouver.

Il est parti des Trois Rivières le 4e jour d’avril, et sa troupe de soixante personnes s’est dispersée le 9e jour de mai, il avait donc marché avec les Attikamègues pendant 34 jours. Comme l’équipage était composé en grande partie d’hommes languissants, de femmes et d’enfants, et comme de plus il fallait vivre de chasse en route, supposons qu’ils n’aient fait que deux lieues par jour, tandis qu’à leur premier voyage ils en faisaient cinq. Et comme ils se trouvèrent dans le temps de la débâcle, supposons qu’ils aient été complètement arrêtés pendant 16 jours ; vous voyez que je me montre bon seigneur : eh bien ! nous arriverons encore à un total de 36 lieues parcourues, ce qui nous mène précisément à La Tuque. Or il n’est pas du tout raisonnable de supposer qu’ils aient fait moins que cela. Mais ce n’est pas tout. Après la séparation, le père et ses deux compagnons marchent jusqu’au soir, et le lendemain, avant de tomber entre les mains de leurs ennemis, il avaient déjà fait deux portages et étaient à faire le troisième, leur deuxième journée de marche était donc à peu près complète. Et tout cela ne les aurait conduits qu’à la chute de la Grand’Mère ! Il faudrait donc que les Attikamègues eussent passé 34 jours à marcher en rond sur les coteaux des Trois-Rivières !

Mais pour qu’on ne nous accuse pas de détruire sans pouvoir édifier, voici comment on pourrait fixer les détails de cette partie du voyage du Père Buteux. Le saint missionnaire dit sa dernière messe dans l’île aux Goélands, le jour de l’Ascension. Quand les Sauvages eurent communié, ils prirent les devants pour se séparer par petites bandes quand ils seraient au-delà de La Tuque. Un certain nombre ont même pu entrer dans la forêt par la crique qu’ils avaient suivie l’année précédente.

Le père Buteux organisa alors sa petite expédition : il se rendit à La Tuque, fit le portage, et ayant remonté le Saint-Maurice jusqu’aux Petites-Pointes, à 7 milles de La Tuque, il s’y cabana pour passer la nuit. Le lendemain, il fit le portage du rapide des Petites-Pointes, continua sa route en canot et fit un second portage au rapide des Grandes-Pointes ; puis, à une distance assez considérable, mais toujours dans la même journée, il atteignit le rapide de Stronick.[2]

Il faisait là son troisième portage, quand il fut assassiné par les Iroquois.

Pour confirmer ce que nous venons de dire, nous avons encore la fuite du jeune huron qui accompagnait le père Buteux. Les Iroquois restèrent en embuscade, mais ils ne firent aucun mal à ce jeune homme, ils le réservaient pour être brûlé dans leur pays. Au bout de quelques jours, le huron s’échappe et retourne aux Trois-Rivières ; mais il n’arrive au milieu des Français que le 8 de juin suivant, preuve évidente qu’il venait de loin, et non pas seulement de la chute de Chawinigane. On peut raisonnablement supposer qu’il marcha pendant près de trois semaines. S’il fût parti du portage de Chawinigane, le soleil du lendemain l’eût vu dans le fort des Trois-Rivières.

Voudrait-on dire maintenant que le père Buteux s’en retournait aux Trois-Rivières, et que ses deux jours de marche l’avaient fait arriver à Chawinigane ? Ce serait alors une protestation que nous ferions entendre, car une pareille supposition est injurieuse à la mémoire du père Buteux. Non, ce courageux missionnaire ne tournait pas le dos à ses chers Sauvages ; non il ne renonçait pas à évangéliser toutes ces nations lointaines que les pieux Attikamègues avaient convoquées exprès pour l’entendre. Les Relations des Jésuites ne laissent pas même soupçonner qu’il eût abandonné son voyage, et l’abbé Ferland dit formellement que le père Buteux marchait vers le pays des Attikamègues, quand il tomba sous les balles des Iroquois.

Je dis que les Relations ne laissent pas soupçonner qu’il eût abandonné son voyage, mais c’est peut-être dire encore trop peu : les Relations supposent d’une manière claire que le bon père continuait sa route vers le Nord. En effet ces paroles : il se résolurent de se séparer et de prendre diverses routes, etc. ; les autres bandes ayant pris le devant, etc., ne nous disent-elles pas avec la dernière évidence que le père, lui aussi, continuait à marcher vers le même but que les Sauvages ? Admettre que le père Buteux retournait aux Trois-Rivières quand il fut frappé par les Iroquois, nous paraît donc une grave erreur historique. Par conséquent, dire qu’il fut tué à Chawinigane est pour nous une chose tout à fait inadmissible. Nos lecteurs, nous l’espérons, sont maintenant de notre avis.

II

Après le père Buteux, il y a une lacune de près de deux cents ans dans l’histoire des missions du Saint-Maurice ; les missionnaires prenaient une autre route pour rejoindre les nations éloignées, et les sauvages du Saint-Maurice venaient aux Trois-Rivières pour recevoir la parole évangélique.

Longtemps donc après que les Jésuites eurent été obligés de quitter les champs arrosés de leurs sueurs et de leur sang, des prêtres séculiers, puis des religieux de la société des Oblats de Marie, remontèrent le Saint-Maurice à leur tour, pour rencontrer les Sauvages et les affermir dans leur foi si heureusement reçue. Ils virent avec un grand bonheur que la religion continuait à fleurir dans ces régions glacées.

M. l’abbé Sévère Nicolas Dumoulin, qui fut si longtemps curé d’Yamachiche, où il a laissé une grande réputation de sainteté, fut le premier à reprendre l’œuvre des anciens Jésuites.

Il fit sa première mission en 1837, et fut reçu par les Sauvages avec des démonstrations de joie extraordinaire. Ces peuples du Nord avaient soif de la parole de Dieu, et les infidèles eux-mêmes ne paraissaient demander qu’à s’instruire et à devenir chrétiens. Le missionnaire recueillit donc une abondante moisson dans ce premier voyage.

M. l’abbé Dumoulin retourna dans les missions du Saint-Maurice en 1838, cette fois en compagnie d’un jeune prêtre ordonné en 1835, M. l’abbé Jacques Harper, alors vicaire aux Trois-Rivières. Les deux missionnaires firent de nombreuses conversions et préparèrent une moisson plus réjouissante encore pour l’année suivante.

M. l’abbé Harper fut chargé de cette mission de 1839 qui promettait des fruits si abondants. Il partit des Trois-Rivières le 21 juin. Son canot d’écorce était conduit par six hommes, au nombre desquels se trouvait un charpentier qui devait construire une chapelle à Kikendache. Jeune, fort, plein de piété et d’ardeur, le missionnaire avait de magnifiques projets en tête. Il aimait tant ses Sauvages du Nord !

Nos voyageurs, dit le Rapport sur les Missions du diocèse de Québec, firent une heureuse navigation sur le Saint-Maurice, jusqu’à la distance de 35 lieues des Trois-Rivières, à l’endroit appelé Grandes-Pointes, où ils arrivèrent le 22 à 11½ heures du matin. Les Grandes-Pointes sont une continuité de rapides que l’on ne peut franchir qu’en montant le canot à la cordelle. Pendant que quatre hommes étaient employés à cette opération, qui ordinairement ne présente aucun danger, M. Harper, avec les deux autres, était demeuré dans l’embarcation. Déjà les plus forts rapides étaient passés, lorsqu’en un clin d’œil, et sans qu’on s’y fût attendu, le canot s’embarda au milieu du courant, et forçant les hommes qui le tiraient à lâcher prise, descendit avec impétuosité les rapides qu’il venait de monter, et alla chavirer non loin de là, à environ quarante pieds du rivage. M. Harper disparut sous l’eau à la vue des hommes qui étaient à terre, et qui se trouvaient dans l’impossibilité de lui porter secours. Ceux qui étaient avec lui dans le canot, plus accoutumés aux accidents de semblables voyages, se cramponnèrent à l’embarcation, et parvinrent à gagner terre, après des efforts qui les avaient presque entièrement épuisés. Mais c’en était fait du jeune apôtre, qui devait recevoir la récompense de ses travaux, avant de les avoir commencés. Ainsi périt, à l’âge de 31 ans et quelques mois seulement, un prêtre plein de zèle, de vigueur et de capacité, qui promettait de rendre les plus importants services à la religion, si la mort ne l’eût moissonné au commencement de sa carrière.

Après ce malheureux accident, les hommes qui montaient le canot n’ayant pu sauver que la chapelle du missionnaire, et se trouvant sans provisions, furent obligés de s’éloigner plus tôt qu’ils ne l’auraient voulu de ce lieu de douleur. Ils rencontrèrent, deux lieues plus bas, un sauvage qui, voyant leur détresse, partagea généreusement avec eux le peu de nourriture qu’il avait avec lui, et qui leur promit de faire des recherches pour retrouver le corps de l’infortuné missionnaire, et de le garder soigneusement, en attendant que l’on vint des Trois-Rivières le chercher. S’étant ensuite remis en route, ils arrêtèrent à la Rivière-aux-Rats, où un M. Greives qui y faisait couper du bois les accueillit avec bienveillance, et leur donna des provisions pour le reste de leur voyage.

Ces pauvres gens accablés par la douleur, arrivèrent aux Trois-Rivières le 29 au soir, et portèrent la consternation parmi tous les citoyens, en leur faisant part des tristes détails que nous venons de raconter.

M. Harper ayant exercé pendant plusieurs années les fonctions du saint ministère, s’y était attiré, par ses brillantes qualités, l’affection et le respect de tout le monde. M. le grand vicaire Thomas Cooke, curé de la ville, qui était d’autant plus sensible à la perte de ce vertueux ecclésiastique, qu’il avait été plus à portée d’apprécier son mérite, s’empressa d’expédier vers l’endroit où le naufrage avait eu lieu, des hommes munis de tout ce qu’il fallait pour faire la recherche du corps et le retirer de l’eau. Ceux-ci ne furent point à la peine de chercher longtemps : ils trouvèrent, le 6 juillet, le corps du défunt, flottant sur l’eau, à environ deux lieues plus bas que les Grandes-Pointes ; et l’ayant déposé dans leur canot, ils reprirent le chemin des Trois-Rivières, où ils arrivèrent le 9. Le lendemain un service solennel pour le repos de l’âme du généreux missionnaire fut chanté dans l’église paroissiale, au milieu d’un concours nombreux de membres du clergé et des citoyens, protestants comme catholiques, de la ville. Après le service, le corps devant être inhumé à St-Grégoire, conformément au désir de Mr. Jean Harper, curé du lieu et frère du défunt, fut reconduit jusqu’au rivage du fleuve Saint-Laurent par le Clergé suivi d’une foule considérable, et déposé dans le bateau qui devait le transporter à sa destination.

Depuis le matin jusqu’à la fin de cette triste cérémonie, tous les magasins et boutiques étaient demeurés fermés, même ceux des protestants, qui partageaient bien sincèrement l’affliction de leurs concitoyens catholiques.

La dépouille mortelle du zélé missionnaire fut inhumée, le lendemain, 11 juillet, dans l’église de Saint-Grégoire, après un second service auquel se trouvaient présents la plupart des ecclésiastiques du district, ainsi qu’un grand nombre d’habitants de la paroisse et des paroisses voisines. Pendant le service, M. Léprohon directeur du séminaire de Nicolet, dans une courte allocution, fit couler les larmes des assistants, en leur rappelant le souvenir du zèle et des vertus du jeune apôtre.

Cependant les sauvages Têtes-de-Boule, réunis depuis quelques jours au poste de Wémontachingue,[3] attendaient avec une sainte impatience le missionnaire qui les avait visités l’année précédente en la compagnie de M. Dumoulin. Voyant qu’à l’époque convenue il n’était pas encore arrivé, ils dépêchèrent à sa rencontre deux néophytes baptisés deux ans auparavant aux Trois-Rivières par Mgr l’évêque de Sidyme, pour le prendre dans un canot léger et le conduire plus promptement au milieu de ses ouailles. Mais après une journée de marche, les députés ayant appris de quelques sauvages iroquois, qui remontaient le Saint-Maurice pour le service de l’honorable Compagnie de la Baie d’Hudson, le malheureux accident qui les privait de leur missionnaire, rebroussèrent chemin et se hâtèrent d’aller porter au camp cette désolante nouvelle. Il est difficile de décrire la scène de douleur qui se déroula parmi les pauvres Sauvages après l’arrivée de leurs députés ; tout la nuit se passa en soupirs et en lamentations ; les hommes, comme les femmes, pleuraient avec amertume celui qui s’était comme sacrifié pour leur procurer la grâce du salut.

Le lendemain, une députation des chefs se rendit auprès de Mr John McLeod, bourgeois de la Compagnie, et l’un d’entre eux lui parla en ces termes : « Écris pour nous à notre père : dis-lui que notre cœur est noyé dans le chagrin. Notre nation aura toujours devant les yeux la mort du bon prêtre qui nous enseignait la bonne route. Nous voilà encore sans guide. Nous prions notre premier père de ne pas nous abandonner tout à fait, et nous espérons qu’il nous enverra un autre père pour nous montrer le chemin du ciel. En attendant, nous nous occuperons à répéter et à apprendre ce qui nous a été enseigné par les deux prêtres qui sont venus nous visiter[4].

Une épitaphe, écrite sur la souche d’un pin, indiquait l’endroit où Mr Jacques Harper avait péri. Il y a une vingtaine d’années, cette épitaphe a été détachée de la souche, copiée sur une autre, et envoyée à Mr Jean Harper à Saint-Grégoire.

Les Algonquins avaient demandé à l’évêque de Québec, leur premier père, de ne pas les abandonner tout à fait ; cette prière si touchante fut exaucée : M. l’abbé Dumoulin fut chargé, en 1840, de faire une troisième fois les missions du Saint-Maurice, et il s’associa M. Payment, jeune sous-diacre, qui étudiait au Lac-des-deux-Montagnes les principes de la langue algonquine. La joie fut extrême parmi les Sauvages lorsqu’ils virent arriver les deux missionnaires : ils ne savaient que faire pour exprimer leur reconnaissance et leur vénération. M. Dumoulin, dans son Rapport, loua beaucoup la foi de ses néophytes, et en particulier celle d’un nommé Awachiche qui, ayant trois femmes auxquelles il était très attaché, en renvoya deux pour se conformer aux préceptes de l’Église, et cela avec une bonne volonté au-dessus de tout éloge.

M. Payment fut ordonné prêtre le 31 janvier 1841, et l’évêque de Québec le chargea de la mission de cette même année. Il devait faire d’abord la mission du Grand-Lac et celle du Lac-la-Truite, diocèse de Montréal, et de ce dernier endroit se rendre à Montachingue. Il avait pour compagnon M. Jean-Bte N. Olscamp, qui n’était encore que sous-diacre.

Au lac Labarrière les deux missionnaires durent se séparer, car la mission menaçant d’être longue, il fallait aller préparer les sauvages de Montachingue et surtout les empêcher de se disperser. M. Olscamp partit donc seul, le 16 juin, et ce n’est que le 6 juillet, après des peines et des difficultés incroyables, qu’il arriva enfin à Montachingue par la rivière Malavoine, ou mieux Manawane. Dès le lendemain il se rendit à Kikendache, où il y avait une chapelle (à moitié construite, il est vrai), afin de commencer les instructions ordinaires de la mission. Il fit le catéchisme pendant plus d’un mois, et alors seulement il vit arriver M. l’abbé Payment, son compagnon. Ce fut une grande joie pour les deux missionnaires de se trouver de nouveau réunis. M. Olscamp continua à faire le catéchisme « tandis que de mon côté, » dit M. Payment, « je travaillais à préparer les gens à la réception des sacrements de baptême et de mariage. Nous eûmes la consolation de voir qu’ils avaient bien profité des avis et instructions qu’ils avaient reçus du respectable M. Dumoulin. Aussi ai-je pu conférer le baptême à quinze adultes et faire six mariages. Le nombre des sauvages baptisés se monte maintenant à 110, en y comprenant les enfants. Les bonnes dispositions que montrent ceux qui ne le sont pas encore nous porte à croire que, dans peu d’années, tous seront chrétiens et consoleront l’Église par leur bonne conduite.

« Si la mission eût été continuée une semaine plus tard, nous aurions eu la consolation de voir plusieurs néophytes approcher de la table sainte ; mais la disette s’étant répandue dans le camp, et la maladie continuant toujours d’y régner avec intensité, je pris le parti de terminer la mission sans plus attendre, quoique nos Sauvages fussent déterminés à jeûner et à souffrir pour nous garder plus longtemps. »

Les deux missionnaires quittèrent leurs sauvages le 29 juillet, avec promesse d’aller les visiter plus à bonne heure l’année suivante, pour pouvoir donner plus de temps à la prédication ; et, le 4 août suivant, ils arrivaient heureusement aux Trois-Rivières.

M. l’abbé Payment accomplit fidèlement sa promesse ; ayant pris avec lui M. Doucet, sous-diacre, il partit des Trois-Rivières au commencement de mai de l’an 1842, et en vingt-six jours de navigation se rendit à Montachingue. Il avait ses desseins en se rendant aussi à bonne heure : il voulait faire faire du bardeau à Montachingue, et le transporter à Kikendache, pour en recouvrir la chapelle ; mais il ne put réaliser ce projet, car on ne trouva pas de bois convenable. Il se rendit donc à Kikendache, et trouva la chapelle dans un triste état : le vent du nord-est l’avait fait pencher, de manière qu’elle paraissait menacer ruine. Il la fit remettre à plomb, et put encore y célébrer l’office divin. M. Doucet catéchisait trois ou quatre Canadiens ou Métis, et M. Payment catéchisait les sauvages. Ces derniers étaient charmés et surpris de ce que le missionnaire leur faisait le catéchisme dans leur langue. Cette mission dura un mois et demi. Dix Sauvages furent admis à la première communion, et ils étaient tous admirablement disposés. Quelques-uns de ceux qui n’avaient pas été jugés suffisamment préparés à un si grand bonheur, éprouvaient dans leur cœur une sainte jalousie et ils disaient à M. Payment : « Mon père, dans l’autre mission que tu nous feras, je te promets que tu me trouveras meilleur qu’aujourd’hui, et je pourrai peut-être, moi aussi, être un bon communiant. »

Le missionnaire baptisa 20 Sauvages, fit ou réhabilita six mariages, et fit la sépulture d’une enfant.

La mission de 1846 fut faite par M. l’abbé J. P. A. Maurault et par le rév. père A. M. Bourassa, oblat de Marie Immaculée. Les deux missionnaires partirent le 29 avril, et ils étaient à Wémontachingue le 18 mai, ayant remonté le Saint-Maurice avec une rapidité un peu extraordinaire. Ils ne sentirent pas les piqures des mouches en faisant le voyage de bonne heure, mais ils souffrirent terriblement du froid pendant les nuits glacées du printemps.

Cette mission offrit quelque chose de bien remarquable : on fit dans les forêts du Nord la procession solennelle du saint Sacrement au jour de la Fête-Dieu. Laissons ici la parole au père Bourassa lui-même.

« Arrivés au poste de Wémontachingue, nous ne trouvâmes qu’un petit nombre de familles sauvages, quelqu’un ayant fait circuler le bruit, peu de jours auparavant, que nous n’étions point prêts d’y arriver. Après quelques heures employées à nous remettre des fatigues du voyage, nous nous mîmes en frais de construire une chapelle en écorce, et de tirer de la forêt le bois d’une chapelle plus solide qui sera bâtie plus tard. Nos hommes furent conduits au bois, et au bout de quelques jours, nous eûmes tout notre bois de charpente, ainsi qu’une assez grande quantité de plançons pour faire la planche de la toiture et du lambrissage.[5] Notre chapelle d’écorce s’éleva avec la même rapidité.

« Le 4 juin, nos Sauvages étant tous réunis, nous commençâmes la mission. Comme le jour fixé pour la terminer coïncidait avec le beau jour de la Fête-Dieu, nous crûmes que nous ne pouvions mieux terminer ces pieux exercices que par l’imposant spectacle de la procession solennelle du S. Sacrement. C’était pour la première fois que cette auguste cérémonie devait avoir lieu dans les terres ; aussi, nos Sauvages donnèrent-ils les plus grandes démonstrations de joie en apprenant qu’ils allaient en être les témoins.

« Les instructions terminées, les confessions entendues, je m’occupais des préparatifs de la fête, pendant que M. Maurault réglait la procession. M. McLeod, commandant du poste, fut prié de dresser les carabiniers, dont un sabre de bois décorait le commandant. Quelques exercices devaient précéder la cérémonie : sept Canadiens et sept Sauvages sont choisis pour remplir l’office de grenadiers. Les rangs se forment et les ordres se donnent, le tout en anglais. Nos Canadiens, au fait de ce manège, étaient ponctuels au commandement ; mais il n’en était pas ainsi de nos Sauvages ; ils étaient à peindre. Le dos en chameau, comme s’ils eussent un caribou à prendre à la surprise, les yeux élongés et la bouche béante, tout annonçait chez eux la surprise que leur causait ce nouveau spectacle. La femme de Loth, changée en statue de sel, n’était pas plus immobile. Au mot fire (feu), ils n’y étaient plus ; tous leurs nerfs semblaient se crisper, et ce n’était qu’après avoir entendu bien distinctement la décharge de leurs compagnons qu’ils se décidaient à lâcher la leur. Cet effroi, cependant, ne dura pas longtemps ; quelques exercices suffirent pour en faire de véritables vieux de la vieille. Pour moi, pendant tout ce temps, j’étais partout ; c’était des allées qu’il fallait tracer au cordeau, faire nettoyer et garnir de balises, deux reposoirs à élever à la gloire du S. Sacrement, croix de procession, bannière, etc., qu’il fallait fabriquer, et le tout devait être pris au grand magasin de la forêt. Aussi, avec ma troupe de coadjuteurs, je ne faisais qu’un rond, et, grâce à cette activité de tout le monde, le 10, tout était prêt.

« Après la prière du soir, j’expliquai aux Sauvages les différentes parties de la cérémonie ; il ne faut pas demander s’ils écoutaient des yeux, de la bouche et des oreilles. Quand je leur présentai l’ostensoir que j’avais apporté, ouvrage ancien, mais d’un très joli goût, les exclamations d’admiration se firent entendre de toutes parts, et une voix octogénaire répéta plusieurs fois : Tabue onzam miroachim n’uttawi, certainement c’est trop beau, mon père. — Non, mes enfants, ce n’est pas trop beau, puisque c’est pour servir de demeure au Grand-Esprit. Savez-vous qui vous a donné cette belle chose ? — Eh ! non, mon père. — C’est un jeune négociant de Québec, qui vous aime beaucoup. — Il nous aime, s’écrièrent plusieurs à la fois ; mais nous connaît-il ? est-il déjà venu à Wémontachingue ? Non, jamais. — Mais comment se fait-il qu’il nous aime ? — C’est que je lui ai souvent parlé de vous. — Lui as-tu dit que nous étions bien méchants ? Je lui ai dit que lorsque vous ne connaissiez pas la grande prière (la religion), vous étiez bien méchants, mais qu’aujourd’hui vous aimiez bien le Grand-Esprit. — Eh bien ! tu lui diras que nous l’aimons beaucoup, depuis que nous le connaissons, et que nous ne cesserons de prier pour lui. Après quelques autres explications, nous nous séparâmes tous bien disposés à faire de notre mieux pour la fête du lendemain.

« À neuf heures et demie commença la grand’messe. Nos Sauvages y exécutèrent parfaitement bien une messe en chant grégorien ; le Gloria, le Credo, le Sanctus et l’Agnus Dei étaient traduits en leur langue. L’intonation du Gloria fut accompagnée d’une décharge d’artillerie ; une seconde décharge annonça que Dieu, obéissant à la voix de son ministre, était descendu au milieu de son petit troupeau. La messe terminée, la procession commença dans l’ordre suivant : le signe auguste de notre rédemption marchait en tête ; venaient ensuite les femmes parfaitement rangées sur deux lignes, puis quatorze petits enfants portant chacun un pavillon ; la compagnie de carabiniers qui formait la garde d’honneur du S. Sacrement ; enfin un chœur nombreux de chantres fermait la marche.

« Il vous eût fallu être présent et pouvoir contempler le recueillement et la piété de nos sauvages, pour vous former une juste idée de ce que cette cérémonie, toute simple qu’elle était, avait cependant de grand et d’imposant. J’ai assisté plusieurs fois aux processions de nos grandes villes, où les citoyens s’efforçaient, à l’envi, d’étaler tout ce que la richesse et le faste peuvent offrir d’éclatant ; cependant jamais elles ne m’ont fait éprouver les impressions qu’a produites sur moi la modeste et simple procession de Wémontachingue. »

Les deux missionnaires se rendirent ensuite à Kikendache, et y firent une mission de huit jours ; puis ils dépassèrent la hauteur des terres, et se rendirent à Mikiskame et même à Wacwanipi. Ils trouvèrent des nations qui n’avaient jamais vu le prêtre ; ils leur annoncèrent la bonne nouvelle du salut, furent reçus partout avec bonheur, et firent une ample moisson pour le ciel. Ils repartirent ensuite, confessèrent de nouveau les sauvages qui se trouvaient à Montachingue, et retournèrent alors aux Trois-Rivières, où ils arrivèrent le 24 juillet.

Le père Bourassa fit de nouveau la mission du St-Maurice en 1848. Avant de partir et immédiatement après son retour, il donna aux employés des Vieilles Forges Saint-Maurice deux retraites dont le souvenir n’est pas encore effacé ; nous en parlerons à nos lecteurs quand nous passerons aux Vieilles Forges, dans notre second voyage.

Le révérend père Bourassa partit donc le 2 juin 1848 pour se rendre à Wémontachingue. Les sauvages le reçurent bien avec les démonstrations ordinaires, cependant leur air embarrassé lui fit soupçonner qu’ils s’étaient rendus coupables de quelque faute. L’âme du sauvage est trop franche pour lui permettre de dissimuler. La famine régnait en ce moment au milieu d’eux : un poisson bouilli dans l’eau suffisait à une famille entière, heureuse encore celle qui le possédait. Le père envoya donc ces pauvres gens à la chasse. Il mit des ouvriers à l’œuvre pour construire la chapelle, et partit immédiatement pour faire la mission de Kikendache et celle des postes voisins. Ces missions lui donnèrent de grandes consolations spirituelles. Il revint alors à Montachingue, et trouva les travaux de la chapelle bien avancés ; il eut même la consolation d’élever le premier clocher que l’on ait vu dans le Haut Saint-Maurice. Ses ouailles étaient revenues de la chasse, mais ce qu’il avait soupçonné n’était que trop bien fondé : les sauvages de Montachingue avaient bu, ils n’étaient plus les mêmes. Ils suivirent les exercices de la mission, mais sans la dévotion accoutumée. Les confessions commencèrent, et pendant ce temps les sauvages se tenaient mal dans la chapelle, ce qui ne leur était jamais arrivé. Le père Bourassa sortit du confessionnal, fit sonner la cloche et se mit à insister sur les dispositions qu’il fallait apporter à la confession ; mais ils restèrent froids et indifférents ; même ils le dérangeaient pendant son exhortation en parlant furtivement entre eux. Tout cela était une douloureuse nouveauté à Montachingue. Le missionnaire ôta son surplis, et, le cœur navré, se retira dans sa tente. Il y était depuis peu de temps, quand il vit arriver deux chefs, marchant en silence et suivis de leur peuple. Arrivés près de lui, tous se jetèrent à genoux. Le missionnaire était debout et gardait le silence. Alors l’un des chefs lui baisant la main en sanglotant lui dit : Mon père, aie compassion de nous ; et tous répétèrent : Aie compassion de nous ! Le missionnaire sanglotait aussi. Cette position humiliante pour des Sauvages, ces larmes qu’ils versaient, l’avaient touché jusqu’au fond du cœur ; ne pouvant donc résister à de telles supplications, il leur fit signe de retourner à la chapelle, et il alla continuer les confessions. Le reste de la mission se fit avec toute la ferveur imaginable, et tous, à la fin, s’engagèrent dans la société de Tempérance.

Le bon père Bourassa quitta ce poste en bénissant le Seigneur qui change les cœurs comme il lui plaît, et il arriva aux Trois-Rivières le 9 septembre, après trois mois et sept jours d’absence.

Le révérend père Andrieux fit ensuite la mission pendant plusieurs années.

Le révérend père Déléage la faisait en 1863. « La mission a été des plus consolantes, écrivait-il à son supérieur ; elle a duré 13 jours, après lesquels il a fallu m’arracher, pour ainsi dire, des bras de ces bons Sauvages. Jamais encore, depuis trois ans que je les vois, je n’ai eu autant que cette année, de preuves de leur foi et de leur attachement au missionnaire. Ils se sont tous embarqués avec moi à mon départ sur de grands canots de la Compagnie ; ils avaient tous à la main de petites oriflammes, et le chef portait un grand et magnifique drapeau national ; leurs meilleurs joueurs de violon relevaient la cérémonie par leurs accords, et tous ensemble nous descendîmes le fleuve pendant quatre milles, en chantant des cantiques d’action de grâces. Au premier portage nous allions nous séparer, mais ce ne fut pas sans verser des larmes. Tous, les uns après les autres, venaient me donner la main, baiser ma croix et me dire à l’oreille quelques petits mots qui avaient une intention particulière : « Va, mon père, je ne serai plus négligent pour observer ponctuellement tout ce que tu nous as appris. » Un autre : « Je prendrai bien soin de mes enfants, je leur ferai aimer le bon Dieu. » Enfin, me voyant embarqué, ils se sont tous placés sur les cailloux au bord du fleuve, m’ont souhaité un heureux voyage et n’ont cessé d’avoir les yeux sur moi et de faire résonner une volée continuelle de coups de fusil jusqu’à ce que j’eusse disparu à leurs regards. Veuille notre bonne mère immaculée leur conserver toujours ces bons sentiments ! »

Le bon père Déléage fait ensuite mention de La Tuque : « Deux jours plus tard, dit-il, j’arrivai à La Tuque. J’y fis encore une petite mission à deux familles indiennes, six familles métisses, deux canadiennes et une française. Tous ceux qui se trouvaient dans les bois, soit sauvages, soit ouvriers travaillant dans les fermes des maîtres de chantiers, vinrent camper au rapide et j’y séjournai trois jours. Là aussi je n’ai eu qu’à louer le zèle de tout le monde à assister aux réunions que nous faisions trois fois par jour, à rendre grâces à Dieu des bénédictions. qu’il répandait sur ces pauvres gens, qui vivent si éloignés de toute église et de toute civilisation. »

Les Oblats de Marie avaient accepté la desserte des missions sauvages du nord des diocèses de Québec et de Montréal, et ils continuent encore aujourd’hui à exercer ce ministère si pénible, mais si glorieux pour leur ordre. Un merveilleux succès est venu couronner leurs travaux évangéliques : pour ne parler que des missions du Saint-Maurice, tous les Têtes-de-Boule et tous les Montagnais sont chrétiens et fervents chrétiens. Il y a des missions très prospères à Coucoucache, à Montachingue et à Kikendache.

Les Sauvages du Saint-Maurice avaient autrefois trois défauts principaux : la jonglerie et la polygamie qui ne se trouvaient que chez un nombre d’individus fort restreint, et la passion pour les boissons alcooliques, qui était beaucoup plus générale. Les deux premiers défauts ont disparu, mais il reste le troisième qui a toujours fait le désespoir des missionnaires. Hélas ! il se trouve toujours des âmes cupides, des êtres qui n’ont d’humain que la figure, pour spéculer sur ce défaut trop connu. On transporte à grands frais dans les neiges du Nord ces boissons tant de fois maudites, et on plonge, sans pitié et sans remords, les naïfs enfants de la forêt dans le vice et la misère. Si les Têtes-de-Boule et les Montagnais n’avaient pas ce défaut, ce seraient des peuples comme on n’en voit plus sur la terre : ces chrétientés seraient trop belles, et il faut croire qu’il n’est pas possible que les églises de la terre ressemblent de si près à l’église du ciel.

Le père Louis Lebret continua glorieusement l’œuvre de ses prédécesseurs, et fut suivi du bon père J. P. Guéguen.

Nous n’essayerons pas de faire l’éloge de tous les ouvriers évangéliques qui ont été envoyés par le supérieur des Oblats sur les bords du Saint-Maurice, mais nous aimons à faire une mention toute spéciale du révérend père Guéguen. C’est que celui-ci, sous l’action de la sainte charité, s’est identifié, plus encore que les autres, avec ses chers Sauvages ; il est devenu véritablement l’un d’entre eux, en prenant leur langage et, au besoin, leurs manières. Heureux le prêtre chez qui la charité peut faire de ces transformations merveilleuses ! Il n’aura rien à craindre, au jour du jugement, en présence du Dieu qui demande avant tout la pratique de la charité. Le révérend père Guéguen dessert les missions sauvages depuis plusieurs années. Le dernier compagnon que ses supérieurs lui ont donné est le révérend père N. Dozois.

En cette année même où nous écrivons, les missions du Saint-Maurice ont eu une grande joie et un grand honneur : Monseigneur Lorrain, évêque de Pontiac, est allé y faire la visite pastorale. Les Sauvages se sont montrés pleins de foi et de reconnaissance, et le voyage de l’évêque au milieu d’eux a été un triomphe continuel.

Parmi les missionnaires du Saint-Maurice il faudra donc compter désormais Mgr Lorrain ; et nous n’aurons garde d’oublier l’aimable écrivain qui lui a servi de secrétaire, M. l’abbé J. B. Proulx, curé de l’Île Bizard.

L’évêque de Pontiac fit une petite station à La Tuque, dernière mission de son diocèse, mais il n’y administra pas le sacrement de confirmation, parceque Mgr Laflèche devait remplir cette fonction quelques jours plus tard.


III

Quand l’exploitation des forêts du Saint-Maurice commença à se faire sur une grande échelle, quand les hommes s’en allèrent par centaines passer l’hiver dans les grandes forêts, il fallut bien s’occuper du salut de tant d’âmes ; une carrière nouvelle s’ouvrit donc au zèle des pasteurs, celle des Missionnaires du Saint-Maurice. Nous entendons ici ce mot dans un sens restreint, il ne désigne plus le missionnaire des Têtes-de-Boule, mais seulement le prêtre chargé de desservir les canadiens qui sont échelonnés le long du Saint-Maurice, ou qui sont occupés à l’exploitation du bois dans les chantiers du Nord.

Le premier de ces missionnaires fut M. l’abbé René Alfred Noiseux, aujourd’hui curé de Sainte-Geneviève et chanoine de la Cathédrale des Trois-Rivières. Il fit sa première mission en 1854, se rendit jusqu’à La Tuque, et dit la messe dans la maison de M. Blondin.

Dans tout le territoire du Haut Saint-Maurice il n’y avait pas alors un seul cultivateur, tous les hommes qu’on y rencontrait étaient employés par les commerçants de bois et n’étaient que de passage dans des postes isolés.

M. Noiseux fit une nouvelle mission en 1855, puis il s’écoula quelques années sans que l’on s’occupât de cette œuvre.

Cependant des habitations s’élevaient sur différents points le long du Saint-Maurice, les ouvriers employés à l’exploitation du bois devenaient de plus en plus nombreux, alors Monseigneur Cooke, évêque des Trois-Rivières, se décida à donner une desserte régulière aux Missions du Saint-Maurice et aux Chantiers établis sur les rivières ou les lacs de l’intérieur. Monsieur l’abbé Moïse Proulx, curé de Saint-Tite, fut chargé de cette desserte. Il devait visiter les postes du Saint-Maurice deux fois par année, et à la visite d’hiver, il devait se rendre dans chacun des grands chantiers de l’intérieur. M. Proulx commença ce ministère pénible pour le corps mais consolant pour l’âme en l’année 1862. Arrivé dans un poste, il visitait toutes les familles à domicile, c’était sa manière, et il leur donnait rendez-vous à une heure déterminée dans l’une des maisons du poste. La première réunion avait lieu le soir : il faisait une instruction et confessait ensuite tous ceux qui se présentaient. Le matin il disait la messe et donnait la sainte communion.

Or voici quelles étaient les maisons où M. Proulx disait la messe, pendant les huit années de son ministère : —

Aux Piles, chez M. Toussaint Bellemare, qui demeurait au-delà de la montagne des Maurices ;

À la Mékinac, chez M. Lajoie ;

À la Matawin, chez M. Isaïe Neault ;

À la Grande-Anse, chez M. Théodore Olscamp ;

À la Rivière-aux-Rats, chez M. Ovide Dontigny et quelquefois aussi à la ferme de M. Baptist ;

À La Tuque, chez M. Blondin et chez M. Dessert ;

À la Rivière-Croche, dans la maison bâtie sur la ferme de M. Hall.

Tels sont les endroits où il s’arrêtait pendant la visite d’été. En hiver il faisait les mêmes postes, et visitait de plus les chantiers épars dans les territoires du Saint-Maurice. Ce n’était pas une mince besogne.

Autant que possible, M. Proulx se rendait aux chantiers un peu à bonne heure dans l’après-midi. Il trouvait alors le cuisinier seul, tous les ouvriers étant occupés, les uns à bûcher, les autres à transporter le bois à quelque lançoir ou sur la glace de quelque petit lac. Il récitait son bréviaire, prenait ensuite son souper et attendait tranquillement ses ouailles. Lorsque les ténèbres couvraient la terre, les bûcherons arrivaient au camp,[6] et le missionnaire serrait la main de tous ces braves travailleurs. Il y en avait de vingt paroisses différentes, et, comme chez les autres hommes, il y avait autant de caractères différents que de têtes. Une chose, cependant, paraissait la même chez tous les membres de la brigade : sous une écorce rude battait un cœur excellent. Pour trouver le chemin de ces cœurs généreux il fallait de l’affabilité. M. l’abbé Proulx avait bien tout ce qu’il fallait pour attirer ces hommes à lui : bel extérieur, bonnes manières, cœur d’or.

Ils prenaient leur repas avec cet appétit de bûcheron qui fait envie aux dyspeptiques, ils mangeaient de la soupe aux pois bien jaune et bien épaisse, et des fèves[7] cuites à l’étuvée avec du lard, mets caractéristique, j’allais dire national, des chantiers canadiens. Ils ingurgitaient en plus un bol de thé concentré jusqu’à en être noir ; l’estomac des bûcherons et leurs nerfs éprouvés sont capables de supporter ce breuvage. Tout cela prenait du temps, bien du temps. Enfin la veillée commençait.

M. l’abbé Proulx étant musicien, emportait dans ses missions un accordéon, un cornet, un violon, et il faisait de la musique aux ouvriers. Ayant une fort belle voix, il leur chantait de jolies chansons qui les ravissaient. Il les faisait chanter eux-mêmes, soit isolément, soit en chœur, quelquefois en les accompagnant sur l’un de ses instruments de musique ; le chantier prenait ainsi un air de fête qui surprenait tous les travailleurs.

Et quand il les avait ainsi réjouis, quand il leur avait ouvert le cœur, il parlait de choses sérieuses, de la plus sérieuse de toutes, du salut de leurs âmes. Il y avait donc alors instruction comme à l’église et ensuite, dans un coin du chantier, le missionnaire entendait les confessions. Cela prenait une partie de la nuit, car il n’y avait pas moins de soixante hommes par chantier. Plusieurs, après s’être préparés, se couchaient tout vêtus, et quand venait leur tour, le voisin les éveillait pour qu’ils pussent se confesser.

Le chantier ou, si vous l’aimez mieux, le camp où cette scène se passait était une maison en bois rond, couverte artistiquement de branches de sapin, d’écorce de bouleau et de terre. Je dis artistiquement, car ne réussit pas qui veut à couvrir un camp de manière qu’il soit chaud et que la pluie n’y pénètre pas. Autour de cette maison, il y a des lits de camp placés les uns au-dessus des autres. On a de bonnes couvertures en laine dans ces lits, mais les matelas sont en branches de sapin qu’on doit changer de temps en temps sous peine de n’y pouvoir plus dormir.

Le missionnaire prenait un de ces lits pour se reposer quelque temps, puis à quatre heures du matin il fallait se lever pour dire la messe. Les ouvriers entendaient la messe, ils déjeunaient ensuite, et à six heures ils retournaient à l’ouvrage. Le missionnaire déjeunait à son tour, et il se préparait à prendre la route d’un autre chantier.

Dans les premiers temps, M. l’abbé Proulx n’était pas toujours le bienvenu : il y avait là des hommes qui n’avaient pas voulu se confesser avant de quitter leur paroisse, et qui, par conséquent, n’étaient guère charmés que le prêtre allât les poursuivre au fond des bois ; mais tous prirent goût à ces visites du prêtre, et il arriva bientôt que si M. Proulx, pour une raison ou pour une autre, partait sans faire visite à un chantier, tous les hommes de cette brigade se montraient attristés et même offensés.

Après m’avoir entendu, ami lecteur, vous trouverez peut-être que l’emploi de missionnaire des chantiers n’est pas des plus attrayants, mais sachez bien que c’est le beau côté de la médaille qui vous a été présenté, il y a de plus le mauvais côté.

Les chemins des chantiers sont ordinairement très beaux, oui, quand il n’y a pas de tempête ; mais quand la neige tombe à plein ciel, que peut faire le missionnaire dans la forêt ou sur les lacs gelés ?

Un jour M. Proulx était parti de La Tuque pour Coucoucache, par un assez beau temps d’hiver ; il avait à peine fait quelques milles, quand la neige commença à tomber. Il crut que ce serait peu de chose, pourtant la chute des flocons de neige continuait. Le cheval commence bientôt à se fatiguer, contraint qu’il est de marcher dans une épaisse couche de neige ; on ne voit plus de chemin et le mauvais temps continue toujours ; la nuit est venue, et cependant on n’arrive pas. Le missionnaire se rendit à Coucoucache à neuf heures du soir, c’est-à-dire qu’il marcha plus de quatre heures au milieu des ténèbres, dans une anxiété terrible.

Il put se loger dans la maison du gardien du poste, un protestant ; et la tempête continua à sévir avec une force croissante. Dans la nuit, des chiens qui se trouvaient autour de la maison ouvrirent la porte, et personne ne s’occupa de la fermer. M. Proulx se leva avec crainte et ferma la porte. Quelque temps après, voilà encore la porte ouverte : le feu était éteint et il faisait un froid horrible dans la maison. Tout grelottant dans son lit, M. Proulx se décida à la fin à éveiller l’un des hommes pour lui demander de faire du feu. Celui-ci se leva, fit du feu, et l’on put ainsi attendre le retour de la lumière.

La tempête continua le lendemain, et cependant il fallait partir. Le cheval avait sans cesse de la neige jusqu’au ventre. Quand le missionnaire fut sur le lac Coucoucache, on ne voyait plus aucune trace de chemin, et il se vit obligé de marcher devant le cheval ; or l’eau avait monté sur la glace, de sorte qu’à chaque pas il s’enfonçait jusqu’aux genoux dans la neige et dans l’eau. Il croyait bien prendre quelque maladie mortelle, mais les missionnaires ont la protection du ciel : il ne fut pas malade.

Une autre fois il était parti de la rivière Croche à trois heures de l’après-midi, pour gagner un chantier qui se trouvait sur la rivière Tranche. Des personnes qui devaient connaître mieux les choses lui avaient dit que c’était tout proche. Il marche jusqu’au soir, et n’aperçoit pas de chantier. La nuit noire arrive, et le chemin le conduit sur un grand lac. Il marche, et son compagnon de route commence à pleurer et à se lamenter : nous allons coucher dehors, s’écrie-t-il, nous allons mourir de froid. M. Proulx essaie de le consoler, mais un doute poignant s’empare de son propre cœur. Enfin, à une heure après minuit, ils aperçoivent une petite lumière, et ils arrivent à un chantier dont le contremaître est un M. Germain. Alors M. Proulx remercia Dieu de grand cœur ; il était arrivé, bien qu’un peu tard, au poste qu’il cherchait.

Dans ces grandes forêts, il y a souvent des chemins de chantier qui se croisent. Le missionnaire arrive à la fourche de deux chemins : lequel faut-il prendre ? Si l’on se trompe, il est probable qu’on couchera dans le bois, à la belle étoile. M. l’abbé Proulx, dans ces circonstances difficiles, comptait sur son ange gardien, et jamais il ne s’est trompé dans son choix. Il lui est arrivé aussi de faire la visite d’un chantier éloigné, et, comme il s’informait des chantiers voisins, de recevoir une réponse comme celle-ci : Il n’y a que deux lieues pour aller au chantier voisin, si vous passez pardessus cette montagne ; si vous faites le tour en voiture, vous avez sept lieues à parcourir. Il montait alors sur ses raquettes, et faisait le trajet à pied.

Voilà, entre bien d’autres, quelques fleurs de la vie des missionnaires du Saint-Maurice. M. l’abbé Proulx fit ces missions pendant huit ans.

En 1870, il fut remplacé par M. l’abbé J. B Chrétien, alors curé de Sainte-Flore.

M. Chrétien ne voulut pas visiter chaque famille des postes du Saint-Maurice à domicile, cette manière ne lui convenait pas, et pouvait devenir fort onéreuse par suite de l’augmentation du nombre des habitants. Les gens trouvèrent un peu à redire, ils aimaient tant cette visite du prêtre ; mais, d’un autre côté, ils trouvaient leur curé si dévoué et si peu fier, qu’en peu de temps ils s’attachèrent singulièrement à lui.

M. l’abbé Chrétien travailla surtout à la réforme des chantiers. Il y avait là quelque chose à faire, car d’un bout du pays à l’autre on continuait à parler des blasphémateurs des chantiers du Saint Maurice. M. l’abbé Proulx avait fait beaucoup auprès de ces pauvres gens, il les avait amenés au prêtre ; tous, ou à peu près, se confessaient avec bonne volonté, mais le blasphème était un mal toujours renaissant au milieu d’eux. L’expérience disait donc qu’il fallait contre ce mal un moyen plus puissant que ceux qui avaient été employés.

Le grand moyen qu’employa le nouveau missionnaire fut d’introduire la communion dans les chantiers. On n’y avait guère songé jusque là, car la chose paraissait à peu près impossible. Les ouvriers travaillaient pour des protestants, ils revenaient tard le soir, et il fallait qu’ils fussent à leur ouvrage à six heures du matin. M. Chrétien passa résolument pardessus toutes ces difficultés. Voici quel était l’ordre suivi dans ses missions : —

Pour attirer les ouvriers à lui, il se faisait comme l’un d’entre eux, leur marquait beaucoup d’intérêt, s’informait de leur famille, leur contait de petites histoires, et leur faisait toujours passer une veillée des plus agréables. Après cette veillée de famille, les cœurs étaient à demi gagnés. La partie sérieuse de la mission commençait alors. M. Chrétien faisait généralement trois instructions. Les sujets qu’il aimait le plus à traiter étaient les suivants : la prière, le sacrilège, le blasphème, la confession, le culte de la Sainte Vierge. Il prêchait avec une véhémence terrible, car il tenait à emporter la pièce du coup. Quand il répondait à cette question : Quels sont ceux qui ne se confesseront pas ? il inspirait souvent une telle répulsion pour ceux qui abusent ainsi de la grâce de Dieu, que si quelqu’un se fût obstiné à ne pas se rendre, il eut probablement été chassé dès le lendemain du chantier.

Après les instructions, les ténèbres et le silence se faisaient dans le chantier, on n’apercevait plus que le blanc surplis du missionnaire, et l’on n’entendait que les soupirs des pécheurs repentants, et le faible murmure de leur accusation à l’oreille du prêtre.

Le matin, après trois heures données au sommeil, le missionnaire était debout. On élevait un autel rustique, la messe se disait, et ces rudes bûcherons s’approchaient tous de la communion. L’action de grâces n’était pas longue, il fallait aller au travail, mais les effets de la communion restaient. C’est un fait reconnu de tout le monde, que les chantiers ne sont plus ce qu’ils étaient ; le blasphème n’en est pas disparu, mais il a diminué considérablement ; or M. l’abbé Chrétien aime à dire, à la gloire de la sainte Eucharistie, que c’est surtout la communion qui a opéré ce changement. Il n’y a rien de civilisateur comme la communion.

La mission produisait parfois des effets saisissants : un chantier où le blasphème était à la mode se trouvait changé du soir au matin, et pendant plusieurs mois on n’y entendait plus une seule parole blasphématoire. Mais vous me permettrez bien, mon cher lecteur, d’entrer dans de plus grands détails, et de vous raconter quelques anecdotes de ce ministère des chantiers où la grâce de Dieu se fait sentir d’une manière si étonnante.

Un jour, un jeune homme qui avait pourtant un assez bon extérieur, refusait de se confesser. M. l’abbé Chrétien employa tous les moyens imaginables pour l’amener à remplir ce devoir : il argumenta, il essaya de le toucher, il essaya de l’effrayer, rien n’y put faire. Alors le missionnaire se ravisa : Mon enfant, lui dit-il, je ne veux plus vous parler de la confession, car je vois bien que vous êtes décidé à refuser toutes mes avances charitables, mais j’aurais une petite faveur à vous demander, et avant de vous dire ce que c’est, j’aimerais à savoir si vous êtes dans la disposition de me l’accorder. Je puis seulement vous dire, dès maintenant, que c’est une chose toute facile et toute simple. Le jeune homme pencha la tête pour marquer qu’il donnait son consentement. Le missionnaire continua alors : ayez donc la bonté de vous mettre à genoux au bout de ce banc. — Très-bien. — Maintenant faites le signe de la croix, mais faites-le avec respect et dévotion : que ce soit le meilleur signe de croix que vous ayez jamais fait de votre vie. Le jeune homme fit lentement le signe de la croix, et M. Chrétien allant aussitôt s’asseoir sur le bout du banc : Mon enfant, lui dit-il avec douceur, combien y a-t-il de temps que vous avez été à confesse ? Le jeune récalcitrant se mit à se confesser avec piété, et quand il eut été absous, il courut vers ses confrères avec une joie enfantine : j’ai été à confesse, s’écriait-il, j’ai été à confesse, et il y avait quatorze ans que je n’y avais pas été.

Une autre fois, c’était un vieillard qui refusait de se rendre. M. l’abbé Chrétien épuisa tout le vocabulaire en usage dans de pareilles circonstances : ce fut peine perdue. Le missionnaire était étonné et attristé de l’obstination de ce vieillard. Voyant qu’il ne réussissait à rien, il lui dit d’un ton résolu : Mon ami, je n’ai plus que ceci à vous dire : faites le signe de la croix, et quand vous l’aurez fait, dites-moi que vous ne voulez pas vous confesser, alors je vous laisserai tranquille immédiatement. Le vieillard baisse la tête et réfléchit un instant, puis il tombe à genoux, fait le signe de la croix et se confesse en toute humilité.

Croyez-moi donc, mon cher lecteur, quand vous aurez quelqu’obstination malheureuse à vaincre, soit de la part de vos frères, soit de la part du démon, ayez recours au signe de la croix et la victoire ne se fera pas attendre.

M. l’abbé Chrétien était devenu l’ami des hommes de chantier : il vivait familièrement avec eux et se trouvait en sûreté sous leurs toits rustiques, Un jour, cependant, il ne put se défendre d’un sentiment de frayeur : il se trouva en face d’un homme qui portait une véritable figure d’assassin, une figure terrible. Cet homme, on le croira facilement, ne voulut pas se confesser.

Lorsque la mission fut terminée, M. l’abbé Chrétien obtint la permission de le garder au chantier, pendant que les autres hommes allaient à leur ouvrage dans la grande forêt. Cette permission se demandait rarement, car les contremaîtres n’aimaient pas à l’accorder ; on voulut cependant faire une exception pour cette fois. Monsieur Chrétien l’amena donc près de lui, et se mit à converser aussi familièrement qu’il était possible dans la circonstance : notre homme conservait son apparence de tueur, et regardait le prêtre avec un air de défiance extrême. En vain fut-il interrogé sur sa famille, sur sa jeunesse : rien ne parut l’émouvoir. En vain lui parla-t-on avec une tendresse qui venait réellement du cœur, cet homme endurci ne croyait plus à l’affection. Attristé de cette obstination et à bout de ressources, M. l’abbé Chrétien lui dit enfin : J’ai une faveur à vous demander ; je ne voudrais pas vous offenser ni vous faire de la peine, mais me permettriez-vous de vous offrir cette petite médaille de la Sainte Vierge, avec prière de la porter continuellement sur vous. Cette demande, loin de l’offenser, parut lui faire un certain plaisir : il prit la médaille et se la mit au cou. Le missionnaire quitta alors le chantier en recommandant cette pauvre âme à la bonté de la Sainte Vierge.

À quelque temps de là, M. l’abbé Chrétien étant de retour à Ste-Flore se trouvait près du jardin qui donne sur la voie publique, lorsqu’il aperçut un étranger qui se dirigeait vers lui. Il fut bien étonné de voir l’ouvrier à la figure de tueur ! Me reconnaissez-vous, lui demanda cet homme ? Sans doute, reprit M. Chrétien. Voulez-vous entrer ? Oui, dit-il avec satisfaction ; je désire vous voir quelques instants. Ils se rendirent au presbytère, et M. l’abbé Chrétien entama la conversation : Comment ç’a-t-il été après mon départ ? — Ah ! monsieur, je ne faisais que penser à ce que vous m’aviez dit. J’y pensais le jour et la nuit ; j’étais continuellement harcelé par ces pensées là. Enfin, quand je suis descendu aux Trois-Rivières, je me suis présenté à confesse, je n’y pouvais plus tenir. Et alors, sans que M. l’abbé Chrétien l’interrogeât, il se mit à raconter toute sa vie, une vie de crimes à faire dresser les cheveux sur la tête. Il était changé maintenant, il menait une vie régulière et chrétienne ; la médaille miraculeuse avait opéré l’une de ses plus éclatantes merveilles.

Le changement opéré à l’intérieur paraissait très-sensiblement à l’extérieur : cet homme morose, à l’œil défiant et cruel, avait maintenant une figure épanouie, un regard calme où l’on pouvait même trouver un commencement de tendresse.

Ce pécheur s’était converti dans le temps favorable, car dans le cours de cette même année il rendit son âme à Dieu. La mort ne fut pas un châtiment pour lui, il était prêt et résigné.

Mais ce qui donna surtout de la renommée à M. l’abbé Chrétien, c’est le succès qu’il obtint auprès d’un personnage connu dans tout le Saint-Maurice, et qui n’était pas connu précisément à cause de ses bienfaits. Cet homme tenait de ses parents un nom très respecté dans notre pays, mais ses exploits lui avaient valu un prénom : on l’appelait tout modestement le Diable. Il ne s’offensait pas de ce prénom, car il trouvait lui-même qu’il l’avait bien mérité. D’ailleurs ceux qui arrivent à un certain degré de perversité, viennent souvent à se glorifier de ce qui fait leur déshonneur.

M. l’abbé Chrétien entreprit donc de convertir le Diable à X… ; vous comprenez que celui-ci fit d’abord des résistances, et que l’on put même croire que toutes les tentatives échoueraient auprès de lui. Le missionnaire voyant cette opiniâtreté, se mit à lui dire : « Vous avez une bonne mère. Elle a toujours espéré votre conversion, et elle prie tous les jours pour vous. Je suis allé la voir il n’y a pas longtemps : savez-vous qu’elle pleure chaque fois que l’on prononce votre nom ! Il me semble pourtant que ses larmes ne devront pas être inutiles, et qu’avant sa mort, qui ne peut tarder beaucoup maintenant, elle devra avoir la consolation d’apprendre que vous êtes converti. » Le missionnaire s’aperçut qu’il avait touché là une corde sensible, et ayant prolongé l’entretien quelques instants de plus, il vit le Diable des chantiers du Saint-Maurice tomber à genoux et commencer sa confession.

La nouvelle fit le tour des chantiers, et se transmit d’un poste et d’une maison à l’autre, tout le long du Saint-Maurice. Cet homme était connu dans tous ces endroits par ses blasphèmes et son ivrognerie, et il avait mis le comble à sa triste célébrité lors de l’accident de la Pointe-à-Château. C’est lui, en effet, que M. Joseph Varin a qualifié d’une manière si sévère dans la complainte que nous avons citée.

Je n’ose affirmer que ce diable des chantiers n’ait plus commis aucune fredaine, mais ce qui prouve qu’il était sincèrement converti, c’est qu’il vit aujourd’hui en honnête homme et en bon chrétien.

M. l’abbé Chrétien a remarqué bien des fois que, dans les chantiers, les protestants écoutaient ses instructions avec une attention et un intérêt extraordinaires. Ordinairement ils se plaçaient de manière à ne point perdre un seul mot du discours. Un jour, un contremaître protestant vint le trouver après le sermon et lui dit : C’est bien la vérité que vous venez de leur dire. M. Chrétien fut un peu étonné de ces paroles, car il venait de prêcher sur le culte de la Sainte Vierge en ajoutant quelques remarques sur les fins dernières de l’homme.

Un autre protestant, qui avait aussi écouté le sermon avec une attention soutenue, disait avec un ton de conviction profonde : Je ne puis croire qu’à présent un seul de mes hommes refuse de se confesser.

Il y avait un contremaître anglais et protestant qui aimait tellement à entendre les sermons, qu’un jour il alla inviter M. l’abbé Chrétien à retourner dans son chantier pour y passer quelque temps. L’itinéraire de cette année-là permettant de faire une petite halte, M. Chrétien accéda à cette demande. Quand on fut arrivé au chantier, notre anglais lui dit : C’est manger une bonne stake, ce soir ; et en effet, un chasseur avait emporté de la venaison, et l’on fit des tranches fort appétissantes que le missionnaire ne voulut pas dédaigner. Quand le repas fut fini, l’anglais prit un air particulièrement gracieux : Maintenant, dit-il, c’est avoir une petite sermon. Le missionnaire ne refusa pas ce dessert des repas du chantier : il fit réciter le chapelet puis il donna des conseils pratiques aux jeunes gens qui se trouvait là en grand nombre. Le contremaître était à côté de M. l’abbé Chrétien, ne perdant pas une parole et donnant de fréquentes marques d’approbation.

L’enseignement de l’église catholique est naturel au cœur de l’homme, et il suffit d’être sans préjugé pour en apprécier la valeur.

Ces scènes de chantier établissaient des rapports de douce intimité entre le missionnaire et ses ouailles. Ces hommes se dispersaient ensuite dans le pays, mais ils emportaient dans leur cœur le souvenir du prêtre qui les avait édifiés, et s’ils le voyaient quelque part, ils couraient à lui comme des enfants vers leur père. Ces sentiments ne sont pas encore effacés, nous pouvons en avoir la preuve tous les jours.

M. l’abbé Chrétien a aimé cette vie de missionnaire, et après quatorze ans de ce ministère si actif, quand il dut s’occuper uniquement de sa paisible paroisse de Sainte-Flore, il s’ennuya de ses chantiers du Saint-Maurice. Aujourd’hui même, au milieu de sa belle et grande paroisse de Saint-Narcisse, il ne doit pas être sans rencontrer des moments de regrets, lorsque le passé revit dans sa mémoire.

Pour lui comme pour M. l’abbé Proulx, la vie de missionnaire n’était pourtant pas sans amertume : je vais vous en donner une preuve saisissante.

Une année, il s’était trouvé au poste de Coucoucache au milieu d’une grande tempête. Lorsqu’il fallut partir, le temps était assez beau, mais il faisait froid, et la neige qui était tombée en abondance avait fait disparaître toute trace de chemin. Voyant cela, M. Skin, agent de la compagnie de la Baie d’Hudson, envoya deux hommes avec le missionnaire pour découvrir ou tracer le chemin. Ces deux hommes, deux jeunes Canadiens, tracèrent le chemin sur un espace de neuf milles, et cela au milieu de difficultés incroyables. Le cheval enfonçait continuellement dans la neige jusqu’au ventre, il avançait peu et se fatiguait beaucoup, et le missionnaire lui-même se voyait obligé de marcher dans cette épaisse couche de neige.

On avait passé des lacs, des portages, des endroits difficiles, lorsque vers trois heures de l’après-midi on aperçut le dernier lac qu’il fallait traverser pour arriver au chantier le plus proche. Comme les deux hommes de M. Skin s’étaient imposé un travail immense, M. l’abbé Chrétien crut devoir les congédier en ce moment. Il les remercia donc, leur dit adieu, et continua son voyage vers l’autre extrémité du lac avec son compagnon ordinaire. Mais il fut impossible de trouver le chemin du chantier. Le cheval marchant au hasard dans quatre pieds de neige, s’épuisait visiblement ; et comme on avait bien cru se rendre beaucoup plus vite, on n’avait pas emporté de nourriture ; cheval et voyageurs n’avaient donc pas mangé depuis le matin. Telle était la situation.

Vers cinq heures, M. l’abbé Chrétien se trouva incapable de faire un pas de plus, et le cheval ne pouvait certainement pas le traîner. La nuit venait rapidement, le froid était vif ; que fallait-il donc faire ? — Il y avait une peau de bison dans le traîneau ; il la prit et dit à son compagnon : Je ne puis pas aller plus loin, laissez-moi ici, et essayez de vous rendre au chantier. Le pauvre homme continua tristement sa route, avec son cheval épuisé, et partit à tout hasard, ne sachant pas même s’il ne s’éloignait pas de l’endroit qu’il cherchait. Le missionnaire resta seul sur le lac glacé ; il s’enveloppa dans la robe de bison qu’il avait gardée et se coucha sur la neige. Il restait encore quelques rayons de lumière, il en profita pour réciter Vêpres et Complies. Pendant quelque temps il put voir aller son compagnon, et il lui sembla que la direction suivie devait conduire, non au chantier voisin, mais à La Tuque. Or pour aller à La Tuque il fallait deux jours de marche ; en supposant donc que son compagnon pût s’y rendre, le secours ne viendrait certainement pas avant quatre jours. Le fantôme de la mort se présenta à son esprit, et un frisson d’horreur courut jusque dans la moelle de ses os.

Cependant la nuit vint recouvrir la surface du lac de ses ombres : c’est alors surtout que le missionnaire abandonné fit de tristes réflexions. Il pensa à M. l’abbé Harper qui s’était noyé à sept milles en haut de La Tuque, à un autre missionnaire qui avait péri dans les missions du Saguenay ou du lac Saint-Jean, et il trouva que, sur son lac lointain, il allait former la pointe d’un funeste triangle. Il pensa à ses amis qui étaient tranquilles dans leurs presbytères : ils sont heureux, se disait-il à lui-même. Je ne les verrai plus, et pourtant je suis jeune. J’aurais bien voulu ne pas mourir ainsi abandonné ; j’aurais voulu qu’un ami vint me fermer les yeux et qu’un confrère me donnât les derniers secours de notre divine religion.

Je dois dire cependant qu’il lui restait une consolation dans son malheur ; lorsqu’il se demandait : Est-il bien certain que je vais mourir sur la glace de ce lac lointain ? il lui semblait entendre une voix intérieure qui lui disait : Tu ne mourras pas, tu verras encore tes confrères, tes amis. Il lui restait l’espérance. Il ne savait sur quoi elle était appuyée, mais enfin l’espérance veillait dans son âme.

De temps en temps le froid le pénétrait en lui faisant éprouver des douleurs atroces : il se retournait alors sur la neige, afin de réchauffer un peu la partie qui se trouvait exposée au froid, et il passa ainsi, sans sommeil et sans repos, la nuit la plus longue qu’il eût encore vue de toute sa vie.

Pendant ce temps le compagnon s’avançait lentement au milieu des ténèbres. Guidé sans doute par son ange gardien, il arriva sur le matin au chantier qu’il cherchait depuis si longtemps.

Le contremaître du chantier, Monsieur Euchariste Morel, ouvrit la porte du chantier au pauvre homme qui était demi-mort de fatigue et de faim, puis il lui demanda : M. Chrétien, où est-il ? Je l’ai laissé sur le lac, répondit le compagnon ; il ne pouvait plus marcher, et notre cheval n’avait plus la force de nous traîner. C’est un homme mort, s’écria M. Morel avec une profonde émotion, néanmoins il faut aller à son secours. Il fit atteler son meilleur cheval, prit des provisions de bouche, et partit en toute hâte. Comment exprimer les sentiments qu’éprouva M. l’abbé Chrétien, quand il vit une voiture sur la surface de son lac solitaire. Il se sentit renaître à la vie, et il se leva pour souhaiter de loin la bienvenue à son sauveur. M. Morel, de son côté, ressentit une grande joie en voyant que son ami était encore vivant, et ces deux hommes se trouvèrent remplis d’une émotion égale quand ils furent en face l’un de l’autre. M. l’abbé Chrétien prit immédiatement quelque nourriture, pour redonner un peu de chaleur à son corps engourdi par le froid. On se dirigea ensuite vers le chantier, où l’on put arriver à midi.

Le soir même, le zélé missionnaire commençait dans ce chantier l’une de ses plus fructueuses missions.

En 1884, Monseigneur Laflèche voulut, pour le bien des âmes et l’avancement de la colonisation, fonder la paroisse de Saint-Jacques des Piles. La pointe de la Madeleine, qui formait auparavant partie de Sainte-Flore, fut annexée à la nouvelle paroisse et un curé fut placé au village des Piles. Le premier, M. Beaudet fut appelé à occuper ce poste. Il se mit en pension chez M. Éphrem Desilets, et surveilla les travaux de la construction d’un presbytère. Il s’installa confortablement dans ce presbytère au bout de quelques mois.

Un curé ayant été nommé aux Piles, il était naturel qu’il eût la desserte des missions et des chantiers du Saint-Maurice. M. l’abbé Beaudet visita donc ces missions pour la première fois en 1884. Il marcha sur les traces de ses devanciers, et commença une carrière pleine des plus belles espérances. Mais sa visite de 1885 devait être la dernière. Il souffrait d’une dysenterie opiniâtre, et les longs voyages sur l’eau semblait empirer sa maladie. Mgr Laflèche le transféra à Sainte-Flore, et M. Télesphore Gravel fut appelé à la cure des Piles.

M. l’abbé Gravel est actuellement curé des Piles, et ne manquera pas de fournir une carrière féconde en fruits de salut. Il sait déjà tout son peuple par cœur, et il jouit d’une grande estime auprès de tous. Dans le voyage qu’il vient de faire en compagnie de Mgr Laflèche, il voyait déjà ses missions pour la quatrième fois, mais il n’a encore visité les chantiers qu’une fois.

Bientôt cependant M. l’abbé Gravel n’aura qu’une partie des missions et des chantiers à desservir, car dans deux ans, au plus tard, Mgr Laflèche mettra un curé à la Rivière-aux-Rats ou à la Grande-Anse. Le curé des Piles et celui que l’évêque des Trois-Rivières nommera bientôt seront les curés du Saint-Maurice ; en cette qualité ils pourront compter sur les sympathies et les égards d’un grand nombre de personnes.


  1. C’est ce qu’a fait Benjamin Sulte dans ses intéressantes Chroniques Trifluviennes. Nous avons généralement suivi cet auteur, cependant nous nous sommes trouvés dans l’obligation de nous séparer de lui sur quelques points. Il ne nous en gardera pas rancune, nous en sommes sûrs.
  2. Un certain M. Stronick fit des chantiers dans les environs et donna son nom au rapide.
  3. C’est le vrai nom du poste que, par abréviation, on appelle Montachingue. Le Rapport que nous citons ici donne Warmontashingen. Ce nom sauvage signifie jabot ou, si vous voulez, fale d’oiseau. Coucoucache veut dire hibou.
  4. Ces détails sont tirés textuellement des Rapports sur les Missions du diocèse de Québec.
  5. Il y a aujourd’hui une belle chapelle à Montachingue. C’est la mission la plus prospère de tout le Nord.
  6. On appelle camp (le p se prononce ici), dans le langage des forestiers et des voyageurs canadiens, l’habitation, toujours plus ou moins temporaire, qu’on élève dans le bois. (Note de J. C. Taché dans son ouvrage intitulé : Forestiers et Voyageurs).
  7. Comme on a gardé au Canada, le langage du 17e siècle, on ne dit jamais haricot.