Dialogue rustique « Vincent » (Verhaeren)

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Les Blés mouvantsGeorges Crès et Cie (p. 102-110).
DIALOGUE RUSTIQUE


 
VINCENT

Certes, je ne sens pas au plus profond de moi
Cette âpre foi
Qu’avait mon père
Et dans son clos et dans sa terre ;

Et quelquefois j’ai peur de ne comprendre point
Tout ce dont la campagne et le sol ont besoin ;
Lui, ne doutait jamais, tandis que moi, j’hésite ;
Il marchait lentement et je veux marcher vite ;
Sa volonté de pierre était rude au toucher ;
Il parlait peu : ce qu’il pensait restait caché ;
Le jour qu’il trépassa comme on rentrait les orges,
Il en voulut broyer, sous ses doigts, dans son lit,
Pour goûter leur saveur neuve, quelques épis.
Mais le grain âpre et sec lui resta dans la gorge,
Si bien qu’il s’en alla de trop aimer son champ.


PHILIPPE

Chacun suit son idée et chacun son penchant.


VINCENT

Mon père détestait et maudissait les villes
Et le bruit de leurs docks et le chant de leurs tours

Et le passage rouge et noir par les labours
De leur vie affolée et de leurs trains fébriles ;
Et lorsqu’il s’y rendait, aux jours de la Saint-Jean,
Pour livrer son bétail et toucher son argent,
Jamais il ne chaussait ses bottes forestières
Sans y jeter d’abord un peu de notre terre,
Pour demeurer chez lui, tout en marchant là-bas.


PHILIPPE

Chacun suit son idée et ne se doute pas
Qu’on peut penser, à ses côtés, mieux qu’il ne pense.
Mon père avait aussi sa rage et sa démence,
Mais aucun de ses fils n’a suivi son erreur :
Et l’un s’en est allé par delà l’Équateur,
On ne sait où, très loin, en un coin d’Amérique,
Sous un sol de volcans chercher l’or sulfurique ;
Un autre achalanda dans le faubourg voisin
Un cabaret fleurant la bière et le gros vin ;

Un autre est devenu courtier ; un autre encore
S’angoisse en une banque où des comptoirs sonores
Retentissent, dit-il, du bruit de l’univers.
Moi seul, je suis resté, du printemps à l’hiver,
Celui qui tord son gain de sa terre rebelle,
Mais dont le cerveau s’ouvre aux recherches nouvelles.


VINCENT

C’est grâce à vous que j’ai fumé mon champ vivant
Avec l’engrais subtil que compose un savant,
Et que sur le coteau ployé comme une échine,
Mes quatre chevaux noirs traînent l’ample machine
Dont la hâte précise et le jeu net et sûr
Moissonnent tout mon seigle, en un jour, sous l’azur.
Ah ! qu’ils sont loin les temps où s’en venait mon père
Avec sa femme et ses cinq fils, faucher sa terre.



PHILIPPE

Au chant du coq, tous les matins
En des cruches de cuivre et des boîtes d’étain,
Je verse et je mesure un lait pur et crémeux.
Ma charrette peinte de bleu
Conduit vers la grand’ville et ses mille maisons
Cette liquide et vierge et blanche cargaison.
Je fais claquer gaîment mon fouet aux carrefours,
Les servantes, aux sabots clairs, aux jupons lourds,
Pour que ma main les serve accourent sur leur seuil.
Mon rire et mon salut leur font joyeux accueil,
Et je dispense ainsi à l’immense cité,
Contre du bel argent, pièce à pièce compté,
Un peu de la rustique et plénière santé.
Mon travail fait, je m’en reviens par les quartiers
Où dans l’ample fureur des brasiers et des flammes,
Les forgerons vainqueurs donnent comme une autre âme,
Au corps rouge et brûlant du fer et de l’acier.

Oh ! les multiples dents et les fines jointures
Des instruments parfaits qu’on destine à nos champs,
En ai-je étudié la pointe et le tranchant,
Et la flexible et résistante architecture !


VINCENT

Écoutez-la ronfler et rythmer son effort
Au milieu de la plaine où les orges s’effilent,
Ma faucheuse dont le timon est orné d’or :
Sa marche est régulière et son aile mobile
Rabat, à coups égaux, les épis sur le sol.
On dirait un oiseau qui s’essaye en son vol,
Mais à fleur de sillon et sans quitter la terre.
Déjà, elle n’est plus l’intruse autoritaire,
Qui, l’an dernier, s’en vint régner sur nos travaux.
Mes doigts ont assoupli ses rouages nouveaux
Et sa force docile a compris ma pensée.
Quand je la vois, l’hiver, sous mon hangar, tassée

Dans l’ombre, avec ses dents et ses fermes essieux,
Auprès des chariots, des faux et des faucilles,
Je sens bien que l’accord s’est fait, dûment, entre eux
Et qu’ils font aujourd’hui une même famille.


PHILIPPE

Il ne faut point haïr tout ce qu’on fait là-bas
De neuf et de puissant dans des usines rouges.
L’homme avisé sait bien que tout change et tout bouge
Et que rien n’est plus sot que de ne vouloir pas
Regarder du côté d’où s’élèvent les villes.
Grâce à elles, les gens d’ici sont moins serviles
Et combinent leur gain mieux qu’au temps des aïeux.
Si quelque train brutal coupe nos champs en deux,
Il paye à beaux deniers le droit de son passage
À travers la splendeur de nos clairs paysages.
Peu me chaut qu’au village on me traite de fou
Si l’étranger m’achète un arpent de ma terre

Plus cher qu’homme d’ici jamais ne le pût faire ;
Tout profite à celui qui s’arrange de tout.


VINCENT

Que vous ayez raison, je l’affirme à cette heure
Où grâce à vous mon clos a doublé son rapport.
Je voyais trop, jadis, comme voyaient les morts
Qui vivaient avant moi dans ma vieille demeure
Et dont les pas ont lentement usé mon seuil.
À vivre trop de leur pensée et de leur deuil
On s’abandonne au sort, et pour l’œuvre nouvelle
On se sent le bras lourd et lourde la cervelle.


PHILIPPE

Le vieil esprit des champs
Comme le chaume a fait son temps ;
Armez-vous de pensers fermes et téméraires,
Comme nos toits et nos auvents

Se sont vêtus contre le vent
D’une armure de tuiles claires ;
Sinon passez et taisez-vous
Et laissez croire à ceux qui déjà vous méprisent
Que l’ombre et le soleil et la pluie et la brise
Ne sont plus faits pour vous.