Deux voyages sur le Saint-Maurice/02/03

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P.V. Ayotte (p. 182-188).

DES GRANDES-PILES
AUX PETITES-PILES

Je dis adieu aux bonnes gens du presbytère. M. le curé vient me reconduire jusqu’au pied de la chute ; j’allais dire jusqu’au quai, mais il n’y en a pas ; il vient du moins jusqu’au rivage.

Notre esquif, un gentil canot d’écorce, dort tranquillement sur le flanc ; nous l’éveillons : il est prêt à faire bonne route sur les flots.

Je monte dans le vaisseau ; je suis le seul passager à bord, et l’équipage se compose de M. Basile Maurice,  etc.

Voilà un et caetera qui est venu se mettre sous ma plume je ne sais comment, et qui ne manque pas de peser sur ma conscience, car je n’aime pas à mentir. Il pourrait désigner, en forçant un peu la note, cette mouche du coche de Lafontaine, qui

Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
Qu’elle fait aller la machine……………
Va, vient, fait l’empressée……,


mais malheureusement, je n’ai pas même vu l’ombre d’une mouche à mon départ : Maringouins, frappe-d’abord, mouches noires, moustiques, toute la gent pique-fort était restée dans ses retranchements, car il soufflait un vent du nord qui poussait bien notre pirogue, mais qui n’était pas du tout favorable aux mouches. Nous n’avons pas même senti la piqûre du brûlot, ce lilliputien du monde des insectes. Je retire donc ce malheureux et caetera, qui n’a pas sa place dans mon récit.

J’avais reçu mon éducation canotière l’été dernier ; je m’assieds au fin fond de la pirogue, je fais deux parallèles avec mes deux jambes, et je sens moi-même que l’embarcation est sûre. Un coup de pagaie nous lance dans le courant, au milieu des petites vagues courtes et gaies du pied de la chute, et nous voilà partis. Bon voyage, nous crie M. le curé Gravel, et nous filons. Mettez-vous un peu à gauche, me dit mon guide ; — encore un peu ; — bien !

Quelle jouissance de naviguer en pirogue sauvage ! Comme nous glissons sans bruit et avec rapidité ! J’éprouve le sentiment que j’éprouvais dans ma jeunesse, quand je glissais avec mon joli traîneau sur les collines couvertes de neige durcie. Glisser sur la croûte, selon l’expression consacrée, je le demande aux petits Canadiens, y a-t-il un plaisir comparable à celui-là ? Oui, ces jouissances du jeune âge sont revenues dans mon âme un peu vieillie, quand M. Maurice poussa son canot d’écorce qui dansait si gentiment sur la lame.

Je ne porte pas de pagaie ; non, non, je suis un écrivain qui voyage pour le plaisir de voyager ; assis donc dans la nacelle, je porte les yeux à gauche et à droite, en avant surtout ; je suis muni d’un calepin et d’un crayon, rien ne m’échappera. Si je parle à mon guide, je ne tourne pas la tête, j’envoie les paroles sur un ton élevé, et je reçois la réponse sans broncher. Mon guide a fait le voyage d’Égypte : il me conte ses impressions sur les paysages les monuments et les mœurs de ce pays, mais les yeux ne jouent aucun rôle dans notre conversation. Si je sens trop de fatigue dans les jambes, je les relève un peu le long de la pirogue, mais avec précaution ; les relever un peu fort, ce serait rendre le canot versant. Dès que je le puis, je les étends bien au fond, et alors mon canotier jouit : la pirogue va si bien !

Je ne puis plus tarder à vous dire que mon guide m’a fait des compliments sur la manière dont je me tenais dans le canot.

J’ai dit que je ne tournais pas la tête pour regarder en arrière ; mais il faut avouer que j’ai fait une exception en partant des Piles. C’est la nécessité qui m’y a contraint, et mon guide ne m’en a pas fait le moindre reproche. J’ai donc regardé en arrière, pour voir quel était l’aspect de la chute. Elle se divise en trois courants, et forme ainsi trois chutes bien distinctes, dont la plus forte se trouve du côté du village. Celle-là forme un remous qui, prenant de l’importance au temps des crues, va ronger le rivage et forme un large bassin de forme circulaire.

La chute des Piles a peu de hauteur ; elle vient même à se niveler pendant la fonte des neiges ; et cependant un canot qui y tombe est considéré comme perdu : elle est très mauvaise si elle n’est pas très haute.

À propos de cette chute nous avons en carnet quelques anecdotes dont nous ferons part à nos lecteurs.

C’était en 1833. Les flotteurs faisaient en grande diligence la descente du bois sur le Saint-Maurice. Une brigade s’était rendue, le 10 juillet après-midi, en bas de la pointe à la Madeleine. Trois hommes voulurent alors se donner le plaisir de traverser aux Piles : ils montèrent donc dans un canot d’écorce, et se rendirent heureusement à l’endroit où s’élève aujourd’hui le village. Ces trois hommes répondaient aux noms suivants : Charles Mulaire, Narcisse Vaillant et Élie Perrault ; le premier était de la ville des Trois-Rivières, le second était de Saint-Sulpice, près de Montréal, et le troisième était du Cap-de-la-Madeleine. Vers sept heures du soir, ils voulurent retourner vers leurs compagnons, ils traversaient proche de la chute, et arrivés au milieu du fleuve, ils eurent le malheur de chavirer. Charles Mulaire et Joseph Vaillant essayèrent en vain de saisir le canot, ils furent emportés par un courant irrésistible : l’abîme grondant les reçut et ne rendit que deux cadavres contusionnés.

Élie Perrault était le plus jeune des trois naufragés ; il fut sur le point de partager le sort de ses compagnons, car Mulaire l’avait saisi à une jambe, et avec cette ténacité irréfléchie des hommes qui se noient, il l’emmenait avec lui dans le gouffre. Élie Perreault fit un effort suprême, se dégagea de l’étreinte du mourant, et fut assez heureux pour saisir la pince du canot. Il descendit ainsi dans la chute, et perdit connaissance au milieu des bouillons. Il fut alors jeté par le mouvement des vagues sur le petit rocher des Piles, et sans se rendre compte de rien, il se cramponna à une des fentes de ce rocher. Deux sauvages, Louis Sougraine et Joseph Quatre-Pattes, l’ayant aperçu de loin s’empressèrent d’aller le recueillir. Il revint très vite à la connaissance et se trouva bien portant, car il n’avait reçu aucune contusion grave. On cite Élie Perrault, (qui est encore plein de vie et demeure aux Trois-Rivières), comme le premier qui ait sauté impunément la redoutable chute des Piles.

Ses deux compagnons furent retrouvés au bout de quelques jours et transportés aux Trois-Rivières. Narcisse Vaillant fut enterré le 26 juillet, et il ne se trouva pas même un ami pour donner le nom de son père et de sa mère au prêtre qui faisait la sépulture. Charles Mulaire fut enterré le lendemain ; une grande foule assistait à son service, car sa mort avait produit une impression très vive dans la population trifluvienne. Il était âgé de 32 ans.

M. Olivier Frigon, de la paroisse de Saint-Maurice, travaillant un jour à un pilier d’estacade, perdit l’équilibre et fut entraîné dans le courant. Personne ne se trouvait en état de le secourir, et sous les yeux de ses compagnons consternés il gagna rapidement vers la chute. On croyait bien que c’en était fait de lui, mais il est bon et sage d’espérer contre tout espoir. Notre bon ouvrier, au moment où il perdit l’équilibre, portait une varlope d’une main et une planche de l’autre, et, selon l’habitude des naufragés, il ne laissa pas échapper ces objets ; c’est à cette circonstance qu’il dut son salut. Il passa dans la chute avec la rapidité d’une flèche, mais la planche qu’il portait le protégeait contre le choc des pierres, et on alla le recueillir sain et sauf dans le grand remous dont nous avons déjà parlé.

Mais voici une autre anecdote que nous recommandons à l’attention et à la piété de nos lecteurs. Quelques personnes étaient parties de Saint-Maurice pour aller faire visite à des colons nouvellement établis à Sainte-Flore. Il n’y avait pas encore de curé dans cette paroisse, ni, à plus forte raison, dans la paroisse des Piles. Le dimanche arrivé, nos promeneurs voulurent se donner une petite récréation : Nous allons traverser aux Piles, se dirent-ils entre eux, pour manger des framboises. Ils montèrent dans un canot, et un homme s’emparant du seul aviron qu’il y eût, fit partir la nacelle. On était au milieu de la traversée, lorsqu’un accident vint jeter la consternation dans ce groupe si joyeux : l’aviron se cassa, et il ne resta dans les mains du canotier qu’un petit bout de manche tout à fait inutile. Un cri de terreur s’échappa de toutes les poitrines, et comme on s’aperçut que le canot se dirigeait déjà vers la chute, tous les passagers se précipitèrent à l’eau. Mais le fleuve fut sans pitié : nacelle et passagers furent engloutis dans le gouffre.

Il y eut cependant une exception : Vitaline Duchesny épouse de John Thomelson se voyant au moment de périr, prit son scapulaire et s’adressant à la mère de Dieu : « Sainte Vierge, » lui dit-elle, « je sais que vous avez fait beaucoup de miracles par votre scapulaire, eh bien ! vous allez en faire un pour moi aujourd’hui ; je vous en prie donc, sauvez-moi de l’eau en ce moment. » Au lieu de suivre le fil de l’eau, elle fut alors poussée par une main invisible, et se rendit tranquillement au rivage.

Cette femme est encore vivante, elle rend gloire à la Sainte Vierge, et elle ne manque pas de recommander la dévotion au scapulaire de Notre-Dame du Mont-Carmel.

J’aurais peut-être pu trouver d’autres anecdotes dans la mémoire tenace des vieillards du Saint-Maurice, mais je préfère laisser mes lecteurs sous la bienfaisante impression de celle que je viens de leur raconter.

Les Piles ont un joli petit nom en algonquin : Kawichetawakachiche, ce qui veut dire portage vaseux ; il paraît donc que nos frères algonquins trouvaient rarement le chemin sec lorsqu’ils transportaient leurs canots en cet endroit.

Dans le remous des Piles la pêche est assez abondante : on y prend du doré, du brochet, de l’anguille, etc. Mais si le poisson ne manque pas, les pêcheurs jeunes et vieux manquent encore moins, comme on peut le comprendre en considérant que le village est à deux pas d’ici. Nous avançons et je remarque à chaque instant que les montagnes sont moins hautes qu’au-dessus des Piles : nous marchons vers la plaine, on le voit bien. Une butte de sable paraît au milieu de la rivière, ayant sur son sommet plusieurs bûches qui semblent se chauffer au soleil ; cette butte est le résultat du ralentissement des flots, et son peu d’étendue suffirait pour prouver que la chute n’a pas une grande importance.

Mais voyez donc cette île qui s’élève comme un bouquet au milieu des ondes ; c’est l’île de Mme Boyce, ainsi appelée du nom de son premier propriétaire ; elle appartient aujourd’hui à M. Alexis Leblond. La terre y paraît de bonne qualité.

À notre gauche voici l’entrée de la crique des Plaines. Un nommé Beaulieu s’est noyé à la pointe qui avoisine cette crique : on retrouva son corps dans une eau peu profonde et à six pieds du rivage.

Plusieurs îles s’étendent et sourient au beau soleil qui commence à luire : c’est d’abord une autre île de Mme Boyce, puis l’île à Marchand, l’île à Dontigny, etc. Dans ces endroits-ci, les îles portent tout simplement le nom de leurs propriétaires.

Les montagnes disparaissent peu à peu, le terrain est beau, plan, couvert d’arbres de la plus forte venue. Les colons paraîtront, un jour ou l’autre, sur ce rivage qui appelle leur cognée. En attendant, les oiseaux font entendre dans les grands bois le plus délicieux concert, et nous voguons au chant de ces ménestrels des solitudes. Nous voudrions que la pirogue allât plus lentement, il est si doux d’entendre cette musique pure et céleste. Mais bientôt nous apercevons la maison de M. David Dontigny, de Ste-Flore : la colonisation n’est donc pas loin de nous ; il nous semblait qu’il en devait être ainsi.

Nous voyons à notre gauche la crique à Sauvageau, et auprès de cette crique une anse assez remarquable. Plus loin, nous apercevons dans la rivière un ouvrage de main d’homme : cela surprend un peu au milieu d’une nature aussi sauvage. Cet ouvrage est une aile, une espèce de petit batardeau, pour empêcher le bois de flottage de tomber dans un mauvais trou. Mais tiens, nous ne pouvons passer outre ; voilà que mon guide conduit la pirogue à terre. Alerte sur le rivage ! nous sommes déjà aux Petites Piles.