Dialogue entre un plaideur et un avocat/Édition Garnier

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Dialogue entre un plaideur et un avocat
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 23 (p. 493-496).

DIALOGUE
ENTRE
UN PLAIDEUR ET UN AVOCAT[1].

le plaideur.

Eh bien ! monsieur, le procès de ces pauvres orphelins ?

l’avocat.

Comment ! il n’y a que dix-huit ans que leur bien est aux saisies réelles ; on n’a mangé encore en frais de justice que le tiers de leur fortune : et vous vous plaignez !

le plaideur.

Je ne me plains point de cette bagatelle. Je connais l’usage, je le respecte ; mais pourquoi depuis trois mois que vous demandez audience n’avez-vous pu l’obtenir qu’aujourd’hui ?

l’avocat.

C’est que vous ne l’avez pas demandée vous-même pour vos pupilles. Il fallait aller plusieurs fois chez votre juge pour le supplier de vous juger.

le plaideur.

Son devoir est de rendre justice sans qu’on l’en prie. Il est bien grand de décider des fortunes des hommes sur son tribunal ; il est bien petit de vouloir avoir des malheureux dans son antichambre. Je ne vais point à l’audience de mon curé le prier de chanter sa grand’messe ; pourquoi faut-il que j’aille supplier mon juge de remplir les fonctions de sa charge ? Enfin donc, après tant de délais, nous allons être jugés aujourd’hui ?

l’avocat.

Oui ; et il y a grande apparence que vous gagnerez un chef de votre procès : car vous avez pour vous un article décisif dans Charondas.

le plaideur.

Ce Charondas[2] est apparemment quelque chancelier de nos premiers rois, qui fit une loi en faveur des orphelins ?

l’avocat.

Point du tout : c’est un particulier qui a dit son avis dans un gros livre qu’on ne lit point : mais un avocat le cite, les juges le croient, et on gagne sa cause.

le plaideur.

Quoi ! l’opinion de Charondas tient lieu de loi ?

l’avocat.

Ce qu’il y a de triste, c’est que vous avez contre vous Turnet et Brodeau.

le plaideur.

Autres législateurs de la même force, sans doute ?

l’avocat.

Oui. Le droit romain n’ayant pu être suffisamment expliqué dans le cas dont il s’agit, on se partage en plusieurs opinions différentes.

le plaideur.

Que parlez-vous ici du droit romain ? est-ce que nous vivons sous Justinien ou sous Théodose ?

l’avocat.

Non pas ; mais nos ancêtres aimaient beaucoup la chasse et les tournois, ils couraient dans la Terre Sainte avec leurs maîtresses : vous voyez bien que de si importantes occupations ne leur laissaient pas le temps d’établir une jurisprudence universelle.

le plaideur.

Ah ! j’entends ; vous n’avez point de lois, et vous allez demander à Justinien et à Charondas ce qu’il faut faire quand il y a un héritage à partager.

l’avocat.

Vous vous trompez ; nous avons plus de lois que toute l’Europe ensemble ; presque chaque ville a la sienne.

le plaideur.

Oh ! oh ! voici bien une autre merveille !

l’avocat.

Ah ! si vos pupilles étaient nés à Guignes-la-Putain, au lieu d’être natifs de Melun près Corbeil !

le plaideur.

Eh bien ! qu’arriverait-il alors ?

l’avocat.

Vous gagneriez votre procès haut la main : car Guignes-la-Putain se trouve située dans une commune qui vous est tout à fait favorable ; mais à deux lieues de là c’est tout autre chose.

le plaideur.

Mais Guignes et Melun ne sont-ils pas en France ? et n’est-ce pas une chose absurde et affreuse que ce qui est vrai dans un village se trouve faux dans un autre ? Par quelle étrange barbarie se peut-il que des compatriotes ne vivent pas sous la même loi ?

l’avocat.

C’est qu’autrefois les habitants de Guignes et ceux de Melun n’étaient pas compatriotes. Ces deux belles villes faisaient, dans le bon temps, deux empires séparés ; et l’auguste souverain de Guignes, quoique serviteur du roi de France, donnait des lois à ses sujets : ces lois dépendaient de la volonté de son maître d’hôtel, qui ne savait pas lire, et leur tradition respectable s’est transmise aux Guignois de père en fils ; de sorte que, la race des barons de Guignes étant éteinte pour le malheur du genre humain, la manière de penser de leurs premiers valets subsiste encore et tient lieu de loi fondamentale. Il en est ainsi de poste en poste dans le royaume : vous changez de jurisprudence en changeant de chevaux. Jugez où en est un pauvre avocat quand il doit plaider, par exemple, pour un Poitevin contre un Auvergnat !

le plaideur.

Mais les Poitevins, les Auvergnats, et messieurs de Guignes, ne s’habillent-ils pas de la même façon ? Est-il plus difficile d’avoir les mêmes lois que les mêmes habits ? Et puisque les tailleurs et les cordonniers s’accordent d’un bout du royaume à l’autre, pourquoi les juges n’en font-ils pas autant ?

l’avocat.

Ce que vous demandez est aussi impossible que de n’avoir qu’un poids et qu’une mesure. Comment voulez-vous que la loi soit partout la même, quand la pinte ne l’est pas ? Pour moi, après avoir profondément rêvé, j’ai trouvé que, comme la mesure de Paris n’est point la mesure de Saint-Denis, il faut nécessairement que les têtes ne soient pas faites à Paris comme à Saint-Denis, La nature se varie à l’infini ; et il ne faut pas essayer de rendre uniforme ce qu’elle a rendu si différent.

le plaideur.

Mais il me semble qu’en Angleterre il n’y a qu’une loi et qu’une mesure.

l’avocat.

Ne voyez-vous pas que les Anglais sont des barbares ? Ils ont la même mesure, mais ils ont en récompense vingt religions différentes.

le plaideur.

Vous me dites là une chose qui m’étonne. Quoi ! des peuples qui vivent sous les mêmes lois ne vivent pas sous la même religion ?

l’avocat.

Non, et cela seul prouve évidemment qu’ils sont abandonnés à leur sens réprouvé.

le plaideur.

Cela ne viendrait-il pas aussi de ce qu’ils ont cru les lois faites pour l’extérieur des hommes, et la religion pour l’intérieur ? Peut-être que les Anglais et d’autres peuples ont pensé que l’observation des lois était d’homme à homme, et que la religion était de l’homme à Dieu. Je sens que je n’aurais point à me plaindre d’un anabaptiste qui se ferait baptiser à trente ans ; mais je trouverais fort mauvais qu’il ne me payât pas une lettre de change. Ceux qui pèchent uniquement contre Dieu doivent être punis dans l’autre monde : ceux qui pèchent contre les hommes doivent être châtiés dans celui-ci.

l’avocat.

Je n’entends rien à tout cela. Je vais plaider votre cause.

le plaideur.

Dieu veuille que vous l’entendiez davantage !

FIN DU DIALOGUE ENTRE UN PLAIDEUR ET UN AVOCAT.
  1. Ce dialogue se trouve dans une édition de 1751 des Œuvres de Voltaire. (B.)
  2. Loys Le Caron, dit Charondas, avocat et lieutenant général au bailliage de Clermont en Beauvaisis, né en 1536, mort, en 1617, annota le Grand Coutumier de France, et publia les Pandectes du droit français. (G. A.)