Deux voyages sur le Saint-Maurice/02/06

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P.V. Ayotte (p. 203-205).

DU RAPIDE DES HÊTRES
À la Chute de Chawinigane

Donc il faut faire un nouveau portage. Comptez bien sur vos doigts : c’est le troisième, n’est-ce pas ? depuis le pied des Grandes Piles.

Mon guide se coiffe de son canot, je porte mon petit sac de voyage, et nous voilà partis dans un beau chemin, à travers le bois. Nous passons auprès des débris d’un campement : il y a des piquets pour les tentes, des pierres pour le foyer et un peu de cendres éteintes. Qui comptera le nombre de voyageurs qui ont pris ici le repos de la nuit ?

Les cousins, ou, pour parler à la canadienne, les maringouins ne sont pas tous morts. Dans la grande forêt, le vent ne se fait pas sentir ; ils s’en viennent donc nous faire leurs visites de cérémonie. L’un entre dans le pavillon de mon oreille droite, un autre me caresse l’oreille gauche, un autre semble vouloir faire une exploitation agricole sur mon cou, cet autre n’est pas du tout porté au vertige, et il s’établit hardiment sur le bout de mon nez. Je tiens une de mes mains libre, et je me défends en diable, tout en allant presque à la course, car le canot qui marche maintenant la gueule en bas s’avance avec une grande vitesse, et je ne veux pas le perdre de vue. Les sueurs perlent sur mon front, et un petit ruisseau commence à couler entre mes deux épaules, mais ça ne peut pas durer si longtemps. Enfin nous débouchons sur la rivière, au pied du rapide des Hêtres.

Ce rapide prend son nom des hêtres qui se trouvent sur une montagne voisine, du côté de Notre-Dame du Mont-Carmel. Il a plus de hauteur que les Grandes-Piles, plus aussi que les Petites-Piles, mais la pente des eaux y est un peu plus douce. M. Elzéar Gérin qui le sautait en 1871, le qualifie ainsi :

« Pas plus formidable que les Petites Piles, mais beaucoup plus embarrassé. Selon la mode suivie sur le Saint-Maurice, le rapide des Hêtres est partagé en trois courants ; celui du milieu est le plus considérable. Au bas, le mouvement des eaux est terrible à voir. »

Le vent souffle à l’arrière de notre pirogue, et nous partons avec la rapidité d’une flèche. Quelques maringouins s’obstinent à rester près de nous ; mais nous en tuons deux ou trois, et les autres sont obligés de déguerpir.

Le fleuve est toujours large et beau ; le pays paraît un peu sauvage, mais les vaches qui ruminent tranquillement sur le rivage nous font bien voir que les habitations ne sont pas éloignées.

En regardant devant nous il nous semble que la rivière se trouve brusquement bouchée à quelques arpents de nous ; cela se voit de temps en temps sur le Saint-Maurice, car il lui arrive de changer subitement de direction, comme un homme qui a perdu sa route.

Il y a quelques îles sans importance qui se trouvent ici sur notre passage. Et comme j’aperçois, sur notre droite, une pointe de terre bien plane, bien boisée d’ormes, de frênes et d’érables, je demande à mon guide comment on appelle ce superbe endroit ; il me répond : « C’est la pointe à Bernard, mais pour moi, ajoute-t-il, je l’appellerais plus volontiers la pointe de la Tempête. Voici pourquoi :

« Il y a plusieurs années, nous travaillions dans ces endroits-ci au flottage du bois, et nous étions fort incommodés par les mouches et par la chaleur. Un de nos compagnons, après avoir sacré comme un homme en délire, et maudit tout ce qu’il y a de plus saint, se mit enfin à invoquer le diable pour qu’il fit souffler le vent. Selon une pratique suivie par nos blasphémateurs les plus avancés, il offrit un sacrifice au démon, et jeta pour cela son sac à tabac, puis son couteau de poche dans les flots, alors il nous annonça avec assurance que le vent allait souffler.

« Cependant le jour commençait à baisser, nous abordâmes à cette pointe et nous dressâmes nos tentes pour y passer la nuit. Vers onze heures, il s’éleva une tempête, la plus effroyable que j’aie jamais vue de ma vie. Nos tentes furent déchirées, et nous restâmes exposés au vent et à la pluie. Le calme revint avec le jour, mais nous étions trempés jusqu’aux os, et nous n’avions pas clos l’œil depuis onze heures. J’ai gardé le souvenir de cette nuit terrible, et voilà pourquoi je voudrais appeler ce lieu la pointe de la Tempête. »

Mais qu’y a-t-il donc ? On peut à peine comprendre quelle est la direction du fleuve : il serpente, il se perd au milieu de plusieurs îles verdoyantes. Sachez bien le comprendre, mon cher lecteur : le Saint-Maurice se cache, il se recueille, parce qu’il médite son chef-d’œuvre ; encore un instant, en effet, et il va former son Niagara, la belle chute de Chawinigane.

Nous passons le premier pilier des estacades, qui paraît là comme la première sentinelle d’un camp bien tenu. La maison de M. Basile Thibault s’élève blanche et coquette au milieu d’une nature sauvage. À notre droite s’avance une crête de rocher couverte de jeunes arbres, à notre gauche le fleuve, qui a réuni ses eaux, forme une anse magnifique.

Écoutez, écoutez ces voix et ces mugissements qui nous arrivent comme du fond d’un abîme. Il faut être prudent, ici, il faut être prudent. La pirogue va frôlant le rivage, puis M. Maurice saute prestement à terre : Nous sommes à Chawinigane, c’est notre quatrième portage.