Deux voyages sur le Saint-Maurice/02/04

La bibliothèque libre.
P.V. Ayotte (p. 189-196).

Des Petites-Piles à la Grand’Mère

Les Petites-Piles sont à une lieue de la chute des Piles[1] d’où nous sommes partis ce matin, et elles reçoivent leur nom de ce voisinage. Les Algonquins les appellent Omaïkaki kapatagane[2], ce qui veut dire portage du crapaud, à cause des grémillons que l’on y trouve. Or sachez, mortels ignorants, que les grémillons sont des choses du genre gravois, mais un peu plus grosses que les gravois.

Je m’étais bien proposé de sauter ce rapide, cependant mon guide trouvant qu’il y avait du danger à le faire, je ne voulus pas exposer follement ma vie. On ne pouvait le sauter sûrement qu’avec un canot de trois brasses, et le nôtre, je crois l’avoir déjà dit, n’avait que deux brasses et demie de longueur. Il s’agissait donc de faire un portage.

J’avais souvent entendu parler des portages, mais savez-vous, cher lecteur, qu’à mon âge, c’est-à-dire à 41 ans, je n’en avais jamais fait ni vu faire ? J’ai fait celui-ci pour mon coup d’essai, et ce fut un portage en règle, comme vous allez voir.

Mon guide commence par tirer son canot d’écorce sur le rivage : puis il fixe entre les parois de la pince les menus objets qui se trouvent libres. C’est d’abord le pot à la gomme, qui est pour le canotier ce que la trousse est pour le médecin. Si, en effet, par un accident quelconque, la pirogue se trouvait blessée, il guérirait la blessure en un instant avec cette gomme magique, et continuerait paisiblement son voyage. C’est ensuite une espèce de tapis en laine sur lequel je me trouvais assis, et enfin la blouse du canotier lui-même, qui s’est mis en manches de chemise pour travailler plus librement. Quand il a fini ces apprêts, M. Maurice renverse la pirogue et se la met sur la tête comme un chapeau d’officier prussien ; puis il s’avance à grands pas, par un petit sentier à droite du rapide. Et les pagaies ? Elles restent dans le canot, retenues par deux tringles qui servent d’appui au dos des passagers.

Moi je porte notre sac aux vivres et mon parapluie, et nous voilà hardiment en route. Le chemin est court, heureusement, car je trouve que mon guide a le pas un peu leste. Nous sommes bientôt rendus au bas du rapide ; la pirogue est remise à flot, et nous allons de nouveau y prendre place.

Les Petites Piles ne sont pas très élevées, et les sauter n’est que l’affaire d’un instant. M. Elzéar Gérin en parlait ainsi dans ses intéressantes notes sur le Saint-Maurice : « Un peu plus bas que les Grandes Piles se trouvent les Petites Piles, autre rapide un peu moins fort. En arrivant à ce rapide, nos compagnons sautent sur le rivage, afin d’alléger l’embarcation. Je reste dans le canot, décidé à connaître les émotions que l’on éprouve en tombant dans ces passes périlleuses. En un clin d’œil, les hommes qui guident le canot saisissent le fil de l’eau, visent la direction qu’il faut prendre, et nous voilà dans le courant. Nous volons sur l’eau, le canot glisse avec la rapidité d’un engin lancé à toute vapeur. Force à droite ! force à gauche ! crie l’homme de l’avant à celui de l’arrière. Prends garde au remous !

« Une roche, défions-nous…… C’est fait… hourrah pour nous autres !

« En effet, nous avions sauté le rapide en moins de temps qu’il n’en faut pour le raconter. » (Revue Canadienne du mois de janvier 1872).

La descente même du rapide n’offre peut-être pas de grands dangers, mais c’est dans le remous que les accidents sont à craindre. Cela s’explique facilement. L’eau prend, en effet, une vitesse extraordinaire dans le rapide, et arrivée au bas, elle exécute sans violon certaines gigues simples qui n’ont rien de rassurant. De plus, elle forme des rondes auprès desquelles les valses furibondes et les polkas saugrenues du grand monde actuel ne sont que des jeux d’enfants. Si donc le canot est petit, les vagues qui dansent vont gentiment sauter dedans et le remplissent, puis à l’instant les rondes furieuses le font chavirer sans miséricorde ; au milieu du brouhaha des vagues, les malheureux naufragés trouvent rarement alors assez de force ou de présence d’esprit pour gagner le rivage.

Il y a quelques années, quatre jeunes gens après avoir sauté le rapide ont chaviré ainsi dans le remous ; trois d’entre eux ont pu se sauver à la nage, mais le quatrième a été englouti sous les flots.

Le deux août de la présente année, 1888, six hommes ont sauté ce dangereux rapide dans une grande barge, ils se croyaient ainsi à l’abri de tout danger, mais la malice du remous est bien profonde et bien noire. Ils voulurent arrêter à un endroit bien connu des canotiers, mais leur barge étant plus longue que les barges ordinaires, lorsque la pince toucha le rivage, il se trouva que l’arrière était encore à la portée des rondes du remous, l’embarcation fut subitement culbutée, et les six hommes furent précipités dans les flots. Cinq gagnèrent le rivage, mais le sixième, M. Charles Bernier de Ste-Flore, qui était au gouvernail, fut emporté dans le remous et y trouva la mort. Son corps fut retrouvé le lendemain de l’accident.

Aux Petites-Piles, le Saint-Maurice peut avoir de 160 à 180 pieds de largeur ; mais quand il a passé cet endroit, il fait comme un homme qui s’est tenu recoquillé pendant un certain temps : il étend ses membres, et forme la baie des Petites Piles qui a bien 18 arpents de large.

Au-delà de cette baie, une batture paraît nous barrer complètement le passage ; plusieurs bûches s’y reposaient sur le sable, attendant que les flotteurs vinssent avec leurs mordants renards et leurs longues gaffes, les rouler de nouveau dans le courant.

Voyez-vous cette lisière qui s’étend au loin, sur les deux côtés du Saint-Maurice ? Les arbres y sont plus courts et plus petits qu’ailleurs, le vert des feuilles y est plus tendre. C’est qu’ici la vieille forêt a été abattue, arrachée et jetée en javelle par un cyclone dont on a gardé le souvenir. On se souvient très bien aussi que dans ce temps il y avait beaucoup de danses à Chawinigane et à Ste-Flore ; les curés prêchaient et ne parvenaient pas à se faire écouter ; mais quand la tempête eut fauché cet andain effrayant à travers les champs et les forêts, les danses cessèrent tout-à-coup ; on vit en cela un châtiment terrible et une menace plus terrible encore.

Mais voici que nous apercevons des constructions, bien au loin, il est vrai : ce sont les hangars de la Compagnie de la Grand’Mère. Nous allions dans un pays sauvage, il semble que nous fussions au fond des grandes forêts du Nord ; la simple vue de ces bâtiments change le paysage, et nous nous sentons en pays civilisé.

Nous ferons part ici à nos lecteurs d’une remarque que nous avons faite plusieurs fois pendant notre petit voyage : Depuis les Piles jusqu’à La Tuque, tout se fait en vue du Saint-Maurice, c’est la grande artère vitale de ces endroits ; mais en bas des Piles, c’est comme un parti pris de dédaigner le Saint-Maurice. Il y a des paroisses chaque côté, et cependant notre fleuve coule solitaire et abandonné. Les églises ne se mirent pas dans ses eaux profondes, elles se sont toutes placées à distance.

L’église Ste-Flore est établie au fond d’une grasse vallée, entre deux montagnes : c’est un nid au milieu des prés verts.

L’église de Saint-Boniface ne s’est pas occupée de cette belle chute de Chawinigane, connue de si loin et qui devra attirer tant de voyageurs ; elle s’est placée dans les champs, au pied d’un petit rocher : c’est un solitaire qui se défie des hommes et qui ne voit que son modeste champ et le ciel bleu.

L’église de Saint-Étienne est bâtie au sommet d’un coteau de sable rouge ; elle est jolie, mais vous vous sentez rôtir rien qu’à la regarder ; et cependant, y aurait-il eu quelque chose de plus poétique qu’une église sur les vertes collines des Grès ? Quel superbe village aurait surgi en cet endroit ! Mais non, cela se trouve le long du Saint-Maurice !

La paroisse de Saint-Maurice s’était mise un jour en frais de bâtir deux églises à la fois. Y en avait-il une sur les bords du Saint-Maurice ? Eh ! non. Elles s’élevaient toutes deux dans la plaine. Une seule a été achevée, celle qui se trouve à trois lieues du fleuve dont elle porte le nom. L’église de Saint Maurice est comme ces blocs erratiques qui viennent interrompre l’uniformité de la plaine, et que le hasard seul à placés à un endroit plutôt qu’à l’autre.

Toutes ces paroisses se sont donc formées sans tenir plus de compte du Saint-Maurice que s’il n’existait pas.

Mesdames les paroisses, vous dédaignez le Saint-Maurice ! Certes, je vous trouve singulièrement méprisantes. Permettez-moi de penser qu’il y a erreur dans votre affaire. Nos pères ne faisaient pas comme vous avez fait : ils mettaient toujours les églises près des rivières ; or nos pères avaient de l’esprit plein leur tête, vous le savez. Quand on fonde une paroisse, on espère qu’elle deviendra grande ; quand on place une église, on espère qu’il se groupera un village, une ville même alentour. Eh bien ! il y a cent raisons de mettre les villages auprès des rivières ; et pour les villes, j’ai peine à concevoir qu’elles puissent être placées autrement.

L’erreur dont je parle ne devient-elle pas évidente à Ste-Flore ? Voilà qu’un village surgit à la Grand’Mère, à quatre milles de l’église : que va-t-on faire ? Une population d’ouvriers un peu considérable ne restera pas ainsi éloignée de l’église ! Si donc l’église de Sainte-Flore était à la Grand’Mère, cette paroisse prendrait en quelques années le premier rang dans notre diocèse : une ville s’y formerait. L’éloignement de l’église retarde le progrès. Mais cependant, quand la manufacture sera en opération, l’augmentation aura lieu quand même, et alors l’embarras ne sera pas peu considérable. Que fera-t-on, encore une fois, de cette population d’ouvriers ?

Supposez que Saint-Théophile aille bâtir son église auprès de la chute, sur le côté opposé à la manufacture ; vous verriez cette nouvelle paroisse marcher à pas de géant, et elle jouerait un fort mauvais tour à Sainte-Flore : En étendant les bras pour faire sa moisson, elle engerberait le village de la Grand’Mère, et Sainte-Flore serait condamnée à ne jamais grandir.

C’est beau d’être petit, mais une fois placé sur la terre, tout être demande à grandir, c’est dans notre nature.

Que nous glissons bien sur le Saint-Maurice ! Si mon esprit est occupé à philosopher, je vois bien que la main de mon canotier n’est pas distraite. Nous passons la rivière Noire et la pointe de la Rivière Noire ; elles ne nous offrent rien de remarquable.

En approchant de la Grand’Mère, la nappe d’eau s’étend plus belle à nos yeux ; cette eau semble nous appeler : Venez donc, nous dit-elle, mes demeures sont fraîches et parfumées, la plaisir y habite à toute heure.

Elle parlait ainsi, il y a quelques années, dans une circonstance bien solennelle, et plusieurs prêtèrent l’oreille à sa voix enchanteresse. On se jeta en riant dans ses moelleux replis, mais un jeune homme de noble famille, plein de force et de santé, trouva une mort inattendue au sein de ces ondes caressantes. C’est une triste histoire qu’il faut raconter avec ses détails, n’est-ce pas ?

Sir Edmund Head qui gouverna les provinces unies du Canada depuis 1854 jusqu’à 1860, avait voulu se donner le plaisir délicat d’un voyage sur le Saint-Maurice. Il partit donc des Trois-Rivières en grand équipage, et s’avança d’un poste à l’autre au milieu d’une société brillante et de démonstrations extraordinaires. En face de la chute de Chawinigane, dans un endroit qu’on avait défriché tout exprès, il prit un repas qui est demeuré célèbre sur les bords du St-Maurice. Il se rendit ensuite à la Grand’Mère, et là il vit les nageurs les plus habiles faire de grandes prouesses pour le récréer et récréer aussi les gens de sa suite. Le gouverneur prenait un grand plaisir à ces jeux, et il exprima le désir de voir son propre fils y prendre part. Le jeune homme ne se fit pas prier : il se jeta à la nage, et parut de force à lutter avec les plus habiles. Il disparut bientôt sous les flots, mais on crut qu’il voulait montrer son habileté de plongeur. On attend, on regarde ; le jeune homme ne paraît pas. Enfin, il est évident qu’un malheur est arrivé. Quelle stupeur ! quelle désolation !

Un sauvage toucha le corps du pauvre noyé avec une perche, et M. Toussaint Bellemare alla le chercher au fond de l’eau et le traîna au rivage.

Si ce jeune homme eût appartenu aux rudes habitants du Saint-Maurice, ils l’eussent roulé sans respect et sans miséricorde, pour lui faire vomir l’eau qu’il avait bue, et peut-être fût-il revenu à la vie. Mais c’était le fils du gouverneur : il fut déposé douillettement sur de molles couvertures de laine, et il resta plongé dans la mort, car les larmes de son père ne pouvaient le ressusciter.

Sir Edmund Head s’en retourna, dans un grand deuil, avec la dépouille inanimée de son fils. Les scènes joyeuses ont souvent un funeste lendemain.

Il sembla garder rancune au Canada de ce malheur terrible, et il quitta notre pays si hospitalier sans aucune espèce de regret.

De leur côté, les Canadiens-Français n’ont gardé de ce gouverneur qu’un souvenir désagréable : ils ont compati à sa douleur de père, mais ils n’ont jamais pardonné au représentant de leur souveraine de leur avoir appliqué le titre infamant de race inférieure. Il y a des écarts de langage que le représentant officiel d’un grand pays comme l’Angleterre ne peut se permettre impunément.

Tandis que nous nous occupons de Sir Edmund Head, ne perdez pas de vue, bienveillant lecteur, que nous sommes en voyage : or je vous apprends qu’à cette heure nous abordons au village de la Grand’Mère, un peu en haut de la manufacture de pulpe.


  1. Les Piles deviennent ainsi forcément les Grandes-Piles.
  2. Les Sauvages désignent plutôt les chutes par le nom de portage ; ils ajoutent pour cela kapatagane au nom de la chute.