Deux voyages sur le Saint-Maurice/02/07

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P.V. Ayotte (p. 206-208).

LE PORTAGE ET LE DÎNER

Tout vaisseau qui descend ou qui remonte le Saint-Maurice doit faire portage à Chawinigane. En contournant la pointe de rocher qui est à notre droite, nous aurions un beau chemin, c’est le portage ordinairement suivi ; mais j’avais dit à mon guide que j’aimais à passer par le portage des Prêtres, c’est-à-dire à traverser le rocher tout droit ; il ne se fit pas prier, et partit dans cette direction.

Ce portage est un peu rude, mais c’est le portage des anciens missionnaires, de là le nom qu’il porte ; il est encore bien tracé, quoique bien peu de personnes s’y aventurent aujourd’hui.

M. Maurice, son canot sur la tête, prit la droite, en s’accrochant aux branches pour grimper ; moi je me lançai au milieu de l’ancien chemin. Je cherchais la trace des anciens missionnaires ; j’étais ému, et j’avais envie de baiser cette terre sanctifiée par les pieds des martyrs. J’avais à peine fait vingt pas en gravissant la pente, que les deux pieds me glissèrent tout à coup, et il me fallut faire un effort terrible pour m’empêcher de tomber à plat ventre. La pluie de la veille avait détrempé la terre, et le vent qui soufflait n’avait encore séché que la surface ; j’avais donc été trompé par l’apparence du sol.

Dans mes contorsions de circonstance, je me fis beaucoup de mal aux jambes, à tel point que je craignais de ne pouvoir aller plus loin sans le secours de mon guide. Cependant, après quelques instants de repos, je pus repartir cahin caha. Cet incident avait jeté un froid singulier sur mon enthousiasme. Après avoir été, au moins pendant quelques minutes, un pèlerin marchant avec componction sur la trace visible des martyrs, j’étais redevenu un voyageur vulgaire, aux bottines couvertes de boue, et laissant percer dans ses traits quelque chose qui ressemblait à de la mauvaise humeur. Les missionnaires, me dis-je enfin, ont eu bien d’autres épreuves à subir dans leurs lointains voyages, et je me mis à gravir l’escarpement, en cherchant les endroits solides pour y mettre le pied.

Au bout de quelques instants, nous étions en face de la baie de Chawinigane ; je vous parlerai bientôt de cette baie. Des milliers de bûches la couvraient littéralement, attendant au sein d’une espèce de sommeil que les flotteurs les dirigeassent dans le courant, pour descendre vers les scieries de la ville.

Deux hommes étaient assis près du rivage ; je leur adresse la parole, et j’essaie de me faire un visage souriant, mais ce n’est pas sans de grandes difficultés.

Nous remontons en canot. Je suis heureux de pouvoir donner du repos à mes jambes, mais je ne dis pas un mot de mon aventure ; la première confession que j’en aie faite, vous venez de l’entendre, et vous voyez que ça été une confession publique.

Nous sommes obligés d’écarter les bûches pour nous frayer un passage, c’est une besogne lente et qui demande beaucoup de précautions, surtout quand on n’est séparé des flots que par l’épaisseur d’une fragile écorce. Mais nous tombons enfin dans un espace libre, et alors nous cinglons rapidement vers la maison de M. Arthur Rousseau, gardien des estacades. Tout en marchant, nous regardons avec une espèce de frayeur l’énorme quantité de sable qui s’est déposée cette année dans la baie de Chawinigane.

Notre canot d’écorce est tiré sur le sable : repose-toi, bon petit canot, car tu as fait un bon service, tu as filé une bonne route. Nous ne regrettons pas de t’avoir choisi entre plusieurs autres.

M. Rousseau est enchanté de nous voir, et il donne des ordres pour préparer le dîner au plus tôt, car, dit-il, des voyageurs qui ont déjeuné à cinq heures du matin doivent avoir hâte de se mettre un morceau sous la dent. Il était alors onze heures de l’avant-midi.

Tandis que nous sommes à causer agréablement, M. N. Dagneau, comptable pour les travaux du St-Maurice, nous arrive des Trois-Rivières avec un compagnon. M. Dagneau va régulièrement, une fois par mois, payer leur salaire aux employés des estacades de Chawinigane, de la Grand’Mère et des Piles. Faire travailler les gens, ou les réprimander quand ils font des fredaines, cela ne le regarde pas ; il n’a qu’à payer en bel argent, de sorte qu’il est sûr d’être partout le bienvenu. Avouons que c’est un joli métier que celui de comptable pour les travaux du Saint-Maurice.

M. Rousseau croyait être seul au dîner, et voilà que nous allons être cinq à table. Nous n’étions pas attendus, mais tout de même la table se couvre de bon poisson et d’excellentes omelettes ; tous y font honneur sans aucune hésitation.

Une demi-heure de conversation après le dîner, et puis nous prenons place dans notre joli canot d’écorce et nous filons vers les Grès.

Mais, mais, s’écrie le lecteur impatienté, est-ce bien croyable ! Pas un mot de la chute ! Nous avons eu la patience de vous suivre dans votre petit voyage, exprès pour entendre parler de la chute de Chawinigane, la perle du Saint Maurice, et vous n’en dites rien !

St ! St ! mon ami ; sachez que je n’aime pas à me faire chicaner de la sorte. Nous allons vous satisfaire, mais nous avons bien notre temps ; le monde n’est pas pour finir dans une heure.